Deux démonstrateurs de canon électromagnétique (ou railgun en anglais) furent présentés par des entreprises turques aux éditions 2017 et 2019 du salon IDEF (International DEfence Industry Fair). Ils peuvent tous les deux être des « game changer » pour la défense aérienne, le combat naval et la frappe dans la profondeur, voire stratégique, en mer Méditerranée s’ils pouvaient équiper des bâtiments de guerre turque au milieu des années 2020.
Les travaux turques au sujet des technologies électromagnétiques, notamment les unités de puissance à impulsions, auraient débuté dès 1972. Un premier démonstrateur fut mis au point en 2008. Mais ce sont les deux démonstrateurs présentés en 2017 et 2019 qui présentent le plus grand intérêt. ASELSAN (Askeri Elektronik Sanayi ou Industrie d’Électronique Militaire) présentait le Tufan au salon IDEF 2017 tandis que Yeteknoloji dévoilait le Şahi-209 à l’édition 2019 du même salon.
ASELSAN (Askeri Elektronik Sanayi ou Industrie d’Électronique Militaire) fondée en 1975 propose un canon électromagnétique léger : le Tufan, en développement depuis 2014. Deux utilisations opérationnelles sont proposées. La première est de pouvoir servir à terre comme pièce d’artillerie. La deuxième est une utilisation pour la défense anti-aérienne. Le Tufan pourrait être approvisionné en munitions intelligentes selon l’industriel. La pièce serait capable de tirer des obus d’environ 300 grammes jusqu’à 7250 mètres de portée et à une vitesse de 3000 m.s-1 (Mach 8,7).
L’emploi d’une telle pièce à bord d’un bâtiment de guerre ne semble pas avoir été évoqué publiquement. Les caractéristiques d’un tel canon électromagnétique pour la défense anti-aérienne à courte portée avec des obus tirés évoluant à des vitesses hypersoniques permettrait de prendre l’ascendant vis-à-vis des missiles anti-navires existants (subsoniques et supersoniques) mais également d’apporter une première tentative de réponse aux projectiles hypersoniques. Même les missiles manœuvrant ou hypersoniques conçus pour « stresser » les défenses en réduisant drastiquement le temps de réaction de la cible auraient à affronter des obus compensant cette réduction de temps de réaction par leur vitesse intrinsèque.
Le deuxième démonstrateur était présenté par Yeteknoloji. Il serait en développement depuis le mois de juillet 2018, ce qui paraît bien peu rapport aux efforts nécessaires à produire. Comparaison n’est pas raison mais, toutefois, l’air de ressemblance de ce démonstrateur turque avec le canon électromagnétique développé par l’Institut 206 du groupe d’aérospatiale CASIC en Chine interpellent. S’expliquent-elles par la seule convergence vers les mêmes choix techniques ?
Yeteknoloji présentait donc au salon IDEF 2019 son propre programme de canon électromagnétique : le Şahi-209. Ce nom ne fait rien de moins que référence à la pièce d’artillerie qui permis de percer les murailles de Constantinople lorsque la cité fut prise par l’empereur Mehmet II en 1453.
Le Şahi-209 existe d’ores et déjà en deux versions. Le Şahi-209 Block 1 possède une puissance d’1 mégajoule permettant de tirer une munition d’environ 300 grammes à près de 10 km. Mais c’est le Şahi-209 Block 2 qui s’avère être le plus intéressant. L’augmentation des performances est significative puisqu’il s’agit désormais d’un obus de 35 mm et d’environ 1000 grammes qui peut être tiré par un tube de sept mètres grâce à une puissance de 10 mégajoules jusqu’à une portée d’environ 50 km. Les premiers essais à terre ont été couronnés de succès, le Şahi-209 Block 2 étant même présenté à au moins une délégation de spécialistes le 9 octobre 2019.
Les prochaines étapes comprennent l’intégration du Şahi-209 Block 2 à bord d’un bâtiment d’expérimentation. La Turquie marche dans les pas de la Chine, première nation à avoir installé un tel démonstrateur à bord du LST Type 072III (Landing Support Tank ou Bâtiment de Débarquement de Chars) dès janvier 2018. Il est intéressant de remarquer que le canon de l’expérimentation chinoise est une pièce d’artillerie presque longue de 10 mètres, accompagnée par plusieurs conteneurs (EVP (Équivalent Vingt Pieds) disposés derrière. Et rien n’indique si le radier du LST Type 072III est occupé – ou non – par d’autres équipements. Les États-Unis d’Amérique sont la deuxième nation à avoir annoncé l’expérimentation d’un canon électromagnétique, probablement dérivé des essais de l’ElectroMagnetic RailGun (EMRG) de BAE Systems. Initialement prévu pour être installé en 2016 à bord d’un Joint High Speed Vessel (JHSV) de la classe Spearhead, le projet est relancé à la suite de l’apparition de l’expérimentation chinoise. Le choix du bâtiment et la date des essais américains ne sont pas encore connus.
