Dans l’article « Suisse : 10 critères pour évaluer quel serait le meilleur avion de combat« , un des paramètres retenu pour l’évaluation était la « Rusticité », à savoir un agrégat de capacités permettant à l’appareil d’évoluer en situations dégradées : utilisation de pistes sommaires, équipes d’entretien réduites, résistance de la cellule et du moteur, capacité en absorber des dégâts et des dégradations. Ce paramètre peut paraitre étonnant aujourd’hui, alors que depuis de nombreuses années, les forces aériennes n’utilisent plus de pistes sommaires, et que la chaine logistique est au coeur de tous les déploiements de forces modernes.
Il semble en effet, au travers de plusieurs exemples récents, que cette notion redeviennent d’actualité dans certaines forces aériennes, au point de déterminer parfois le type d’appareils qu’elles souhaitent acquérir. Ainsi, les autorités Taiwanaises avaient expressément demandé l’autorisation d‘acquérir des F35B auprés des Etats-Unis, afin de pouvoir repartir ces appareils sur des terrains sommaires, et être ainsi en mesure de conserver des moyens aériens au delà de la première frappe chinoise sur ses bases aériennes. Israël avait également évalué cette option, mais préféra se porter sur l’acquisition de F15 supplémentaire, non qu’ils soient particulièrement capables sur piste sommaire, mais beaucoup plus simples et rapides à entretenir que le F35B. Coté américain, c’est la Garde Nationale qui vient de remettre au gout du jour les décollages et atterrissages sur piste sommaire avec ses A10 Thunderbolt II, avion rustique par excellence.
Dans ce domaine, comme dans d’autres, s’affrontent deux conceptions radicalement opposées de la puissance aérienne, et de la façon de l’utiliser. Pour les premiers, la force aérienne représente la force principale de l’action militaire. Elle ne peut, dès lors, perdre ni la supériorité aérienne, ni envisager de perdre durablement ses infrastructures, dans la mesure ou cela signifierait une défaite militaire globale. Cette approche est basée sur le paradigme d’un conflit de haute intensité de courte durée durant lequel la force aérienne porterait l’essentiel de la puissance de feu. C’est la base stratégique de l’OTAN aujourd’hui.
Les seconds envisagent un conflit beaucoup plus long, basé sur l’opposition des forces terrestres, conflit qui aurait vu les forces aériennes et leurs infrastructures neutralisées dans les premières heures du conflit. C’est la stratégie russe, qui repose sur l’élimination rapide des avions de soutien, comme les Awacs et les ravitailleurs par des attaques sous forme de raids utilisants des missiles très longue portée comme le R37M, puis la neutralisation de la force aérienne par les systèmes sol-air et les avions de chasse et d’interception. Il est ainsi interessant de remarquer que sur 1200 avions de combat en dotation dans les forces aeriennes russes, plus de la moitié sont exclusivement dédié à la supériorité aérienne ou à l’interception, alors que moins d’un quart le sont pour les missions d’attaque et de soutien.
Dans cette l’hypothèse, seuls les appareils pouvant évoluer en conditions détériorées, à partir de bases sommaires, avec des effectifs de maintenance réduits, seront en mesure de continuer à apporter une couverture ou un appuis aérien aux forces terrestres et navales engagées. On peut, en effet, penser que les bases aériennes comme les noeuds logistiques et centres de communication, seront les premières cibles des très nombreux missiles sol-sol à courte et moyenne portée Iskander, ainsi que des missiles hypersoniques Kinzhal russes.
On comprend, dès lors, pourquoi le critère de « Rusticité » d’un avion peut, à nouveau, représenter un rôle stratégique dans la construction d’une stratégie militaire défensive, comme pour Taiwan, et comme pour la Suisse, dans la mesure ou aucun de ces pays pays n’envisagera d’effectuer des frappes préventives indispensables pour espérer pouvoir employer leur pleine puissance aérienne dans le soutien de leur action militaire.