mardi, décembre 2, 2025

[Actu] Que cachent vraiment les chiffres du Gripen E en Colombie ?

Le dossier colombien des Gripen E pour remplacer les Kfir en fin de vie, oppose une annonce présidentielle initiale de 1,9 milliard de dollars pour une première tranche et des montants publics ultérieurs compris entre environ 3,1 et 4,4 milliards, ce qui suggère un coût unitaire apparent de 182 à 250 millions par appareil. Cet écart massif alimente désormais une enquête et des accusations d’opacité et de conflits d’intérêts.

La question est de savoir si celui-ci provient d’un changement de périmètre intégrant cellules, moteurs, munitions, simulateurs, rechanges et infrastructures, ou s’il traduit des dérives de gouvernance. La dépendance au moteur F414 et aux armements d’origine américaine, soumis au Règlement américain International Traffic in Arms Regulations, dit ITAR, ainsi qu’à d’autres équipements importés, pèse directement sur la faisabilité opérationnelle et le calendrier de mise en service.

De la fin des Kfir à l’ambition Gripen E, une modernisation rythmée par un calendrier politique et industriel

La modernisation engagée par Bogotá constitue l’effort le plus ambitieux de son aviation depuis des décennies, avec le remplacement des Kfir par une flotte de dix‑sept Gripen E et F. Le programme repose sur une montée en puissance progressive, un financement étalé et un calendrier qui prévoit les livraisons prévues entre 2027 et 2032. Cette temporalité longue explique la visibilité politique de l’opération autant que sa sensibilité budgétaire, car chaque tranche doit être adossée à des autorisations d’exportation et à un écosystème de soutien crédible. Dans cette configuration, l’alignement entre discours public et matérialité contractuelle devient un enjeu stratégique autant qu’un sujet d’opinion.

La décision est arrivée au terme d’une séquence marquée par plusieurs pistes avortées. Après des tentatives autour du Rafale et du F‑16V, l’offre suédoise s’est imposée dans l’espace public, à la faveur d’un compromis financier et de promesses de transferts. À ce titre, la piste Rafale s’est évanouie et l’option F‑16V n’a pas convaincu, tandis que le montage proposé par Stockholm a pris l’avantage politique. L’arbitrage a donc relevé d’une trajectoire financière et diplomatique, plus que d’une simple comparaison technique, ce qui conditionne la perception actuelle du surcoût et nourrit les questionnements.

F-16V Lockheed Martin
Washington et Lockheed Martin ont fait de nombreuses contre-offres à Bogota pour remplacer les Kfir colombien par des F-16V américains.

La prolongation d’entretien des Kfir jusqu’au 30 juillet 2026 fige une contrainte dure. Au‑delà de cette date, la posture de chasse reposera sur l’arrivée des Gripen et sur l’intégralité de leurs briques techniques. Un retard de livraison, ou une livraison partielle sans simulateurs, rechanges ou munitions, ouvrirait un trou capacitaire immédiat. La police du ciel, l’interception et l’appui aux opérations intérieures en seraient affectés. Cette échéance confère au calendrier industriel une dimension sécuritaire, car une montée en puissance ralentie se traduirait mécaniquement par une baisse de disponibilité et par une exposition accrue aux aléas extérieurs.

La communication politique a précédé, à plusieurs reprises, le verrouillage contractuel. Les annonces ambitieuses, parfois sans périmètre détaillé et sans ventilation publique des composantes, ont créé un effet de contraste entre promesse et réalité. Dans ce contexte, chaque précision manquante sur moteurs, armements ou simulateurs alimente la suspicion d’un écart entre affichage et contenu. La prudence affichée par l’industriel et la mémoire d’épisodes antérieurs d’annonce prématurée ont renforcé ce sentiment. La séquence confirme qu’une stratégie de communication ne remplace pas la cohérence d’un dispositif contractuel abouti.

Par ailleurs, les frictions diplomatiques récentes avec Washington et Jérusalem pèsent sur l’obtention des autorisations sensibles et l’accès à certains équipements. La dépendance juridique aux licences américaines pour le moteur F414, ainsi que l’usage de pods de désignation d’origine israélienne, créent une chaîne d’exigences non maîtrisées depuis Bogotá. Chaque heurt public ou crispation bilatérale peut se traduire par des semaines perdues sur les licences, ce qui rejaillit immédiatement sur les délais de livraison, la qualité des premières tranches et la crédibilité de la trajectoire opérationnelle. 

En Colombie, l’écart de prix déclenche enquête et polémique sur la transparence

Le cœur du scandale tient à la divergence entre l’annonce initiale de 1,9 milliard de dollars pour dix‑huit appareils et des montants publics plus élevés, proches de 3,1 milliards d’euros et jusqu’à 4,4 milliards de dollars selon les données disponibles. Le média roumain DefenseRomaniarapporte que le parquet a évoqué une enveloppe supérieure à 16 000 milliards de pesos, environ 3,1 milliards d’euros, quand d’autres informations publiques font état d’un total de 4,4 milliards de dollars pour dix‑sept appareils et prestations associées. L’absence de ventilation officielle renforce l’impression d’un écart non expliqué.

