L’Europe de La Défense est un projet aussi ancien que celui de la coopération économique européenne, qui donnera la CECA, puis la Communauté Européenne, pour enfin devenir l’Union européenne aujourd’hui. Mais là ou les aspects économiques et réglementaires ont su être pris en charge au niveau supra-national, les aspects de Défense ont, eux, stagné sans jamais pouvoir dépasser le statut du projet de bonne volonté. Nous avons déjà abordé les limites de l’approche actuelle de l’Europe de La Défense, ainsi que les raisons pour lesquelles ce projet est désormais indispensable tant à la protection qu’à la pérennité européenne. Dans ce dernier article, nous aborderons donc la façon dont ces objectifs peuvent être atteints, en dépit des très nombreuses difficultés existantes entourant le sujet.
Cette approche repose en 7 points clés, qui vont définir le cadre dans lequel l’Europe de La Défense pourrait évoluer pour satisfaire aux atteintes des européens, comme aux exigences internationales.
1- L’ambition
Tout projet repose sur une ambition, et poser celle-ci comme un critère de succès de la construction de l’Europe de La Défense, peut paraitre, sinon dénué de sens, en tout cas, verbeux. Pourtant, c’est précisément cette ambition qui, aujourd’hui, fait principalement défaut. Non pas l’ambition de faire avancer le projet politiquement, nous avons vu que le président français comme la chancelière allemande ne manquaient pas une occasion pour dire leur détermination à le voir aboutir. Il s’agit là de l’ambition de répondre aux objectifs réels du projet, en premier lieu desquels celui d’être en mesure de protéger, de manière autonome, le continent européen, ses membres, et leurs intérêts, de toute agression extérieure.
Cette ambition est à la fois déterminante pour ce qui concerne le périmètre des actions à entreprendre, comme pour prendre conscience des moyens à y allouer. Elle est également indispensable pour fédérer l’adhésion des européens au projet, sans lesquels rien ne pourra se faire. Elle donne, enfin, une feuille de route claire et sans ambiguïté aux gouvernants, pour décider de la façon dont ils souhaitent se positionner. Plutôt que d’être le plus petit commun dénominateur européen, l’ambition qui porte l’Europe de La Défense doit être définie non pas par ce que l’on peut, ou croit pouvoir faire, mais par ce qu’il est nécessaire de faire.
2- La méthodologie
S’il est également un point défaillant aujourd’hui dans la construction de l’Europe de La Défense, c’est bien l’absence de méthode. Les communications et les ambitions de chacun s’entre-choquent sans logique, l’un prônant l’ouverture aux entreprises américaines, l’autre prônant la création d’une armée européenne, et tout le monde faisant le contraire de ce qu’il a dit. Comme pour l’ambition, la méthode employée pour construire et diriger l’Europe de La Défense se doit d’être lisible et claire pour les européens, de sorte à ce qu’ils puissent s’approprier le projet.
Et quelle ne serait pas la surprise, si, pour une fois, la méthodologie employée répondait à une structure efficace et normée, inspirée des normes ISO, reposant sur 4 étapes clés : Constat, Plan, Execution, Verification.
- le Constat, c’est la cause ayant donné naissance au projet, ou à ses sous-projets. Dans le cas macro-politique de l’Europe de La Défense, il s’agirait de la résurgence des menaces exterieures, la possible défaillance américaine, et le besoin de protection des intérêts de l’Union
- Le Plan, c’est la réponse qui doit être apportée au constat, pour être en mesure d’en traiter les conséquences. Il se décompose en deux parties, la première relevant la transcription du constat en objectifs, la seconde assurant la transformation des objectifs en expression de besoins.
- L’Execution, c’est la réponse politique apportée au plan, par l’allocation de moyens, qui peuvent être financiers, humains, légaux etc…
- La Vérification, comme dans tout processus normé, analyse conjointement le Plan et l’Execution, pour en évaluer l’application, mais également pour apporter des modifications nécessaires au processus lui-même.
Cette méthodologie, appliquée de manière incrémentale, permet non seulement d’avoir une lecture pertinente de l’ensemble du dispositif mis en place, mais contient ses propres mécanismes de régulation, de sorte à contenir les dérives possibles du système.
