jeudi, décembre 12, 2024

Suspension des exportations d’armes : l’Europe peut-elle réellement peser sur l’offensive turque ?

Emboîtant le pas aux gouvernements néerlandais et allemand, la France a annoncé, ce samedi 12 octobre, sa décision de suspendre « tout projet d’exportation vers la Turquie de matériels de guerre susceptibles d’être employés[efn_note]Communiqué conjoint du Ministre de l’Europe et des affaires étrangères et de la Ministre des Armées, 12 octobre 2019[/efn_note] » en Syrie. Dans les faits, ce sursaut européen devrait vraisemblablement rester sans effet sur le bon déroulé de l’opération turque.

Débutée 6 jours auparavant, l’offensive de l’armée turque dans le nord-est de la Syrie se poursuit. Ayant d’ores-et-déjà provoqué le déplacement de 100.000 personnes fuyant les combats, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan mène une opération militaire dont l’objectif premier vise à neutraliser les combattants kurdes du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) – considéré comme terroriste par Ankara – et ceux du YPG (Unités de protection du peuple) – branche armée du PYD (Parti de l’union démocratique) syrien.

Or, les Kurdes syriens ont tenu un rôle crucial dans la lutte contre l’État Islamique et ses membres désormais détenus en nombre par les autorités kurdes, dont 2.000 djihadistes étrangers, pour certains originaires d’Europe. Alertant à maintes reprises contre une résurgence de l’État Islamique (EI) si l’offensive turque venait à se concrétiser, les Kurdes ne disposent pas d’effectifs suffisants pour à la fois combattre les forces armées turques et maintenir en captivité 10.000 combattants islamistes et leurs proches. À cet égard, l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH) a confirmé l’information selon laquelle une centaine de femmes et d’enfants de l’EI – de nationalité étrangère – se seraient enfuis du camp de Aïn Issa[efn_note]OSDH, « The pro-Turkey factions kill more citizens north of Al-Raqqah and more families of ISIS members flee Ayn Issa Camp », 13 octobre 2019[/efn_note], dans le nord de la Syrie, situé a proximité des combats entre forces kurdes et turques.

Pour les Etats européens qui ont soutenu les milices kurdes dans leur combat contre l’EI – à l’instar de la France et du Royaume-Uni qui ont déployé des forces spéciales sur le théâtre syrien – la situation est critique et le retrait américain pose la question du maintien de leurs forces. Un conseil restreint de défense s’est par ailleurs tenu à l’Elysée ce dimanche soir[efn_note]Laurent LAGNEAU, « Washington retire ses forces spéciales de la Syrie ; M. Macron réunit un conseil restreint de défense », in Opex360.com, 13 octobre 2019[/efn_note] et Paris devrait, dans les prochaines heures, prendre des mesures « pour assurer la sécurité des personnels français militaires et civils présents dans la zone »[efn_note] »Offensive turque en Syrie. La France annonce des mesures imminentes pour protéger son personnel en Syrie », in Ouest-France, 13 octobre 2019[/efn_note]. Au regard de la situation, plusieurs pays européens ont pris la décision de suspendre leurs exportations d’armements vers la Turquie, à l’instar de la Norvège, des Pays-Bas, de l’Allemagne et de la France. Toutefois, cette première salve de mesures relève plus de la symbolique que d’une véritable mesure de rétorsion à l’encontre de l’économie turque.

En effet, il convient de souligner la réalité suivante : l’Europe exporte peu de matériels militaires vers la Turquie. Cette dernière étant une importante productrice d’armements, les Européens exportent de facto du matériel répondant à des besoins capacitaires turques bien précis. Le plus gros du matériel français utilisé par la Turquie se résume à des hélicoptères Cougar (Airbus), des missiles MILAN et Eryx, ainsi que des avions de surveillance Meltem (Thalès) qui ne sont pas utilisés pour l’offensive au nord de la Syrie. Ankara ne figure même pas dans les 20 premiers clients de Paris, soit un montant de 461,7 millions d’euros entre 2009 et 2018. Bien loin des 11,3 milliards d’euros dépensés par Riyad sur la même période. Autant dire dérisoire, à peine un client.

