Avec l’annonce d’une prochaine commande de 48 avions de chasse F-35A par la Roumanie, Lockheed-Martin s’assure d’une position dominante au sein des flottes de chasse européennes d’ici à 2035, alors qu’il équipera plus des trois quarts des forces aériennes du vieux continent à cette date.
Cette appétence des forces aériennes européennes pour les chasseurs américains, alors que trois avionneurs produisent des chasseurs de qualité sur son sol, ne peut se satisfaire des seules explications articulées autour des suspects habituels, à savoir la dépendance à la protection US et aux technologies américaines.
Dans ce contexte, comment peut-on expliquer le succès des chasseurs américains en Europe, y compris auprès des forces aériennes de pays participants à la construction de chasseurs européens ? Est-il possible d’agir pour contenir ou limiter ce phénomène dans les décennies à venir ?
Sommaire
La Roumanie va commander 48 F-35A auprès de Lockheed-Martin
Après les Pays-Bas, l’Italie, la Pologne et 8 autres pays européens, la Roumanie va se tourner vers le chasseur F-35 de Lockheed-Martin pour moderniser sa force aérienne. Selon un document diffusé hier par les sites spécialisés roumains, Bucarest prévoit d’acquérir 48 appareils en deux phases.
La première, qui débuterait d’ici à la fin de l’année, concernerait 32 appareils, soit deux escadrons de chasse, pour un budget de 6,5 Md$, et comprendra aussi l’ensemble des systèmes nécessaires à la mise en œuvre de ce nouveau chasseur.
Une seconde phase portant sur 16 F-35A supplémentaires, soit un 3ᵉ escadron, et jugée très sensiblement moins onéreuse, sera lancée par la suite. Il s’agira probablement de remplacer les F-16C/D acquis d’occasion, et dont la durée de vie opérationnelle demeure limitée.
Il s’agit d’un nouveau succès majeur de Lockheed-Martin et de son F-35 en Europe, alors que d’autres forces aériennes (Espagne, République tchèque et Grèce) devraient, elles aussi, annoncer une commande du chasseur American.
La surreprésentation des avions de chasse américains en Europe en 2035
Le fait est, selon les informations connues à ce jour, 12 à 14 des 20 forces aériennes européennes mettant en œuvre une flotte de chasse, devraient être partiellement ou totalement équipée de F-35 A et B en 2035.
Cette fourchette atteint 15 à 17 lorsque le F-16, lui aussi de Lockheed-Martin, est pris en considération. Au total, donc de 75 % et 85 % des forces aériennes européennes mettront en œuvre des chasseurs conçus et fabriqués par Lockheed-Martin en 2035.
Plus de 50 % de chasseurs de Lockheed-Martin en Europe
En portant l’analyse sur le nombre d’appareils, ce seront de 500 à 730 F-35A et B et 192 à 210 F-16, essentiellement des Block 70/72 ou ultérieurs, sur un total de 1680 à 1990 chasseurs en service au sein des forces aériennes européennes en 2035.
De fait, les chasseurs de Lockheed-Martin devraient représenter entre 43 et 50 % des avions de chasse mis en œuvre par les forces aériennes européennes, loin devant les 22 à 26 % de l’Eurofighter Typhoon, les 14 à 17 % du Rafale, ou encore les 9 à 10 % du Gripen suédois.
Seules 4 forces aériennes européennes équipées uniquement en chasseurs européens
Cette situation est, pour ainsi dire, unique sur la planète. En effet, à ce jour, seuls cinq pays disposent de l’ensemble des compétences pour concevoir un avion de combat, les cinq membres du Conseil de Sécurité des Nations Unis. Deux autres pays, la Corée du Sud et la Suède, disposent quant à eux de toutes les compétences nécessaires, exception faite des propulseurs.
De fait, les avionneurs et motoristes européens représentent plus de 40 % des compétences et savoir-faire mondiaux dans le domaine des avions de combat.
Paradoxalement, les Européens se tournent aujourd’hui majoritairement vers des modèles d’avions de combat américains, y compris pour la Grande-Bretagne et ses partenaires italiens, espagnols et allemands avec qui ils ont développé le Panavia Tornado puis l’Eurofighter Typhoon.
Plus surprenant encore, seules 4 des 20 forces aériennes européennes dotées d’avions de chasse, seront équipées exclusivement d’appareils européens. Il s’agit, en l’occurrence, de la France et de la Croatie qui voleront sur Rafale, et de la Suède et la Hongrie, dotées de Gripen.
