La très respectée Heritage Fundation, un Think tank américain connu pour la pertinence de ses analyses, a publié début octobre son « 2020 Index of US Military strengths » qui dresse un état des lieux à date des forces américaines, et le compare à l’état de la menace constatée dans le monde. Ce nouvel opus offre une vision éclairante, et inquiétante, des équilibres militaires aujourd’hui, et de la réalité des menaces, comme des moyens d’y répondre, pour les Etats-Unis comme pour l’Occident. Le document de 500 pages dresse une analyse précise, forces par forces, théâtres par théâtres, des équilibres militaires, et de leurs évolutions dans un futur proche. Sans se livrer à un exercice prospectif discutable, il se cantonne aux informations connues et avérées, par ailleurs largement suffisantes pour justifier les conclusions de l’analyse :
Les forces américaines sont sous-dimensionnées de 30% en moyenne,
pour être en mesure d’assurer l’ensemble de leurs objectifs.
Pendant 25 ans, l’essentiel de la menace perçue par les Etats-Unis était représenté par les mouvements terroristes moyen-orientaux, l’Iran et la Corée du Nord. Elle est aujourd’hui concentrée autour de deux principaux rivaux, la Chine et la Russie. Si la menace que représente la Corée du Nord s’est technologiquement aggravée, le Think Tank estime que le pays, et son dirigeant, font preuve de moins d’agressivité vis-à-vis des Etats-Unis et de ses alliés, justifiant un classement de menace inférieur. La menace terroriste, si elle perdure, a toutefois été affaiblie par l’élimination de structures étatiques de l’Etat-Islamique en Irak et en Syrie, alors que le gouvernement Afghan a ouvert des négociations avec les mouvements talibans les moins radicaux. L’Iran, quand à elle, conserve le même potentiel de menace et de risques, de part des capacités militaires avérées, une position gouvernementale jugée agressive, et une situation géographique susceptible de nuire aux intérêts américains. Mais ces 3 menaces ont été éclipsées par celles émanant de Chine et de Russie, alliant une puissance militaire très importante, et des positions jugées agressives envers les Etats-Unis, ses alliés et ses intérêts.
Alors qu’en 2014, le président Obama qualifiait la Russie de puissance régionale, elle est, en 2020, considérée par la Fondation Heritage comme la seule force capable de menacer directement le territoire national américain, de manière stratégique comme conventionnelle. Avec 2750 chars de combat, 5100 véhicules de combat d’infanterie, 6100 transports de troupe blindés et plus de 4000 pièces d’artillerie, les forces terrestres russes sont parmi les mieux équipées en ce qui concerne les équipements lourds. L’entrée en service des nouvelles tenues Ratnik, de très nombreux missiles portables et de drones légers, et l’augmentation très sensible des entrainements à toutes les échelles, contribuent à sensiblement renforcer l’efficacité de ces forces. Le déploiement en zone de combat, en Syrie ou dans le Donbass, accentue ce phénomène.
La Marine Russe, si elle n’aligne que 35 navires de surface hauturiers combattants, emploie 58 sous-marins dont 10 SNLE, et 12 SNA, ainsi que 105 corvettes et patrouilleurs qui souvent emportent des armements lourds, comme le Missile de croisière Kalibr. Les forces aériennes russes disposent, quand à elles, de plus de 1200 avions de combat, et 350 hélicoptères de combat. A ces forces conventionnelles s’ajoutent 334 missiles balistiques intercontinentaux, des forces cyber très performantes, et une dimension spatiale significative. Si la Russie n’a pas montré de volonté de menacer directement les Etats-Unis jusqu’à présent, Moscou a montré de réelles ambitions vis-à-vis de certains pays ‘européens, notamment les pays baltes et dans les Balkans, dans le sud Caucase, ou en Arctique. Le pays a également largement renforcé ses positions en Mer Noire, en Mer Blanche, au Moyen-Orient ainsi qu’en Méditerranée orientale.