Les expérimentations américaine et chinoise ont en commun d’essayer à la mer plutôt qu’un démonstrateur un véritable prototype d’une pièce d’artillerie navale électromagnétique. Les deux concurrents stratégiques visent une portée de plus ou moins 150 km, soit la portée la plus courante des missiles anti-navires subsoniques. À la différence des essais chinois, ceux de l’US Navy s’ils devaient finir par se mener à bord d’un JHSV auraient le mérite de pouvoir théoriquement être menés à de grandes vitesses : jusqu’à plus de 30, voire plus de 40 nœuds. Les deux nations visent un modèle de série paré à l’emploi vers 2025. Le candidat naturel en Chine pour accueillir cette pièce est une version adaptée des destroyers Type 055. Aux Etats-Unis ce serait un destroyer type Arleigh Burke Flight III. Ou bien les trois destroyers de classe Zumwalt.
De retour en Turquie, l’intégration des deux pièces d’artillerie – Şahi-209 Block 2 (combat naval, frappe dans la profondeur) et Tufan (défense anti-aérienne à courte portée) – permettrait à de futurs bâtiments de la marine turque de posséder deux avantages de supériorité militaire sur tous les autres bâtiments militaires évoluant en Méditerranée.
Le Şahi-209 Block 2 possède une portée moindre que celles visées en Chine et aux États-Unis (~ 150 km). Cela peut très bien convenir à un bâtiment léger et rapide usant des lignes furtives de sa coque afin de se rapprocher d’adversaires repérés par des systèmes extérieurs. Reste à observer si le deuxième lot de corvettes MİLGEM (MİLli GEMi ou bâtiment de combat national) pourrait être visé par l’intégration du Şahi-209 Block 2.
Autre hypothèse, les essais à la mer du Şahi-209 Block 2 seraient menés en parallèle de la mise à l’étude d’un Block 3. La progression des caractéristiques techniques entre les Block 1 (10 km) et 2 (50 km) a suivi un facteur 5 pour la portée et un facteur 3 pour le poids de l’obus. Un éventuel Block 3 rejoindrait les performances visées par les Américains et Chinois. Dans cette perspective, l’intégration nécessiterait un bâtiment aux dimensions plus importantes. L’hypothèse la plus probable est le programme des frégates de défense aérienne dont le calendrier peut aisément correspondre avec la disposition d’un canon électromagnétique au milieu des années 2020.
Le point bloquant est qu’il s’agit aussi de développer, en parallèle, un système intégré de production électrique afin que l’énergie nécessaire à l’alimentation du canon puisse être produite en continu, stockée et délivrée à la date quand l’ordre sera donné de tirer, par exemple en salves. La Turquie ne présente pas de programme de bâtiments de guerre fort d’une propulsion mettant en œuvre ces briques technologiques. Il y a matière à questionner la maturité des capacités industrielles turques afin de soutenir ces développements au milieu des années 2020. Viser le début des années 2030 paraît plus prudent.
Par rapport à la compétition stratégique entre Grecs et Turcs, Athènes pourrait reprendre l’avantage en admettant au service actif des Frégates de Défense et d’Intervention (FDI) dotées d’un radar à faces planes numérique. Celui-ci est capable de suivre des objets évoluant à vitesses hypersoniques mais aussi d’offrir une fonction de radar de contre-batterie. Les senseurs suivraient d’ores et déjà un éventuel canon électromagnétique, reste à parer les coups. Tout ceci obligerait Ankara à ne pas trop retarder son programme de frégates de défense aérienne devant être lancé depuis 1998.
Par ailleurs, un éventuel ajout à la programmation militaire turque de canons électromagnétiques pose la question des portées considérées quant à de futures possibles frappes stratégiques d’une côte à l’autre de la mer Égée. Et donc des capacités inter-armées quant à la défense aérienne vis-à-vis d’objets évoluant à des vitesses hypersoniques. La marine grecque demeurera donc demandeuse de bâtiments de défense aérienne répondant à ces menaces. Et probablement, par le phénomène d’imitation, aussi demandeuse de canons électromagnétiques.