Enfin, il est intéressant de noter que les 1700 à 2000 avions de combat qui équiperont les forces aériennes européennes en 2035, surpasseront de probablement 50 % le format des forces aériennes russes à cette date.
Cette flotte de chasse européenne dépasse par ailleurs, dans les mêmes proportions, la force aérienne que les Etats-Unis pourraient, dans le meilleur des cas, déployer en Europe en cas de conflit.
Pourquoi ce succès des avions de combat américains en Europe ?
Il convient donc de s’interroger sur les raisons qui amènent l’immense majorité des européens à se tourner vers des avions de combat de facture américaine, plutôt qu’européenne, au point d’en faire un véritable standard européen, alors même que les avionneurs européens sont capables de produire des appareils parfaitement dimensionnés pour contenir la menace russe ?
Pour répondre à cette question, les « usual suspect » traditionnellement mis en avant, à savoir une soumission excessive des européens aux Etats-unis, exacerbée par un activisme américain très efficace sur les chancelleries européennes, ne suffisent pas à expliquer l’ampleur du phénomène. Ce d’autant qu’il ne se retrouve pas dans d’autres domaines, comme les blindés, ou encore les navires de combat et sous-marins.
Les limites de l’argument de la dissuasion partagée de l’OTAN
L’argument de la participation à la dissuasion partagée au sein de l’OTAN, a quant à lui une certaine validité. Il a, en effet, de toute évidence été au cœur des arbitrages allemands ou encore belges en faveur du chasseur américain, et fut un paramètre d’importance en Italie et aux Pays-Bas.
Toutefois, cette explication, selon laquelle les Etats-Unis ont artificiellement favorisé le F-35A en Europe en limitant la qualification de la bombe nucléaire gravitationnelle B61-Mod12, qui sera au cœur de la dissuasion partagée de l’OTAN pour les 20 années à venir, est en partie biaisée, en particulier du point de vue français.
Ainsi, s’il est incontestable que Washington a privilégié l’acquisition de F-35 par ce biais, particulièrement face au Typhoon et au Super Hornet, ce bras de levier n’existe que par le refus de Paris et de Londres de partager leurs propres armes nucléaires au sein de la dissuasion nucléaire partagée de l’OTAN.
En effet, rien n’empêche les deux nations dotées européennes, d’elles aussi proposer un stock de bombes ou missiles nucléaires sous commandement OTAN activés selon le principe de la double clé, comme c’est le cas des B61 américaine.
Toutefois, ni Londres, ni Paris, n’ont jamais accepté de porter une telle responsabilité partagée en Europe, qui pourrait mécaniquement les lier à un conflit potentiellement nucléaire en partageant le destin de ses voisins et alliés, comme c’est censément le cas des Etats-Unis.
Au contraire, pour la France comme le Royaume-Uni, la dissuasion est considérée comme une bulle de protection ultime exclusivement nationale, ne souffrant d’aucune interaction de voisinage, permettant spécifiquement d’assurer la sécurité ultime de la nation, même en cas de conflit généralisé.
Bien évidemment, cette posture, toute édulcorée qu’elle peut être par des ouvertures peu convaincantes des dirigeants des deux pays, constitue un frein considérable pour les européens, et notamment les européens de l’est, lorsqu’il s’agit de s’équiper d’équipements aussi critiques que les avions de combat.
La très efficace stratégie commerciale et technologique de Lockheed-Martin autour du F-35
La stratégie commerciale et marketing employée par Lockheed-Martin, et soutenue par Washington, constitue une autre par de l’explication de ce raz-de-marrée du F-35 en Europe.
Le F-35, un avion du futur, quitte à sacrifier ses performances présentes
En effet, l’avionneur américain n’a jamais cessé, depuis 15 ans maintenant et la compétition néerlandaise, de présenter son avion de combat comme l’appareil du futur, particulièrement en faisant apparaitre les Eurocanard ou le Super Hornet comme des avions du présent, et donc, rapidement, du passé.
Pour ce faire, Lockheed-Martin a systématiquement privilégié, dans son discours, mais aussi dans sa stratégie industrielle, les capacités à venir de son chasseur, quitte pour cela à sacrifier les performances immédiates du chasseur.