La Chine représente l’adversaire ayant le plus important potentiel militaire et économique face aux Etats-Unis. Paradoxalement, c’est en réduisant ses effectifs de plus de 280.000 militaires que l’Etat-Major chinois est parvenu à sensiblement augmenter le potentiel militaire du pays. L’augmentation de la puissance militaire chinoise repose sur un effort de modernisation sans précédant dans le pays, avec le glissement d’une doctrine défensive basée sur la force du nombre, à une doctrine offensive alliant équipements modernes et forces professionnelles. Concomitamment au developpement de ses forces armées, la Chine a également développé une industrie de Défense qui est parvenue, en 2 décennies, à passer d’une production d’équipements sous licence ou copiés, à des productions de materiels hautement technologiques de facture nationale, comme le Destroyer lance-Missile Type 052D, le chasseur léger J10, le char de combat Type 099.
Si Pékin continue d’acquérir certains équipements militaires, notamment auprés de Moscou (Su35, S400), le pays a désormais atteint une réelle autonomie stratégique, et un niveau technologique suffisant pour être considéré par la Fondation Heritage comme un adversaire disposant d’une puissance militaire comparable à celle de la Russie. La Chine ne peut pas menacer directement le sol américain continental, mais elle représente une menace croissante pour ses intérêts et ses alliés dans le Pacifique occidental et l’Océan Indien. Taiwan est évidemment au coeur des préoccupations américaines, mais Pékin a également des frictions importantes avec Tokyo, Jakarta, Séoul, et New Delhi. En outre, la flotte chinoise dans le Pacifique est désormais sensiblement supérieure à la 7ème flotte US (140 navires contre 50), qui ne peut rétablir la rapport de force qu’avec l’appui de ses alliés japonais, coréens et australiens.
L’analyse méthodique des capacités militaires de ses adversaires potentiels, et en tenant compte de l’hypothèse d’un possible double engagement dans le Pacifique face à la Chine, et en Europe face à la Russie, la fondation Heritage a évalué la puissance militaire nécessaire pour que les Forces Américains puissent, avec leurs alliés, neutraliser la menace :
- 50 brigades de combat pour l’US Army (35 aujourd’hui – 30%)
- 400 navires de combat et 624 avions de combat embarqués (290 aujourd’hui – 27%)
- 1200 avions de combat (951 aujourd’hui – 21%)
- 36 bataillons de Marines (24 aujourd’hui – 33%)
En outre, elle recommande de sensiblement augmenter la disponibilité des équipements, comme la préparation opérationnelle des forces, dans la mesure ou les forces russes comme chinoises ont fait d’importants progrès dans ces domaines.
Il est interessant de constater que, si le rapport de la fondation Heritage pointe certains besoins technologiques comme en matière de guerre électronique, de moyens cyber, d’artillerie ou dans le domaine spatiale , sa principale recommandation est de rétablir un rapport de force numérique. Cette vision rompt avec les doctrines encore employées par de nombreuses forces occidentales, notamment en Europe, qui considère que la technologie des équipements occidentaux est suffisante pour compenser un rapport de force numérique défavorable. Si la Russie n’aligne que 750.000 hommes dans ses forces armées, elle dispose d’une réserve opérationnelle de plus de 2 millions d’hommes, ainsi que des moyens de les équiper, notamment en équipement lourds (La Russie dispose de 6000 chars et 10.000 blindés prêt à l’emploi, bien que de génération antérieure). La Structure chinoise est plus difficile à évaluer, mais le potentiel démographique du pays est à ce point important que l’augmentation numérique de ses forces pourrait être à la fois rapide et très importante. Les forces occidentales, qui ne disposent que de peu de réserves, ont été ramenées à un format minimum en matière d’équipements, éliminant toute capacité pour répondre à une mobilisation de la part de l’un ou l’autre des principaux adversaires identifiés.
On note également que, en recommandant une telle augmentation de format des forces US, la Fondation Heritage considère qu’il est possible, et même probable, qu’un conflit entre grandes puissances technologiques se limite à un conflit conventionnel, sans avoir recourt aux armes nucléaires. Or, pour l’heure, de nombreuses doctrines militaires occidentales, notamment en France, considèrent une telle hypothèse comme improbable, et construisent donc leurs forces conventionnelles sur un paradigme taillé en brèche par le Think tank américain. On peut enfin se demander comment les dirigeants européens vont justifier le format actuel de leurs forces armées, et un objectif d’effort de Défense à 2% du PIB, alors que les Etats-Unis devront, probablement, faire croitre leurs investissements de Défense au delà de 4%.