La procureure a réclamé l’accès à l’ensemble du dossier, depuis la phase précontractuelle jusqu’aux évaluations comparatives. Cette demande vise à vérifier la traçabilité des critères, la pertinence des conseils contractuels et la consistance des arbitrages techniques. Les documents requis doivent permettre d’établir si le périmètre retenu justifie l’augmentation apparente, ou s’il persiste des lacunes explicatives. Cette étape procédurale, très visible, traduit une exigence de transparence qui s’est imposée face à la pression médiatique et au doute installé autour du surcoût et des mécanismes de sélection.

Gripen E brésil
Assemblage Gripen E au Brésil

Des éléments extra‑contractuels ont aussi nourri la suspicion. La présence prolongée à Stockholm de Veronica Alcocer, la première dame colombienne, au moment des discussions, a été relevée par l’opposition. Une plainte déposée en Suède pour vérifier un éventuel cas de corruption a accentué les interrogations. Ces éléments cumulés ont justifié la demande d’accès aux détails techniques, aux comparaisons et aux paramètres financiers, afin d’éviter que le débat reste piégé par des soupçons sans base étayée.

Le gouvernement soutient que le prix reflète un paquet complet. Les explications avancées évoquent des avions neufs dans une configuration rehaussée, un ensemble de systèmes avancés, un lot initial de munitions, des bancs et équipements de test, des rechanges pour les premières années, un centre d’instruction avec plusieurs cabines et des compensations industrielles. Le problème est que ces éléments n’ont pas été ventilés publiquement. Cette absence de détail entretient l’idée d’un écart de périmètre entre l’annonce initiale et le cadrage financier ultérieur, ce qui rend toute comparaison internationale trompeuse.

L’industriel adopte une posture de prudence, qui atteste d’un décalage entre la communication politique et la réalité contractuelle. Dans ce cadre, la déclaration suivante a été rapportée publiquement, soulignant un état des lieux encore ouvert. « Saab a indiqué qu’aucun contrat n’avait été signé concernant la vente du Gripen à la Colombie et que des discussions étaient en cours, sans informations supplémentaires. » Cette précision, attribuée à Saab, rappelle qu’un affichage victorieux ne suffit pas. La crédibilité d’un programme dépend d’un contenu figé, d’autorisations sécurisées et d’un phasage réaliste de livraison et de mise en service. 

Comparer ne suffit pas, face au Rafale le périmètre change tout dans la facture

Le prix unitaire apparent masque la question décisive du périmètre. Une enveloppe qui inclut ou exclut le moteur F414, les munitions de première dotation, les simulateurs, les bancs d’essai et les rechanges peut multiplier la facture finale. L’écart entre 1,9 milliard et plus de 3 milliards, voire 4,4 milliards de dollars, s’explique bien davantage par le contenu comptabilisé que par un renchérissement spécifique de la cellule. À défaut d’une liste publique stabilisée, la seule approche robuste consiste à comparer à périmètre identique, avec une attention au financement des moyens d’instruction et à la logistique, qui déterminent la disponibilité réelle dans les premières années.

Les raccourcis du type Gripen moitié moins cher que Rafale sont trompeurs. Ils reposent sur des comparaisons historiques fragmentaires, des standards et variantes hétérogènes et des prix domestiques comprenant des taxes ou des configurations biplaces ou navales. Surtout, l’argument économique jadis associé au Gripen C ne se transpose pas au Gripen E et F. Les écarts se resserrent lorsque l’on additionne formation, rechanges et armements, et qu’on aligne les périmètres. La lecture honnête impose donc d’écarter les slogans de communication et de revenir à des contenus techniques et contractuels strictement comparables.

Rafale B
Dans les faits, le Rafale n’est que 10 à 15% plus cher que Gripen E/F, à périmetre comparable, pour un appareil bimoteur disposant d’une plus grande allonge et capacité d’emport, donc d’un potentiel opérationnel accru, non exposé à des arbitrages extra nationaux.

Le Gripen E et F coûte plus cher que les versions antérieures C et D. La motorisation F414 et l’intégration d’armes modernes, au standard occidental, renchérissent le ticket matériel. Cette réalité est d’autant plus structurante qu’une partie des équipements critiques dépend de licences américaines, ce qui influe sur les délais et les coûts de mise en service. La perception d’un chasseur léger nécessairement bon marché ne résiste pas à l’examen d’une version modernisée, mieux dotée en capteurs, en guerre électronique et en compatibilités d’armements, mais plus exigeante en soutien industriel et juridique.

Des contrats comparables offrent une échelle utile. Douze Rafale au standard avancé cédés pour 3 milliards d’euros, avec prestations, illustrent qu’un paquet complet peut converger vers des montants voisins dès que l’on ajoute cinq appareils et que l’on déduit les redondances de moyens. Pour une flotte de seize ou dix‑sept avions, l’enveloppe se situe alors autour de 3,8 milliards d’euros, soit un écart d’environ dix pour cent, loin des cinquante pour cent souvent avancés. La vraie différence se joue dans la souveraineté des briques et l’allonge opérationnelle, non dans une prétendue moitié de prix.