Ainsi, tous les acquéreurs européens du F-35 à ce jour, savent qu’ils ne recevront probablement pas une version pleinement opérationnelle de l’appareil, comme c’est le cas des quelque 150 chasseurs déjà livrés aux forces aériennes, britanniques, néerlandaises, italiennes, danoises ou norvégiennes à ce jour.
Ils sont, en revanche, une confiance, peut être excessive, dans le fait que le moment venu, le chasseur américain offrira effectivement les performances et capacités promises par Washington, pour s’engager dans un conflit de haute intensité.
La faible visibilité technologique des chasseurs européens
Par ailleurs, ces capacités à venir, présentées dans un planning de progression de plus de 20 ans par LM, participent à construire l’efficacité du chasseur en termes de dissuasion, qu’il s’agisse de sa faible observabilité ou ses capacités d’engagement collaboratif.
À l’inverse, les chasseurs européens proposent une perspective technologique claire sur un calendrier beaucoup plus resserré, de l’ordre de 5 à 7 ans au mieux, en dépit du fait qu’il s’agit de chasseurs aujourd’hui très efficaces, sans le moindre doute davantage que ne l’est le F-35A, et qu’ils ont tous trois remarquablement évolué ces 30 dernières années.
De fait, une force aérienne qui aujourd’hui se tournerait vers le Rafale, le Typhoon ou le Gripen, ferait le choix d’un chasseur très efficace en 2030. Le F-35, lui, promet d’être très efficace en 2040 et au-delà. Cet argument a joué à plein dans plusieurs compétitions récentes, notamment en Suisse et en Finlande.
La défiance des européens vis-à-vis des grandes puissances européennes
Enfin, qu’on le veuille ou non, il existe aujourd’hui une réelle défiance en Europe, en particulier en Europe de l’Est, vis-à-vis d’un éventuel soutien militaire de la France, mais aussi de l’Allemagne ou de l’Italie, si un conflit majeur venait à débuter en Europe centrale.
Et ce n’est probablement pas sans raison. D’abord, alors qu’à eux trois, ces pays représentent 35 % de la population et plus de 50 % du PIB de l’Union européenne, ils représenteront uniquement 20 % des forces terrestres, et 30 % des forces aériennes européennes en 2035.
Pour des pays qui, comme la Pologne, la Roumanie, la République tchèque ou les Pays baltes, qui se dirigent tous vers un effort de defense au-delà de 3 % et des formats d’armées considérablement plus importants, proportionnellement parlant, il s’agit incontestablement d’un motif érodant la confiance qu’ils peuvent donner à Paris, Berlin ou Rome, en cas de conflit.
Au-delà des moyens eux-mêmes, ces pays n’ont pas démontré, ces dernières années, d’une détermination importante pour s’opposer à la Russie, au contraire. S’étant eux-mêmes mis sous le parapluie américain en ne livrant certains équipements majeurs à l’Ukraine qu’une fois le feu vert US donné, ils ne pouvaient plus apparaitre comme une alternative crédible à Washington.
L’inverse est d’ailleurs également vrai. En s’étant montrée inflexible face à la Turquie ces dernières années, Paris a acquis un très important capital confiance de la part de la Grèce, qui s’est tournée vers le Rafale et les frégates FDI françaises pour moderniser ses forces aériennes et navales.
De même, la position équilibrée française dans les Balkans a probablement joué un rôle déterminant dans le choix de Zagreb de se doter de Rafale, et dans l’intention de Belgrade de faire de même.
Conclusion
On le voit, les arbitrages des chancelleries européennes en faveur d’avions américains, et du F-35 particulièrement, aux dépens de modèles européens, s’avèrent aussi paradoxales qu’ils sont compréhensibles une fois les différents biais initiaux éliminés.
Surtout, il apparait que plusieurs des paramètres ayant amené les dirigeants européens à se tourner vers l’avion de Lockheed-Martin, est, en partie au moins, la conséquence de postures et de décisions des avionneurs européens eux-mêmes, ainsi que de leurs gouvernements respectifs.
C’est donc probablement vers ces critères ayant eu pour effet d’affaiblir l’offre européenne, plutôt que sur la critique stérile des dirigeants européens et de l’omniprésence américaine, qu’il conviendrait d’orienter les efforts et le débat, de sorte à garantir la pérennité et l’efficacité de cette industrie et de ses savoir-faire dans les décennies à venir.