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Hélicoptère AS532 Cougar CSAR de l’Armée turque, en camouflage gris

Chez notre voisin allemand, les proportions sont tout autres. La Turquie est l’un des plus importants acheteurs d’armes allemandes. Elle possède notamment plus de 350 chars Leopard 2A4 fabriqués par le groupe bavarois Krauss-Maffei Wegmann (KMW) et exportés depuis 2005 vers la Turquie[efn_note]Cecile BOUTELET, « L’embarrassant succès des armes made in Germany », in Le Monde, 27 février 2018[/efn_note]. Berlin avait déjà utilisé le biais de ces chars pour faire pression sur Ankara deux ans auparavant, bloquant alors le programme de modernisation desdits chars turcs[efn_note] »L’Allemagne fournit à nouveau du matériel militaire à la Turquie », in Nemrod-ecds.com, 2017[/efn_note]. Toutefois, bien qu’étant un fournisseur important d’Ankara, les volumes restent raisonnables, soit 250 millions d’euros pour l’année 2018 et 180 millions d’euros sur les quatre premiers mois de 2019.

De plus, l’industrie d’armement turque est considérée comme une base industrielle et technologique de défense (BITD) émergente, à l’instar de celle de l’Inde, du Brésil ou bien encore de la Corée du Sud. Elle commence à fabriquer des matériels de manière autonome et parvient même à les exporter. Cette dynamique peut s’expliquer par une volonté turque de se désengager d’une forme de dépendance à l’égard d’un matériel américain qui demeure encore prégnant au sein des forces armées du pays. Ainsi des sanctions économiques émanant de Washington[efn_note]AFP, « La Turquie s’expose à des ‘sanctions infernales’ venues de Washington », in Le Point, 10 octobre 2019[/efn_note] seraient bien plus à même de faire pression sur les autorités turques même si cette option paraît, à l’heure actuelle, peu plausible.

Mais bien que faisant souvent appel à des partenaires étrangers pour les équipements les plus importants (avions de combat, sous-marins, hélicoptères), la politique actuelle d’Ankara donne régulièrement la priorité à un maître d’oeuvre de nationalité turque pour les programmes d’armements. À titre d’exemple, l’avionneur Turkish Aerospace Industry – épaulé par BAE Systems – est à la tête du programme du futur avion de combat national de 5e génération, le TF-X[efn_note]Fabrice WOLF, « Les ambitions turques dévoilées avec la maquette du TF-X », in Meta-Défense, 16 juin 2019[/efn_note] (pour Turkish Fighter Experimental). Ce chasseur de combat a pour ambition déclarée de remplacer la flotte de F-16 turque – de manufacture américaine – forte de 250 appareils. Qui plus est, le pays mène, depuis le milieu des années 1980, une politique industrielle de défense et de modernisation ambitieuse de ses forces armées, un véritable modèle de développement fondé sur une volonté d’autonomie stratégique. En effet, par une politique d’offset – formidable levier pour acquérir des compétences et établir des entreprises – mais aussi une politique de financement de la R&D couplée à une incitation au développement de sa BITD, Ankara s’est attachée à créer une base industrielle nationale qui, bien que connaissant encore certains déficits capacitaires, porte aujourd’hui ses fruits en lui conférant une assise stratégique et politique plus solide sur le plan militaire[efn_note]Sofia LEFEEZ, « L’INDUSTRIE DE DÉFENSE TURQUE : un modèle de développement basé sur une volonté d’autonomie stratégique », Institut des Relations Internationales et Stratégiques, Avril 2017[/efn_note]. Ainsi, il n’est pas surprenant que les forces armées du pays soient équipées à hauteur de 60 % par la BITD nationale[efn_note] »La Turquie produit 60% des équipements de son armée », in Anadolu Agency, 15 septembre 2015 [/efn_note].

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Ainsi, à la lumière de ces développements et au regard du volume d’exportation en armements en provenance d’Europe vers la Turquie, les sanctions économiques décidées par Paris, Berlin, La Haye et Oslo n’auront aucun impact concret et ne freineront aucunement l’offensive turque. A y regarder de plus près, la réponse la plus pertinente réside probablement dans la suspension des exportations turques vers l’Europe. Le marché intérieur de la Turquie pouvant difficilement absorber plus de matériels issus de la production nationale, les industriels turques cherchent à accroître leurs parts de marchés dans les pays étrangers, notamment en Occident[efn_note] »Turquie : exportations records de l’industrie de la défense et de l’aéronautique », in Etablissement de la Radio et Télévision de Turquie, 7 octobre 2019[/efn_note]. Cibler la BITD turque et ses avancées dans le domaine technique et commercial constituerait dès lors une réponse plus forte à l’encontre d’Ankara. Pour l’heure, la réplique européenne reste minimaliste mais surtout disparate, principalement dirigée vers une opinion publique bien plus concernée par ce qui se passe en Syrie qu’au Yémen.

Axel Trinquier – spécialiste des questions de défense européenne.

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