Comment l’évolution de la doctrine de possession des équipements peut permettre d’étendre le format des armées ?

A la fin des années 60 et les prémices des systèmes électroniques embarqués, les matériels militaires connurent une croissance très rapide de leurs performances et capacités. Dans le même temps, leurs couts d’acquisition et de mise en oeuvre connurent, eux aussi, une croissance dopée, dépassant de beaucoup l’augmentation des budgets militaires. Pour tenter de maintenir les formats et surtout les capacités opérationnelles, militaires et industriels entreprirent de s’appuyer sur deux caractéristiques rendues possibles grâce aux apports de l’électronique et de l’informatique, à savoir la polyvalence des équipements, et leur évolutivité pour en étendre la durée de vie efficace dans les forces. C’est ainsi que le Rafale français, conçu à partir du début des années 80, permit de remplacer à lui seul les 8 modèles de chasseur en service au sein des armées françaises, l’avion étant à la fois un chasseur de supériorité aérienne comme le Mirage 2000C et le Crusader, un avion d’attaque comme le Jaguar, le F1CT, le 2000D et le Super Etendard, un avion de reconnaissance comme le F1CR et l’Etendard IVP, et un avion de frappe stratégique comme le Mirage 2000N. En terme d’évolutivité, l’appareil de Dassault, qui continue d’engranger des commandes exports plus de 20 ans après son entrée en service, a connu pas moins de 5 standards itératifs à ce jour, du F1 de supériorité aérienne embarquée au F-3R multirole polyvalent, et continuera d’évoluer avec les prochains standards F4 et F5, amenant l’appareil au seuil de la 5ème génération.

L’extension de la durée de vie des équipements, grâce à l’évolutivité, ainsi que de leur polyvalence, permit aux planificateurs militaires de répondre aux problématiques de format et de capacités sous contraintes budgétaires, par ailleurs renforcées par les fameux « bénéfices de la paix » suite à l’effondrement du bloc soviétique. Les forces aériennes françaises, comme celles des britanniques ou des américains, connurent de profondes réductions de format atteignant 65% pour ces 3 pays, et davantage pour des pays comme l’Allemagne oui la Belgique. Toutefois, ce qui était une réponse à un problème immédiat, se transforma au fil du temps en paradigme encadrant non seulement les formats mais également les politiques de possession des équipements. Ainsi, les avions de la génération du Rafale, comme le Typhoon européen ou le Gripen suédois, sont prévus pour rester en service au delà de 2060, plus de 60 ans après être entrés en service. Quant à leurs successeurs, comme le NGF du programme SCAF, le Tempest ou le NGAD, ils devront garder la ligne jusqu’en 2100, alors qu’ils entreront en service à partir de 2035 ou 2040. Il en va de même dans le domaine des blindés, et dans une moindre mesure, dans le domaine des navires de combat, tous étant désormais conçus pour une durée de vie opérationnelle étendue grâce à une évolutivité renforcée.

Le Next Generation Fighter du programme SCAF est conçu pour rester en service plus de 60 ans

Intuitivement, cette stratégie fait sens. Une évolution coutant beaucoup moins cher que d’acquérir, et donc de developper un nouvel appareil, plus on étend la durée de vie d’un équipement grâce à des évolutions successives, plus il devrait se révéler économique à mettre en oeuvre. C’est donc tout naturellement que les nouveaux programmes, comme SCAF ou MGCS, visent eux aussi à concevoir ce type d’équipement à longue durée de vie, et ce même si les couts de conception, de fabrication et de mise en oeuvre sont plus importants pour répondre à ce paradigme. Pourtant, alors qu’il dirigeait les acquisitions de l’US Air Roper, le Docteur Will Roper tailla en brèche ces idées reçues. Selon lui, limiter la durée de vie d’un avion de chasse dans les forces à 50% de sa durée de vie prévue, soit 15 ans, couterait au final moins cher par appareil et par an à l’USAF, permettant, à budget équivalent, de mettre en oeuvre davantage d’appareils. Cette déclaration est, de toute évidence, parfaitement contre-intuitive, et va à l’encontre des stratégies de possession des équipements militaires au coeur de la planification des grandes armées occidentales. Pourtant, réduire la durée de vie d’un avion de combat comme le Rafale à 15 ans dans les forces françaises, permettrait effectivement d’économiser plus de 22% des couts de possession annuels des appareils, et de plus de 50% si la flotte globale était augmentée, quant à elle, de 50%. Voici comment …

Dans le cas d’un appareil comme le Rafale, les couts de possession se décomposent comme suit : 25 Md€ de développement initiaux, des couts d’acquisition de 100 m€ par appareil pour une flotte de 250 aéronefs, et 4 évolutions successives sur 30 ans composées d’un investissement technologique de 1.5 Md€ et d’une mise à niveau de 10 m€ par appareil. A cela s’ajoutent les couts de pièces détachées de 2 m€ par appareil et par an, sur 30 ans par appareils. Au total, ce programme représente donc une enveloppe de 81 Md€ pour 250 aéronefs sur 30 ans. En tenant compte d’un retour budgétaire par défaut de 50% pour l’état (20% de TVA et 30% d’impôts et cotisations sociales directes indirectes et induites), la flotte coute donc 1,35 Md€ par an, ou 5,4 m€ par appareil et par an.

