Cette semaine se déroule en Norvège l’exercice Trident Juncture, regroupant 45.000 hommes, soit le plus important exercice de l’OTAN depuis la fin de la guerre froide. Il fait suite à l’exercice Vostok2018, organisé en Siberie orientale par les forces russes, là encore le plus important exercice depuis 1981, avec 300.000 hommes mobilisés.
Ces exercices ne sont pas de simples conjonctions de calendrier, mais sont révélateur d’une aggravation rapide du risque militaire touchant l’Europe et la France. Dans ces conditions, la LPM 2018-2025, qui a été voté il y a juste quelques mois par le parlement, répond-elle à ces évolutions, ou est-elle d’ores-et-déjà obsolète ?
Evolution rapide du contexte géopolitique international
En seulement quelques mois, de nombreuses zones de frictions intenses sont apparues sur l’ensemble de la planète, principalement dans une opposition entre l’occident et le couple sino-russe : guerre commerciale, démonstration de forces, postures agressives. Ces tensions s’ajoutent aux tensions antérieures, comme celles avec l’Iran, en Afrique Sub-Saharienne, ou au Levant, mais en ont également engendrées de nouvelles, en Afrique, sur la bande indopacifique, et même en Europe. Enfin, certains pays, au grès d’évolutions politiques, se sont éloignés de leurs alliés traditionnels, comme la Turquie, dont la position aujourd’hui sur la scène internationale interroge sur son appartenance à l’OTAN.
A cela d’ajoute des efforts très importants en matière d’équipements et d’entrainement des forces, notamment en Chineet en Russie, dans une dynamique qui n’a rien à envier à la course aux armements durant la guerre froide.
Enfin, ces pays ont entrepris de développer des équipements de Défense très modernes, et proposant des performances dépassant celles des équipements en service dans les forces occidentales, comme des armes hypersoniques, des radars basse fréquence ou quantique, des dispositifs de brouillage de nouvelle génération.
Ainsi, en projetant la croissance de la puissance militaire chinoise et russe dans les années à venir, il apparaît qu’une période de grande vulnérabilité apparaitra entre 2030 et 2040, notamment en Europe.
Ces constatations ont amené plusieurs officiers généraux à considérerl’hypothèse d’un conflit majeur entre nations technologiques comme possible, voir commeprobable à moyen terme. On parle alors de conflit de haute intensité.
Des documents cadres contestables et obsolètes
L’hypothèse du conflit haute intensité est presque absente de la LPM 2018-2025, qui concentre ses investissements sur la régénération des forces usées par 10 années d’interventions répétées en Afghanistan, en Lybie, au Mali, en Centre-Afrique, en Irak et en Syrie, pour ne citer que les plus importants théâtres. Or, l’ensemble de ces conflits avait pour point commun d’être de basse intensité, les forces françaises s’opposant principalement à des forces insurrectionnelles comme au Levant ou au Mali, ou dépassées technologiquement comme en Lybie.
La nouvelle LPM est construite sur la base de deux documents cadres, le Livre Blanc sur la Sécurité et la Défense Nationale de 2013 et la Revue Stratégique 2017, deux documents aujourd’hui clairement dépassés par les évolutions du contexte géopolitique mondiale.
Le LBSDN2013 a été rédigé avant l’intervention Russe en Crimée, avant l’avènement de Daesh en Syrie et en Irak, avant l’intervention française au Mali, et avant le coup de force chinois en mer de Chine. De fait, il préconise un format des forces issu des appréciations très en vogues en 2012-2013 dans les milieux politiques et économiques : Les bénéfices de la Paix. Il faut rappeler qu’au moment de sa rédaction, le ministère des Finances poussait pour appliquer le plan « Z », à savoir réduire la force militaire française à une force de dissuasion, et une force expéditionnaire de 30.000 hommes. Fort heureusement, en partie en raison d’un coup de force des chefs d’Etat-Major du moment et du ministre de la Défense, Jean-Yves le Drian, cette hypothèse ne fut pas retenue.
Après son élection en 2017, le président Macron ordonna la conception d’une Revue Stratégique pour servir de cadre à la conception de la nouvelle LPM 2018-2025. Mais deux contraintes entravèrent sévèrement son efficacité, l’impossibilité de remettre en question le Livre Blanc, et la trajectoire financière déjà établit. En soit, la RS2017 n’a donc servit que de pré-cadre à une LPM dont les grandes lignes étaient déjà tracées, et qui ne remettait pas en cause le format, donc les bases de défense, imposés par le Livre Blanc.
Une LPM dépassée
Tout naturellement, la nouvelle LPM se retrouve en décalage avec les évolutions récentes des contextes géopolitiques et sécuritaires, et ignore en grande partie le retour du risque haute-intensité. Ainsi, les forces terrestres ne disposeront, en 2025, que de 200 chars lourds Leclerc, de 120 systèmes d’artillerie automoteurs, et de moins de 80 hélicoptères de combat tigres. Il s’agit, à titre d’information, de la dotation moyenne d’une seule division blindée russe ou chinoise.