3- La gouvernance
La gouvernance de l’Europe de La Défense est, aujourd’hui, un des principaux points d’achoppement entre les différentes analyses portant sur le sujet. La Défense étant l’archétype du pouvoir régalien, elle ne doit pas se faire au détriment des prérogatives nationales de Défense, mais en parallèle, et en complément, de celles-ci. Et pour définir une structure de gouvernance adaptée à nos ambitions, comme à notre contexte, nous utiliserons la méthodologie présentée dans le point précédent.
Cette gouvernance se diviserait en effet en 5 acteurs agissant chacun à un niveau différent, de sorte à disposer d’une lisibilité optimum des processus mis en oeuvre :
- Un collège d’experts serait en charge de l’analyse des menaces, risques et contraintes portant sur l’Europe en matière de Défense, de sorte à pouvoir définir, de façon indépendante, une Revue Stratégique, document de référence de la construction de l’Europe de la Défense
- Un Etat-Major Européen, nommé par les pays membres, et composé de militaires, mais également d’universitaires, juristes, économistes … aura la charge de rédiger la première partie du Plan, à savoir l’expression de besoin, sous forme de Livre Blanc
- L’exécutif européen, en l’occurence la commission européenne, ou un éventuel ministère européen de La Défense, serait en charge de transformer ce Livre Blanc en Loi de programmation Européenne, avant de le transmettre aux gouvernants des pays membres.
- L‘exécutif national aura, alors, en charge la transformation de cette loi de programmation, tout du moins les parties le concernant, en programmation nationale, puis d’assurer le retour de cette LPE, éventuellement amendée, à l’exécutif européen.
- Le Parlement européen aura, lui, la charge de vérifier l’exécution du processus, et d’y apporter les modifications nécessaires pour assurer son bon fonctionnement.
Il faut noter que ce mode de fonctionnement, s’il ressemble, par les termes employés, à la méthodologie française, en diffère en de nombreux points. Ainsi, les Revues Stratégiques et les Livres Blancs ne sont pas des expressions politiques d’une ambition de Défense, mais le résultat de travaux indépendants, de la part d’experts nommés dans ce but. De même, la Loi de Programmation n’attribue pas de moyen, mais réparti entre les pays membres la responsabilité de l’attribution de ces moyens, de sorte à disposer d’un tout cohérent, et indépendant, des ambitions nationales, qui peuvent diverger dans certains cas. Enfin, le parlement européen n’a pas de rôle autre que législatif dans ce processus, limité à la vérification de celui-ci, de sorte à ne pas ajouter aux débats nationaux qui auront lieu.
Il faut noter que cette approche de la gouvernance de l’Europe de La Défense est très progressive et adaptative, puisqu’elle peut, dans un premier temps, se concentrer sur les aspects capacitaires purs, pour évoluer, par l’extension de la mission du collège d’experts comme de l’Etat-Major, vers des considérations beaucoup plus étendues, et stratégiques, sans jamais capter de prérogatives aux états, aux gouvernants, et aux parlements nationaux. Il s’agit de faire plus, pas de faire autrement…
4- Une nature inclusive
De part sa nature, sa sensibilité, et son ambition, l’Europe de La Défense ne pourra, dans la forme présentée ici, fédérer l’ensemble des gouvernements européens ab initio. Il est même probable que le nombre d’Etats disposés à intégrer un tel processus soit très limité à son lancement. Dès lors, la nature même du projet se devra d’être structurellement inclusive, et souple, de sorte à permettre aux Etats de s’y intégrer progressivement, et même parfois partiellement.
Mais cela suppose également que les acteurs initiaux aient l’ambition et, d’une certaine manière, les moyens, de répondre aux ambitions de celui-ci. En effet, des pays comme les pays Baltes, les pays d’Europe de l’Est, et même la Grèce, ne seront pas disposés à intégrer le processus au risque de se brouiller avec les Etats-Unis, qui aujourd’hui agissent, selon eux, comme leur assurance-vie face à la Russie, ou face à la Turquie. Car, ne nous leurrons pas, une telle initiative, si elle ne se fera pas contre l’OTAN, se fera en revanche au détriment du contrôle qu’exercent les Etats-Unis sur ces pays. Dès lors, pour être crédible, il sera indispensable que les pays du « premier cercle », soient en mesure de proposer des capacités d’intervention et de dissuasion comparables à celles que pourraient effectivement fournir les Etats-Unis, le cas échéant.