Deux pays, la Grèce et la Croatie, se sont portés acquéreurs de 12 Rafale C/D d’occasion chacun, prélevés sur le parc de l’Armée de l’Air

Prenons maintenant une seconde hypothèse, selon laquelle les 250 appareils ne sont conservés dans les forces que 15 ans, après quoi ils sont vendus sur la scène export d’occasion à 35% de leur prix d’acquisition. Les couts de développement et d’acquisition restent, dans ce calcul, les mêmes, même si l’on peut argumenter que le développement sur un cycle plus court permettrait de réduire les couts de développement, et que la production des 250 appareils sur 15 ans permettrait de garantir à l’industriel une activité minimale de 16 appareils par an, au lieu de 8 sur 30 ans, alors que le seuil minimal pour maintenir une activité industriel est de 11 appareils par an. Dit autrement, il y a toutes les chances que dans une telle hypothèse, les couts de développement seraient réduits, comme le seraient les couts de production. Toutefois, pour en faciliter la compréhension, nous garderons les mêmes paramètres que pour le cas classique. Les appareils étant en service que 15 ans, une seule évolution est nécessaire, les autres étant de la responsabilité des acquéreurs d’occasion, comme ce fut le cas de la Grèce et de la Croatie, qui prirent à leur charge l’évolution des Rafale d’occasion vers le standard F3R. Enfin, les couts de maintenance sont identiques, mais sont ramenés sur 15 années.

Au total, donc, dans cette hypothèse, les 250 appareils seraient financés par une enveloppe de 61,5 Md€ sur 15 ans, donc pour un cout de 30,75 Md€ avec un retour budgétaire de 50%. De prime abord, cela n’apparait donc pas pertinent, puisque les appareils couteraient alors 8,2 m€ par appareil et par an. Mais ce serait sans compter l’exportation des appareils à mi-vie. Ainsi, les 250 appareils exportés à 35% de leur valeur, rapporteraient 8,75 Md€ aux finances publiques. Les évolutions, à la charge des clients, rapporteraient quant à elles, 2,5 Md€ pour 2 évolutions à 10 m€ par avion avec un retour budgétaire à 50%, et les couts de pièces détachées 3,75 Md€ à 50% de retour budgétaire. En d’autres termes, les 30,75 Md€ de couts initiaux, seraient alors ramenés à 15,75 Md€, soit un cout de possession de flotte de 1,05 Md€ par an pour 250 appareils, et un cout de possession par appareil de 4,2 m€ par an. De fait, ce modèle, sans prendre aucune valeur optimisée ou projection industrielle, représente une baisse des couts de possession de (5,4-4,2)/5,4 = 22% par rapport au modèle classique, alors même que les armées disposeraient en tout temps d’appareils de moins de 15 ans aux performances accrues.

En passant d’une cadence de production nationale de 250 appareils sur 30 ans, à une cadence de 375 appareils sur 15 ans, d’importantes économies d’échelles peuvent être dégagées pour réduire les couts de fabrication des appareils

Le potentiel de ce modèle prend toutefois son plein sens en augmentant les formats. Prenons donc l’hypothèse d’un parc de 375 avions de combat, soit 300 pour l’Armée de l’Air, 70 pour l’aéronavale et 5 pour la DGA et la formation, et non de 250 comme précédemment, soit une hausse de 50%. Les couts de développement restent les mêmes, soit 25 Md€. Les couts de production, en revanche, diminueraient significativement. En effet, 375 appareils produits sur 15 ans représentent un volume de livraison de 25 appareils par an, avec une garantie d’activité sur au moins une quinzaine d’années, et ce sans devoir s’appuyer sur d’éventuels contrats export. Une telle capacité de planification et d’engagement permettrait de réduire les couts de production de 20%. En effet, lorsque la commande Rafale fut revue à la baisse de 320 unités à 260 puis 225, et les délais allongés de 10 ans, les couts unitaires de chaque appareil ont augmenté de 25%. Les couts de pièces détachées annuels demeurent, quant à eux, les mêmes, comme les couts d’évolution. Au total, l’enveloppe de production et de mise ne oeuvre des 375 appareils sur 15 ans représente 72 Md€, soit un cout réel de 36 Md€ avec un retour budgétaire de 50%. Les recettes de revente d’occasion s’établissent, quant à eux à 11,25 Md€ pour la revente même, à 5,625 Md€ pour les pièces et à 3,75 Md€ pour les évolutions pour un retour budgétaire à 50%, pour un total de 20,625 Md€. De fait, le cout annuel d’une flotte de 375 chasseurs comparables au Rafale, couterait effectivement 15,375 Md€ soit 1,025 Md€ par an sur 15 ans, 24% moins cher qu’une flotte de 250 appareils (1,35 Md€) sur 30 ans. Le cout annuel par appareil est, quant à lui, ramené à 2,73 m€, 49,4% de moins que pour le cas de référence.