Les forces navales ne sont pas épargnées, avec 12 frégates de 1errang en 2025 effectivement en fonction sur les 24 réclamés par la Marine pour assurer ses missions, et moins de 20 bâtiments de surface de combat seront en service. L’hypothèse d’un second porte-avions a été repoussée au delà de la durée de vie du Charles de Gaulle, et la flottille d’avisoest tout simplement sortie des inventaires.
L’armée de l’Air, enfin, verra son nombre de chasseur encore diminuer, pour tendre vers les 185 chasseurs prévus par le Livre Blanc, soit undéficit de 90 appareilssimplement pour couvrir la pression opérationnelle actuelle. Parmi ces 185 appareils, 60 Mirage 2000D modernisés à minima, ne pourront être employé en conflit de haute-intensité, en l’absence d’avions de guerre électronique non planifiés.
Enfin, les programmes qui permettraient de renforcer sensiblement les forces pour le combat de haute intensité, comme le SCAF et le MGCS, ont un calendrier prévoyant une entrée en service au delà de 2035, créant de fait une période de grande vulnérabilité entre 2030 et 2040.
Il faut noter que la situation est la même dans la grande majorité des pays européens occidentaux. La planification en cours est pour eux comme pour nous, encore basée sur des considérations économiques, et non sur des considérations opérationnelles et sécuritaires.
Redéfinir la méthodologie de la programmation militaire française
Le décrochage de la planification de la Défense nationale que nous constatons aujourd’hui n’est pas le seul résultat d’un bouleversement rapide des équilibres géopolitiques. Il est également lié à la méthodologie utilisée pour la conception même de ces documents.
En effet, une Revue Stratégique doit, par nature, proposer une analyse objective et indépendante des menaces et évolutions probables de celles-ci dans un futur proche, sans devoir respecter un cadre politique ou budgétaire. Le Livre Blanc, quand à lui, a pour fonction de proposer une réponse cohérente à ces menaces, là encore, de façon indépendante et objective. La LPM, elle, effectue les arbitrages jugés nécessaires pour respecter les impératifs politiques et économiques du gouvernement élu.
Si le pouvoir politique encadre les RS/LBSDN lors de leurs rédactions, puis utilisent ces documents pour justifier de ses arbitrages, ils perdent naturellement leurs raisons d’être, à savoir apporter la meilleure perception des enjeux et des besoins au pouvoir politique.
Vers une nouvelle LPM « Haute-Intensité » Européenne ?
En tout état de cause, il apparait aujourd’hui très hasardeux d’attendre 2025, et la fin de la LPM en cours, pour prendre en compte la problématique haute intensité. Est-ce à dire qu’il faille nécessairement abroger la LPM actuel et en concevoir une nouvelle ?
Pas si sûr …
En effet, la menace de conflit haute intensité est aujourd’hui très spécifique, et ne concerne, peu ou prou, que la menace de conflit avec la Russie, éventuellement, la Turquie, et possiblement un éventuel conflit dans les Balkans. Quoiqu’il en soit, il s’agit de conflits qui seront traités au niveau supranational, par l’OTAN, ou par l’Union Européenne, la fameuse Europe de la Défense.
Or, pour beaucoup de pays européens, la problématique est la même. En outre, la LPM apporte des réponses à des besoins avérés, et qu’elle ne peut donc pas être ignorée. En conséquence, il serait possible d’imaginer une réponse européenne à cette menace, sous la forme d’une Revue Stratégique, d’un Livre Blanc et d’une LPM conçues conjointement par un ensemble de pays européenspour répondre, dans les délais requis, aux besoins de leurs forces armées.
Les initiatives de rapprochement franco-allemanddans les domaines des systèmes de combat aériens et terrestres, comme sur la patrouille maritime et les systèmes d’artillerie, constituent naturellement un socle adapté à la conception d’une telle initiative politique et industrielle européenne dans le domaine du combat haute-intensité en Europe centrale.
Conclusion
La réponse aux risques de conflit haute-intensité, qu’elle soit nationale ou européenne, ne peut attendre l’achèvement de la LPM en 2025, si elle veut assurer un équilibre salutaire des puissances militaires en Europe. Il sera donc nécessaire non seulement d’étendre ou de modifier la LPM actuelle, mais de redéfinir rapidement et « honnêtement » les documents cadres de la planification de Défense nationale.
Cela représenterait une excellente opportunité pour étendre les champs d’investigation des réponses potentielles à apportées, en y intégrant de nouveaux modèles économiques et sociaux, à l’échelle nationale comme européenne.
Quoiqu’il en soit, c’est la réponse au défi présenté ici qui définira, très probablement, la position et la sécurité de la France comme dans l’Europe pour les décennies à venir. Un rendez-vous avec l’histoire que les dirigeants européens ne doivent pas manquer !