Les drones de combat vont-ils redessiner l’industrie aéronautique militaire américaine ?

L’US Air Force a dévoilé, par communiqué de presse, les noms des deux industriels retenus pour concevoir et construire les prototypes du premier lot de drones de combat, destinés à accompagner les futurs NGAD, successeurs du F-22, ainsi que quelques centaines de F-35A spécialement préparés.

Ces drones doivent permettre de répondre aux évolutions constatées et anticipées, en matière de guerre aérienne, tout en préservant, autant que possible, les couteux et de moins en moins nombreux avions de combat, ainsi que leurs précieux équipages.

Toutefois, au-delà de la révolution opérationnelle et technologique qui se dessine outre-atlantique, avec l’arrivée de ces drones avant de la fin de la décennie, une autre révolution est à l’œuvre, industrielle cette fois, autour de ce programme. En effet, les deux industriels retenus, Anduril et General Atomics, n’appartiennent pas aux 5 groupes majeurs de défense, créés par l’initiative de concentration de 1993.

La grande concentration industrielle Défense de 1993 aux États-Unis et ses conséquences

Jusqu’en 1993, la base industrielle et technologique défense américaine, se composait d’une cinquantaine de grands groupes, souvent spécialisés. Avec la fin de la guerre froide, et l’inévitable restructuration du marché mondial de l’armement qui soutenait, jusque-là, le dynamisme de cette industrie américaine, l’administration Clinton entreprit une très importante concentration dans ce secteur.

F-15 F-16 Irak
En 1991, le F-15 etait construit par Mc Donnell Douglas, racheté en 1997 par Boeing, et le F-16 par General Dynamics, dont l’actitivté avions de combat é été rachetée en 1993 par Lockheed Martin.

50 entreprises de défense US concentrées dans 5 groupes majeurs

C’est ainsi que la cinquantaine d’entreprises de défense majeures américaines, se transforma en cinq groupes stratégiques. Par ordre de chiffre d’affaires aujourd’hui, il s’agit de Lockheed Martin, RTX (ex Raytheon), Boeing, Northrop Grumman et General Dynamics.

Cette concentration permit de faire de ces cinq acteurs majeurs américains, les leaders mondiaux de l’industrie de défense. Aujourd’hui encore, alors que des industriels en Chine, en Europe et ailleurs, sont également apparus, ceux-ci demeurent fermement ancrés dans le TOP 5 des entreprises de défense mondiales classées par chiffre d’affaires.

Force est de constater, donc, que la stratégie de 1993 a été couronnée de succès, en renforçant encore davantage l’omniprésence de l’industrie de défense américaine, dans la sphère d’influence US.

Stinger Ukraine
Le missile sol-air Stinger coute aujourd’hui 400 000 $. Il coutait 25 000 $ en 1990. L’inflation globale aux Etats-Unis de 1990 à 2024 n’est que de 240 %.

Ainsi, en Europe, près de 70 % des dépenses d’équipements de défense, constatées ces dernières années, ont été fléchées vers les États-Unis, alors même que l’industrie de défense européenne produit, bien souvent, des équipements parfaitement compétitifs.

Les effets délétères sur les prix de la concentration industrielle de 1993

Si cette concentration a fait le bonheur des industriels américains, et de leurs actionnaires, elle a aussi créé des effets plus que délétères, pour les armées américaines.

Les géants industriels américains se retrouvent, en effet, le plus souvent en position de monopole, face aux demandes du Pentagone. Ceci a entrainé une hausse incontrôlée des prix, donc des dépenses fédérales américaines, pour équiper les armées.

Dans une interview donnée à CNN en 2021 à ce sujet, l’ancien négociateur en chef des programmes d’armement du Pentagone et ancien vice-président de Raytheon, Shay Assad, avait donné, pour exemple, le prix du missile Stinger, passé de 25 000 $ en 1990, à 400 000 $ aujourd’hui, sans que ni l’inflation, ni l’évolution technologique, ne permettent de justifier plus d’un tiers de cette hausse.

Anduril et General Atomics, deux industriels émergents, vont concevoir les futurs drones de combat de l’US Air Force

Alors qu’il dirigeait les acquisitions de l’US Air Force, de 2018 à 2021, Will Roper avait parfaitement identifié cette dérive. Il avait, alors, proposé de transformer le programme NGAD, devant remplacer le seul F-22, en un programme de programmes, composé de plusieurs modèles d’appareils de combat spécialisés, à durée de vie limitée à 15 ans.

drones de combat Anduril
Illustration Anduril de drone de combat.

Les paradigmes Roper balayés par le nouveau Secrétaire à l’Air Force

Selon l’analyse proposée, ce basculement permettrait simultanément de redynamiser la concurrence au sein de la BITD aéronautique US, de faire émerger de nouveaux acteurs industriels, et ainsi, de palier les dérives engendrées par la réforme de 1993.

Franck Kendall, le Secrétaire à l’Air Force de l’administration Biden, paradoxalement plus conservateur en matière industrielle, avait balayé les innovations conceptuelles de Roper, peu de temps après sa nomination en 2021, en dépit du soutien de l’US Air Force.

Ainsi, le NGAD redevenait le programme d’avion de combat hyper technologique devant remplacer le F-22 qu’il était auparavant, coutant, de l’aveu même de Kendall, plusieurs centaines de millions de dollars par appareil. Il se tourna, pour l’occasion, uniquement vers des acteurs majeurs américains, Lockheed Martin, Boeing et Northrop Grumman.

En sélectionnant Anduril et GA-SI, l’US Air Force créé une rupture dans la dynamique d’acquisition des armées américaines

Dans ce contexte, choisir Anduril, une start-up créée en 2017, et General Atomics, qui a été créé en 1993, pour concevoir et fabriquer la première tranche de prototypes des drones de combat destinés à accompagner les chasseurs américains, constitue une rupture importante dans la dynamique d’attribution des contrats stratégiques par l’US Air Force, et même, plus globalement, pour les armées américaines.

