Portée par le contexte international et quelques équipements stars comme le Rafale, le Caesar et le Scorpene, l’industrie de défense française est aujourd’hui fermement positionnée sur la seconde marche du podium international des exportateurs d’équipements de défense mondiaux, avec un portefeuille de commandes qui s’est apprécié de 27 Md€ sur la seule année 2022.
Mais l’émergence de nouveaux acteurs, et la recomposition rapide de ce marché mondial, vient désormais menacer cette industrie, et au travers d’elles, l’autonomie stratégique française. Pour y répondre, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a appelé les industriels de la BITD française, à renouer avec la prise de risque, sans toutefois que le ministère a lui-même entamé sa propre métamorphose pour rendre cela possible.
Sommaire
Les grands groupes français ont ainsi su s’imposer sur plusieurs marchés clés, continuant à fidéliser certains partenaires majeurs de longue date comme l’Égypte, l’Inde, la Grèce ou les Émirats arabes unis, tout en se distinguant lors de grandes compétitions, en Indonésie, en Croatie ou en Pologne.
Cependant, sur la même période de temps, d’autres acteurs ont connu une croissance importante. En Europe, déjà, l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne ont annoncé, eux aussi, des années records dans ce domaine en 2022 et 2023. Les acteurs majeurs, États-Unis et Russie, continuent de tenir vigoureusement leurs marchés traditionnels et à préparer leur retour sur d’autres, alors que la Chine progresse de plus en plus rapidement.
L’émergence d’une nouvelle menace pour l’avenir de l’industrie de défense française
Le principal sujet d’inquiétude, pour Paris, n’est cependant ni Washington, ni Moscou et pas davantage Berlin, Londres ou Pékin, mais la progression fulgurante enregistrée, ces dernières années, par trois acteurs qui étaient encore émergents il y a tout juste cinq ans, et qui dorénavant viennent s’imposer jusqu’en Europe et dans l’OTAN : La Corée du Sud, la Turquie et Israël.
Non seulement les industries de défense de ces pays parviennent-elles à se positionner sur certains marchés de niche sur la scène internationale, mais elles se sont engagées, toutes trois, dans un vaste effort industriel largement soutenu par leurs États respectifs.
De fait, leurs catalogues ne cessent de s’étoffer, venant désormais piétiner des marchés sur lesquels européens, américains et russes étaient traditionnellement hégémoniques, comme les avions de chasse, les hélicoptères d’attaque, les chars lourds ou encore les sous-marins.
Pire encore, elles sont engagées dans un tempo industriel et générationnel bien plus soutenu qu’en Europe, leur permettant de developper des compétences industrielles spécifiques sur lesquelles européens, et même américains et russes, ont tardé à intervenir, comme dans le cas des drones, des munitions rôdeuses ou des systèmes de protection actifs.
Il ne fait, dès lors, aucun doute que l’arrivée de ces nouveaux acteurs, mais aussi le repositionnement américain sur certains marchés, comme dans le domaine des blindés ou des frégates, le retour anticipé de l’industrie de défense russe enrichie de l’expérience ukrainienne, la montée en puissance chinoise, et l’émergence certains pays, comme l’Égypte, le Brésil ou l’Inde, vont profondément faire évoluer le marché international de l’armement dans les années à venir.
Le ministre des Armées Sébastien Lecornu appelle les industriels à prendre davantage de risques
Le sujet est pris très au sérieux par le ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Rappelons, à ce titre, que les exportations d’armement représentent une composante plus que notable pour le commerce extérieur français.
Surtout, ces exportations sont indispensables aux équilibres au sein de la Base Industrielle et Technologique Défense, ou BITD, afin de lui permettre de developper et produire l’ensemble des équipements de défense requis par les armées.
De fait, l’autonomie stratégique de la France, est conditionnée par le succès de ses industriels de défense sur la scène internationale, afin de maintenir l’activité industrielle dans la durée, alors que la commande nationale s’avère insuffisante pour cela, à l’échelle d’une génération d’armement.
C’est précisément pour répondre à ce défi à venir, que le ministre des Armées a exposé ses priorités pour la nouvelle année, lors d’une prise d’armes qui s’est déroulée ce 8 janvier, sur l’esplanade des Invalides.
À cette occasion, Sébastien Lecornu a rappelé que l’État prenait sa part pour faire face aux défis sécuritaires en cours et à venir, mais également pour redynamiser la BITD, au travers d’une nouvelle Loi de Programmation Militaire 2024-2030, qui permettra d’amener le budget des armées à 67 Md€ / an en 2030.