De fait, et de manière incontestable, un changement de paradigme autour de la possession des équipements militaires pour un pays produisant ses propres équipements, apporterait de considérables opportunités pour accroitre le format des forces sans devoir accroitre les couts pour les finances publiques, ce d’autant que le modèle synthétique présenté ici est loin d’être consolidé ni optimisé, et que de nombreuses opportunités se détachent dans ces domaines. Ainsi, en changeant le rythme des productions industrielles, il est probable que les couts de développement seraient, eux aussi, réduits, puisque la contrainte de temps d’utilisation potentiel des équipements seraient réduite. Aujourd’hui, un appareil comme le Rafale, qui sera produit sur une période minimale de 35 ans, et qui sera utilisé sur une durée équivalente, aura donc une durée de vie opérationnelle potentielle de 60 à 70 ans. Dans le cas hypothétique d’une réduction à 15 ans, cette durée de vie serait réduite à 45 ans, ce qui réduirait, au dire du Docteur Roper, les couts et les délais de conception. En outre, les couts d’ingénierie de l’évolution seraient en grande partie mutualisables avec le développement de la nouvelle génération d’appareils. Les conséquences liées à l’augmentation des cadences de production, et d’une planification à long terme solide, seront également plus que sensible sur les couts de production des équipements, donc des prix de vente. Enfin, il est interessant de constater que les clients exports occasion de cette offre ont eux aussi tout intérêt à entrer dans une dynamique comparable et à acquérir les appareils de nouvelle génération au bout de 15 ans, pour bénéficier des équipements les plus performants aux meilleurs couts de manière planifiée, avec une réduction du cout de possession de leurs appareils de plus de 35%.

Le programme FREMM prévoyait initialement la livraison de 17 frégates sur 10 ans, soit 1,7 frégates par an, ce qui permettait de réduire le prix de chaque navire sous la barre des 500 m€

Il est interessant de constater que les performances de ce modèle ne se limite pas au seul domaine des avions de combat. Ainsi, dans le domaine des frégates, passer d’une flotte de 15 frégates en 3 modèles (anti-aérienne, ASM lourde et ASM moyenne) sur 30 ans, à une flotte de 25 frégates de 3 modèles sur 15 ans, permettrait de passer d’un cout effectif annuel moyen par frégate de 25 m€ à un cout de 13,2 m€, et un cout de flotte de 367 m€ pour 15 navires, à 329 m€ pour 25 unités. Là encore, les effets industriels seraient très sensibles, puisque cela permettrait à Naval Group de produire de manière constante 1,7 frégates par an, ce qui n’est autre que le rythme optimal de calcul employé initialement pour le programme FREMM, contre 0,5 frégate par an aujourd’hui, un rythme très insuffisant pour maintenir les compétences et faire progresser efficacement l’outil productif. Il en va de même dans le domaine des blindés lourds, une flotte de 1200 blindés lourds (MBT, VCI, Artillerie et Génie) produite et mise en oeuvre sur 15 ans, coutant moins cher dans ce modèle, qu’une flotte de 300 MBT sur 30 ans.

On le voit, il existe bel et bien un intérêt réel à étudier une possible évolution de la doctrine employée depuis plusieurs décennies pour encadrer le développement des grands programmes militaires et leur possession dans les armées. Bien évidemment, ce modèle ne peut s’appliquer à tous les équipements. Ainsi, les sous-marins et missiles appartenants à la dissuasion française ne pouvant, de toute évidence, pas être exportés au bout de 15 ans, pas plus qu’au bout de 30, ne peuvent être intégrés à ce modèle. La question des navires à propulsion nucléaire, comme les sous-marins nucléaires d’attaque ou le porte-avions nucléaire, reste en revanche posée, puisque les lignes ont bougé à ce sujet ces dernières années. En revanche, pour de très nombreux programmes sous contrainte, comme les avions de chasse et de transport, les hélicoptères, les navires de combat, les blindés et systèmes d’artillerie ou de défense anti-aérienne, gros consommateurs de crédits, il s’avère plus que pertinent d’autant que, comme ce fut le cas en Grèce avec le Rafale, la vente de matériels d’occasion, par ailleurs anticipée puisque respectant un agenda connu, peut engendrer l’acquisition d’équipements neufs complémentaires, boostant les exportations au delà du seuil de soutenabilité budgétaire de 50%. De manière interessante, on notera enfin que ce modèle s’adapterait très bien à un modèle de financement par Leasing d’une partie des équipements, puisque respectant par définition l’ensemble des contraintes imposées par Eurostat pour que le leasing ne soit pas considéré comme un crédit déguisé, et intégré à la dette souveraine.

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