Game Gambit GA-SI
GA-SI a developpé la famille GAMBIT, conçue pour donner naissance à des drones de combat spécialisés différents selon les missions, tout en mutualisant un noyau technologique et industriel.

Certes, les trois acteurs majeurs éliminés de cette première étape, Lockheed Martin, Boeing et Northrop Grumman, restent engagés dans la compétition pour la seconde tranche du programme qui, au final, doit porter sur un millier de drones de combat de différents modèles, livrés d’ici à la fin de la décennie.

C’est d’ailleurs, certainement, pour adoucir l’ire de ces très puissants acteurs économiques et politiques, que l’US Air Force a précisé, dans son communiqué, qu’il ne s’agissait, là, que d’une première étape, et qu’ils restaient pleinement intégrés aux phases suivantes.

« Les entreprises qui ne sont pas sélectionnées pour construire ces véhicules CCA représentatifs de la production et exécuter le programme d’essais en vol, continueront de faire partie du pool plus large de fournisseurs partenaires de l’industrie composé de plus de 20 entreprises pour concourir pour les efforts futurs, y compris les futurs contrats de production » a-t-il ainsi été précisé.

L’US Air Force utilise-t-elle les drones de combat, pour sortir des baronnies industrielles US ?

Reste que l’arbitrage de l’US Air Force, dans ce dossier, en faveur de deux acteurs émergents, plutôt que des trois groupes majeurs industriels, constitue une décision dont la portée dépasse, de beaucoup, le seul cadre de cette compétition.

Ce programme permettra, en effet, à Anduril, et dans une moindre mesure, car déjà un acteur clé de l’offre drones US, à GA-SI, de developper de nouvelles compétences et de nouvelles capacités industrielles, et donc, de se positionner sur ce secteur stratégique, à l’identique, des avionneurs traditionnels, voire avec des atouts exclusifs.

Ligne de fabrication F-35
L’experience du contrat F-35 a laisser des traces dans la stratégie d’acquisition de l’US Air Force.

En d’autres termes, même s’il ne s’agit que d’une première tranche, l’US Air Force favorise, par cette décision, l’émergence de nouveaux acteurs, susceptibles d’éroder les positions de monopole héritées de la concentration de 1993, et avec elle, de redynamiser la concurrence sur ce marché.

Or, lorsque l’on observe la stratégie autour du NGAD, qui ne sera produit qu’à 200 exemplaires, et même du F-35A, acquis à « seulement » 1 700 exemplaires par l’US Air Force, on comprend le rôle structurant, et dimensionnant, que les drones de combat seront appelés à jouer dans la conduite de la guerre aérienne américaine, évidemment, mais aussi autour de son volet industriel.

Paradoxalement, après avoir écarté les paradigmes développés par Will Roper, il y a cinq ans, l’US Air Force, et donc son Secrétaire, Franck Kendall, semblent s’orienter vers une stratégie industrielle en étant largement inspirée, ayant le potentiel, au travers des drones de combat, de redessiner et de dynamiser, le paysage industrielle aéronautique militaire américain.

Un modèle pour dynamiser et améliorer les programmes européens de défense ?

Ce constat mérite d’être étudié avec attention, en particulier en Europe, alors qu’un mouvement de concentration est à l’œuvre, précisément pour faire émerger des acteurs industriels défense majeurs susceptibles de se confronter au fameux TOP 5 américain.

MBDA
L’Europe a créé certains acteurs mejeurs internationaux, comme MBDA dans le domaine des missiles, une des rares entreprises susceptibles de se confronter à RTX.

En effet, alors que le marché industriel défense se restructure à marche forcée, sous l’effet d’une augmentation massive de la demande, cette aspiration à la création de géants nationaux, comme Leonardo ou BAe, ou transnationaux spécialisés, comme MBDA, Airbus Défense ou KNDS, risque d’engendrer les mêmes effets délétères, en particulier sur les prix des équipements, que ceux auxquels les armées américaines font face aujourd’hui, et contre lesquels l’arbitrage de l’US Air Force semble orienté.

Ce d’autant qu’en Europe, d’autres facteurs, de politique industrielle nationale d’une part, de relations extérieures, en particulier vis-à-vis des États-Unis, de l’autre, viendront nécessairement altérer les arbitrages des acquisitions industrielles de défense.

Ainsi, peut-on imaginer, en France, que l’Armée de l’Air et de l’Espace se tourne vers un appareil de combat conçu par Airbus Défense, plutôt que Dassault Aviation, sur l’argument d’un groupe plus important en Europe ?

RAfale Eurofighter Typhoon
La dimension internationale du Typhoon ne lui a pas donné d’atouts particuliers sur la scène internationale, face au Rafale franco-français.

À l’inverse, alors que l’Eurofighter Typhoon est l’appareil de combat le plus européen du moment, celui-ci n’a guère convaincu, au-delà des quatre pays participant au programme. Mieux encore, ces quatre pays ont tous acquis, ou annoncé qu’ils le feront, des F-35 américains.

Il est donc certainement urgent de mettre en perspective les bénéfices réels, et non fantasmés, qui peuvent résulter d’éventuelles concentrations nationales ou européennes, avec les effets délétères que de telles concentrations ont engendré aux États-Unis, avant de se précipiter vers ces projets, attrayants politiquement, mais bien plus complexes qu’il n’y parait de prime abord, dans le détail.

Article du 25 avril en version intégrale jusqu’au 1er juin

Pour Aller plus loin

RESEAUX SOCIAUX

Derniers Articles