Il convient, sans se bercer de faux espoirs, de prendre conscience que l’Europe de La Défense ne pourra prendre son envol sans un renforcement important des moyens de défense, notamment conventionnels, de la France et de l’Allemagne, ses deux plus fervents supporters. Et ce ne sera que lorsque ces deux pays seront, ensemble, capables de déployer dans des délais courts, une force militaire suffisante pour constituer un obstacle crédible à tout aventurisme militaire, que les autres pays européens s’ouvriront à cette initiative.
5- Le volet industriel
L’industrie de Défense reste, dans cette approche, un enjeu majeur pour l’autonomie stratégique de l’Europe de La Défense. Mais le pilotage de ce volet devra, lui, être transformé pour répondre à la méthodologie globale. Et cette transformation sera importante …
En premier lieu, le volet industriel n’aura plus pour objectif de financer des programmes indépendants et limités dans le temps, mais de répondre à une stratégie globale d’équipements et de developpement technologiques, basées sur les documents de référence, la Revue Stratégique, et le Livre Blanc. En outre, ces développements devront satisfaire non pas quelques besoins isolés, à mi-chemin du lobbying industriel, mais de répondre aux besoins de l’ensemble des Etats, et de tous les théâtres. Ainsi, à titre d’exemple, le programme en charge des systèmes de combat aérien, ne pourra pas se limiter à un système financièrement accessible à une poignet d’états européens les plus riches, mais devra intégrer une gamme d’aéronefs répondant à l’ensemble des besoins, et des moyens, des européens.
Ce fonctionnement par gamme de produit, suppose également une planification à long terme, comparable à celle ayant cours en Russie, en Chine, ou aux Etats-Unis. Les Etats resteront évidemment maitre de leurs acquisitions, mais pourront, en privilégiant les équipements européens, bénéficier de mécanismes de contre-partie des recettes budgétaires perçues par les Etats produisant ces équipements. Ce mécanisme, basé sur la doctrine Défense à Valorisation Positive, permettra aux Etats européens choisissant des équipements d’origine européenne, et membres de l’initiative européenne de Défense, d’obtenir des remboursements pouvant atteindre 65% du montant total de la commande. Ce mécanisme permettra également d’éviter la surmultiplication arbitraire des acteurs de l’industrie de Défense, tout en étendant sensiblement les capacités d’équipements de tous les membres. A noter que rien n’empêche d’ajouter, à ce montant restitué, un abondement européen prélevé sur les fonds de l’UE, notamment pour les pays les plus en tension. Des mécanismes similaires pourraient être mis en place au niveau des programmes de défense européens, pour équilibrer les retours budgétaires et les dépenses effectives des états participants.
Cette approche, à long terme, favoriserait également la concentration des acteurs européens, en dehors de tout calcul national, de sorte à voir émerger des champions européens ayant la taille critique pour s’imposer face aux géants américains et chinois, sur la scène internationale. D’autres mécanismes, comme le fonctionnement en « programme de programmes » et la conception modulaire des programmes, permettraient de simplifier les processus d’exportation, tout en respectant les impératifs politiques nationaux.
Enfin, les flux financiers ainsi générés, permettaient, par l’instauration d’une taxe européenne, d’alimenter un fond dédié à l’Innovation et au developpement des technologies de rupture de Défense, abondé par les Etats Membres et l’Union européenne, de sorte à pouvoir disposer des moyens suffisants pour developper l’innovation disruptive de Défense sur le continent.
6- La Garde Européenne
Le point le plus polémique, aujourd’hui, concernant le projet d’Europe de La Défense, est sans conteste celui de la création d’une armée européenne, abordé par le Président Macron cet hivers, et par la Chancelière Merkel quelques jours plus tard. La création d’une armée à l’échelle européenne poserait, évidemment, de très nombreux problèmes, notamment de gouvernance, d’attribution des moyens, de captation des effectifs. La crainte de la majorité de ses détracteurs, en grande partie justifiée aujourd’hui, serait que ce projet se fasse au détriment des armées nationales, et finisse par amputer encore davantage les déjà trop faibles moyens dont disposent les armées nationales.
D’un autre coté, la position soutenue par ses promoteurs, est tout aussi justifiée. Selon eux, l’Europe de La Défense ne pourra prendre forme que le jour ou une armée européenne en assumera la représentation physique. Il est vrais que l’armée est, du point de vu sociétal, le catalyseur d’une nation, ou d’un groupe de nation. Ainsi, ce fut l’armée de libération populaire qui donna naissance à la Chine moderne, comme ce fut l’armée rouge qui fit naitre l’Union Soviétique. Et si la Russie retrouve son essence nationale, c’est avant tout autour de son armée. On peut même étendre la réflexion en disant que l’Europe ne deviendra l’Europe que le jour ou elle aura sa propre armée.