Il a par ailleurs appelé les industriels à un changement de paradigme, plus spécifiquement à « prendre des risques« , pour reprendre ses mots exacts, et donc à accroitre leurs investissements, en particulier dans le domaine de la capacité de production industrielle, mais aussi, et surtout, dans celui de la Recherche et du Développement.
L’exemple de l’Allemagne contraste avec la BITD française
Effectivement, lorsque l’on compare le fonctionnement de la BITD française, à celle de certains de ses voisins et compétiteurs, il peut sembler qu’elle soit, d’une certaine manière, moins volontaire dans le domaine de l’investissement et de la prise de risques.
L’industrie allemande, en particulier, repose sur des paradigmes très différents, n’hésitant pas à developper, sur fonds propres, de nouveaux équipements sans commande d’état a priori, en particulier pour s’adresser au marché international.
Rappelons ainsi que certains des grands succès de l’industrie allemande ces 40 dernières années, les sous-marins Type 209 et Type 214, ou encore les frégates et corvettes MEKO, n’ont jamais été acquis par la Bundesmarine.
De même, Rheinmetall s’est engagé dans la conception du véhicule de combat d’infanterie Lynx, et du char de combat Panther, sans aucune commande de l’état, avec un succès, pour l’heure, bien moins impressionnant que dans le domaine naval.
À l’inverse, les industriels français semblent bien peu enclins, tout au moins de manières superficielles, à s’engager dans de tels développements sur fonds propres, tant pour soulager l’investissement d’Etats que pour se positionner sur la scène internationale. C’est précisément ce point que le ministre des Armées entend faire évoluer.
La prudence des industriels français, conséquence de l’attitude de l’état pendant 30 ans.
Toutefois, la prudence des industriels français, à ce sujet, n’est pas, pour ainsi dire, innée, et encore moins la conséquence d’une posture de rente confortable. En effet, longtemps, les industries de défense nationales ont été plus que volontaires en termes de prises de risques, mais n’ont que rarement obtenu le soutien de l’état, ou des armées, pour consolider leurs investissements le moment venu.
Il existe, ainsi, de nombreux exemples d’équipements développés en fonds propres par les industriels français, qui auraient sans le moindre doute largement bénéficié d’une commande initiale des armées, même limitée, pour se positionner sur la scène internationale, et qui n’ont finalement pas rencontrer leur marché, faute de la référence requise.
C’est le cas du véhicule de combat blindé léger Scarabee de Arquus, dont l’industriel avait poussé le développement au-delà du prototypage, et dont la simple commande d’une centaine d’exemplaires pour équiper certaines forces terrestres déployées en opérations extérieures, aurait très probablement lancé la carrière internationale.
Plus avant, on peut citer la gamme d’OPV et de corvettes Gowind, de Naval Group, mais aussi des sous-marins Scorpène, qui auraient certainement connu un succès encore plus important, si la Marine nationale en avait fait l’acquisition à quelques exemplaires.
Même le très puissant Dassault Aviation, mètre étalon de la BITD française, a cessé de developper sur fonds propres ses propres chasseurs, après l’échec du Super Mirage 4000, un chasseur qui aurait sans le moindre doute efficacement assurer la transition entre le Mirage 2000 et le Rafale au sein de l’Armée de l’Air, et dont l’acquisition par la France aurait assurément ouvert de nombreuses opportunités internationales face au F-18, F-15 et Su-27/30.
Le lien entre le potentiel moyen d’exportation des équipements de défense et leur dotation dans les armées
De fait, les efforts et prises de risque de l’industrie de défense française, ont rarement été récompensés d’un soutien dynamique de l’état, et surtout des armées, et ce, depuis plusieurs décennies.
Bien évidemment, à force d’échecs, les industriels ont, peu à peu, pris leur distance avec cette stratégie, ce d’autant qu’en dépit des contre-exemples allemands, il existe, la plupart du temps, un lien (et non une équivalence) entre le succès international d’un équipement de défense, et sa mise en œuvre dans les armées nationales.
Comme le montre le tableau ci-dessus, en dehors du cas spécifique des Scorpène, il existe une certaine stabilité entre le succès à l’exportation des équipements de défense, et leur mise en œuvre au sein des armées.
Souvent, d’ailleurs, les exportations viennent égaler le nombre d’équipements en service au sein des armées françaises. L’exemple des hélicoptères Cougar, Panther et Caracal, mais aussi de CAESAR, montre toutefois qu’il est possible de largement soutenir les exportations d’un équipement, même avec un nombre limité d’équipements en service.
De manière intéressante, les moyennes constatées au sujet des équipements de défense français, se retrouvent sur la scène internationale. Le tableau ci-dessous liste quelques-uns des plus grands succès de l’industrie de défense mondiale à l’exportation ces dernières décennies.