La valeur d’un programme de chasse réside largement hors de la cellule. Les systèmes de maintenance et de test, les rechanges des premières années, l’instruction complète des équipages et les munitions représentent une part importante du total. Les éléments publiquement évoqués par les autorités incluent un centre de formation, des postes de test et une dotation initiale d’armement, ce qui gonfle mécaniquement l’addition. L’évaluation pertinente exige donc de ventiler l’enveloppe par composante. C’est la seule façon de mesurer ce qui est payé pour voler, s’entraîner et combattre, et ce qui demeure à financer plus tard, avec les risques que cela comporte. 

Sans ITAR validé et moteur F414 sécurisé, la capacité opérationnelle vacille

Sans licences validées au titre de l’ITAR pour le moteur F414 et pour les missiles américains, la Colombie s’expose à recevoir des cellules incomplètes. Un chasseur sans propulsion autorisée ou sans armements utiles ne peut assurer ni police du ciel ni missions air‑sol conformes aux besoins. Ce verrou juridique, extérieur à Bogotá comme à l’industriel, conditionne l’existence même de la capacité annoncée. Il impose une diplomatie active et apaisée avec Washington, faute de quoi le programme se transformerait en stock d’avions indisponibles, avec un surcoût réel et une crédibilité opérationnelle en recul.

Un décalage de livraisons ou une première tranche amputée en simulateurs, rechanges ou munitions créerait un trou capacitaire au‑delà de juillet 2026. La fin de l’entretien des Kfir à cette date rend l’effet immédiat. La formation ralentirait sans moyens synthétiques, la disponibilité chuterait sans pièces, et les patrouilles d’interception se réduiraient à un exercice sans effet dissuasif sans missiles disponibles. La continuité des missions intérieures contre les groupes armés et de la surveillance de l’espace aérien dépend donc d’une première dotation complète et d’un phasage de montée en puissance établi à rebours de cette échéance dure.

GE F414 Gripen E
Le turboréacteur GE F414 américain du Gripen E/F constitue la plus grande faiblesse de l’appareil suédois.

Les tensions diplomatiques avec Washington et Jérusalem augmentent la probabilité de délais sur les autorisations, les capteurs et certains équipements. Chaque épisode public tendu peut se traduire par des semaines perdues sur l’instruction des dossiers, ce qui décale l’ensemble de la chaîne industrielle. La capacité effective se joue autant dans la maîtrise de ces dépendances que dans la cadence de production. Le climat politique devient alors un paramètre de pilotage technique, dont l’empreinte sur le calendrier et le surcoût peut dépasser la marge prévue lors des annonces initiales.

Même si des prises d’intérêt ont pu exister à la marge, elles n’expliquent probablement pas l’essentiel de l’écart observé entre l’annonce et les montants ultérieurs. La composition du périmètre, l’intégration des briques critiques et les dépendances industrielles pèsent davantage dans l’addition. L’enquête doit donc avancer sur deux jambes. Une jambe juridique, pour qualifier d’éventuelles irrégularités. Une jambe technique et contractuelle, pour documenter chaque composante et sécuriser les autorisations. Éviter les conclusions hâtives est la seule manière de traiter loyalement la question du surcoût et d’en atténuer les effets opérationnels.

L’enjeu stratégique dépasse le prix facial. Il porte sur la capacité de la Colombie à garantir une première tranche intégralement dotée, des licences verrouillées et un plan de formation et de rechanges cohérent sur 2027 à 2032. La décision engage la disponibilité réelle au‑delà de la vitrine industrielle. La crédibilité de l’outil de combat aérien résultera d’une cohérence entre diplomatie, financement et contenu, qui seule permettra de convertir cette commande Gripen en capacité tangible, plutôt qu’en promesse coûteuse exposée aux aléas des dépendances et des crispations extérieures. 

Conclusion

En définitive, l’affaire ne se réduit pas à un différend chiffré. Elle met en lumière un décalage entre une parole politique et un contenu contractuel encore flottant, une dépendance technique à des briques clés et un risque capacitaire réel lié à la fin d’entretien des Kfir dès juillet 2026. Par ailleurs, l’ouverture d’une enquête et la prudence publique de l’industriel confirment l’existence d’angles morts. L’urgence est désormais de clarifier le périmètre, de sécuriser les licences et d’assurer une première tranche complète. Dans le même temps, la résolution diplomatique de ces verrous conditionnera la transformation de l’achat en puissance réelle, et non en simple promesse aux surcoûts difficilement soutenables.

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2 Commentaires

  1. Les rumeurs d’un moteur Rolls-Royce EJ230 (dérivé plus puissant du moteur de l’Eurofighter) pour le Gripen-E continuent de tourner, notamment au Canada. Une 100aine d’avions en jeu, ce qui justifierait l’investissement.
    Ça ne résoudrait pas toutes les dépendances US de l’avion mais ça serait un sacré caillou en moins.
    Et la puissance du moteur permettrait plus d’emport, une limite du -E soulignée par Bruno Aviation.

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