Le dialogue de sourds entre les pro et les anti armées européennes, ne prend compte, à aucun moment, de la nature exacte du besoin existant. Dans ce domaine également, l’application de la méthode définie ici même apporte une vision constructive du problème.
En effet, l’anticipation des résultats du constat fait par la Revue Stratégique, permet d’identifier que l’Europe manque cruellement de moyens mécanisés lourds susceptibles de s’opposer à une agression massive de haute intensité. Cette menace se caractérise par une probabilité faible, mais un enjeux très important, puisque la seule alternative pour y faire face, aujourd’hui, reposerait sur l’emploi d’armes nucléaires. Et la réponse à cette problématique précise est, traditionnellement, le recours à la conscription, peu envisageable à l’échelon européen, ou à des forces de réserves, sous la forme d’une Garde Européenne.
La Garde Européenne répondrait aux exigences des opposants au projet, puisque ne se construisant pas au détriment des armées nationales, qui garderaient leurs prérogatives. Son encadrement, matriciel, incorporerait une dimension nationale pour les aspects opérationnels, et une dimension européenne pour les aspects organiques, à l’image de la Garde Nationale américaine. En outre, ses missions seraient strictement encadrées, et limitées à La Défense du territoire européen. Son financement serait assuré par le ministère européen de La Défense, sur un fond en provenance de l’Union européenne, ne se déduisant pas, comptablement, des allocations faites aux armées nationales.
7- La dissuasion
Dernier point clé de la construction de l’Europe de La Défense, la Dissuasion est aujourd’hui une prérogative purement française dans l’Union européenne. Tous les pays européens ayant signé le traité de non prolifération, aucun n’est en mesure de developper, légalement, une arme nucléaire aujourd’hui, à l’exception de la France qui dispose, pour les mettre en oeuvre, de 4 sous-marins nucléaires lanceurs d’Engins, de deux escadrons de l’armée de l’air, et du porte-avions Charles de Gaulle.
Or, aujourd’hui, la dissuasion est une composante indispensable à la protection efficace du territoire européen. C’est d’ailleurs par cette même dissuasion, et notamment avec la bombe B61, que les Etats-Unis s’assurent de la fidélité des nations européennes depuis cinquante ans. Elle représente l’unique moyen de répondre à un chantage nucléaire, à l’image de celui que firent les Etats-Unis au Japon après le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki, pour obtenir la réédition du pays.
Dès lors, la construction de l’Europe de La Défense ne pourra se faire en faisant l’économie d’une extension de la dissuasion française à l’échelon européen. Mais il s’agit là tout autant d’un formidable atout pour la France, que d’un risque d’engrenage dangereux pour la nation. Là encore, les pro et les anti se déchirent depuis des mois, sans être en mesure d’apporter une solution.
Comme précédemment, la méthodologie est en mesure de débloquer le débat, puisque le besoin effectif, une fois les forces conventionnelles équilibrées grâce à la garde nationale, se limiterait à une posture visant à neutraliser ce chantage nucléaire préalablement cité. De fait, le risque d’engrenage, dans une posture purement défensive, serait beaucoup plus facilement contenu, notamment par un système de double-clé, comparable à celui employé pour les bombes B61 de l’OTAN. En outre, les pays membres accéderaient au statut d’acteur de la dissuasion européenne, sans délester la France de celui de décideur ultime.
Conclusion
Nous voilà donc au terme de cette série d’articles consacrée à la construction de l’Europe de La Défense. Son objectif n’était pas de définir un projet, mais de montrer que, par un changement de paradigmes, et par une approche méthodique, il était possible d’envisager une approche ambitieuse répondant aux enjeux de la sécurité de l’Europe du 21eme siècle.
Reste que ce projet, indispensable, ne pourra voir le jour que si la France et l’Allemagne parviennent à mettre de coté les postures politiques et les calculs à court terme, et s’ils s’entendent pour donner l’impulsion, l’ambition, et la structure requise pour atteindre un tel objectif. La France ne pourra pas fédérer seule autour d’elle sur ce projet, pas plus que l’Allemagne, et seul le couple franco-allemand aura cette force.