On y retrouve un taux d’exportation moyen proche de 50 %, comme en France, quelques contre-exemples notables, les Type 214 et MEKO 200 allemands, et certains succès majeurs, comme le T90 et le Su-30 russe, et le LHD Juan Carlos Espagnol.
Le ministère des Armées doit changer sa propre posture, pour inciter les industriels à prendre des risques
Les résultats exposés ici n’ont rien de surprenant. On comprend aisément qu’un client de l’industrie de défense française préfèrera acquérir un équipement qu’il sait être, ou devoir être, en service dans les armées françaises, ne serait-ce que pour avoir la certitude que celui-ci sera soutenu sur l’ensemble de sa durée de vie.
Surtout, le client sait ainsi qu’il n’aura pas à assumer, seul, les couts d’éventuelles évolutions de ses équipements, et pourra s’appuyer sur un volume suffisant pour tirer ces couts vers le bas.
On remarquera, à ce titre, que deux des contrats majeurs signés ces dernières années par l’industrie de défense française, le programme CaMo avec la Belgique, et l’acquisition des FDI grecques, demandaient explicitement une standardisation maximale des équipements avec ceux acquis par les armées françaises.
Dès lors, pour convaincre les industriels de s’engager dans une posture plus volontaire en investissant tant dans leurs moyens de production que dans la R&D, il serait nécessaire que le ministère, et les Armées elles-mêmes, changent leurs propres paradigmes, pour être en mesure de soutenir activement ces prises de risques industriels, par des investissements, certes plus mesurés, mais destinés à positionner ces équipements sur la scène internationale, et accroitre, ainsi, considérablement leurs chances de succès.
Ce changement de culture sera probablement difficile à imposer, en particulier dans les armées. Il le sera d’autant plus que la LPM 2024-2030, telle que conçue aujourd’hui, ne dispose que de peu de marges de manœuvre budgétaires, permettant un pilotage partiellement dynamique des acquisitions, précisément pour saisir les opportunités industrielles.
Une solution, pour résoudre ce schéma budgétaire complexe, et libérer les marges de manœuvre nécessaires, pourrait être d’impliquer pleinement les armées dans le succès des exportations de défense françaises, par exemple, par l’intermédiaire de recettes exceptionnelles constituées d’une partie des recettes fiscales générées justement par ces exportations.
Un tel outil permettrait, en effet, de profondément faire évoluer les relations entre la BITD et les Armées, et surtout de convaincre l’une et les autres, de s’engager dans un modèle beaucoup plus dynamique, privilégiant aussi bien l’équipement des forces que les exportations, au plus grand bénéfice des deux, et à terme, de l’état, par l’efficacité qu’une telle mesure aura sur le paysage industriel (grappes technologiques) et sur l’emploi.
Conclusion
On le comprend, si le diagnostic posé par Sébastien est le bon, et les menaces opérationnelles comme industrielles sont avérées, l’appel fait à davantage de prise de risques de la part des industries de défense, ne représente que la moitié du chemin, pour effectivement relever ces défis en développement.
Il est probable que certains des industriels répondront à cet appel, en particulier ceux qui sont majoritairement détenus par l’État. Toutefois, ces industriels sont précisément ceux qui auront le plus de difficultés pour mobiliser des capacités d’investissement exceptionnelles, précisément parce qu’ils sont détenus par l’état, et qu’ils ne peuvent donc pas se tourner vers les marchés pour financer leur croissance.
À l’inverse, ceux des industriels qui peuvent faire appel au marché, comme Dassault Aviation et Thales, seront certainement les plus difficiles à convaincre, s’étant déjà brulés les ailes sur ce sujet, par manque de soutien de l’état et des armées.
Il sera, dès lors, nécessaire, au ministère des Armées, et aux armées elles-mêmes, de faire leur propre mutation, afin de faire évoluer leurs capacités budgétaires, mais aussi leur volonté, pour soutenir les industriels dans leurs efforts d’investissement.
Des solutions existent, pour restructurer le modèle en ce sens, sans venir déstabiliser les acquis de la LPM 2024-2030 qui, pour l’occasion, servirait de socle sur lequel se construirait l’évolution des armées et de la BITD. Reste qu’il sera très probablement des plus difficiles de faire évoluer ces deux temples du conservatisme en termes de modèle structurel, non sans raison d’ailleurs.
Sans cela, cependant, l’appel de Sébastien Lecornu restera certainement lettre morte, ou aura des effets insuffisants pour se prémunir contre les transformations industrielles et sécuritaires qui se dessinent à l’échelle mondiale.



