Au dรฉbut des annรฉes 70, ร l’issue de la guerre du Vietnam, l’US Army entama un vaste programme de modernisation de ses forces, qui prendra le nom de ยซย Big 5ย ยป, car portant sur 5 รฉquipements emblรฉmatiques de la puissance militaire amรฉricaine pour les 40 annรฉes qui suivirent : le Char de combat M1 Abrams, le vรฉhicule de combat d’infanterie M2 Bradley, l’hรฉlicoptรจre de combat AH-64 Apache, l’hรฉlicoptรจre de manoeuvre UH-60 Black Hawk et le systรจme de dรฉfense anti-aรฉrienne et anti-missiles Patriot. A l’instar des avions de combat F15 et F16 de l’US Air Force, des porte-avions Nimitz, des croiseurs Ticonderoga, sous-marins nuclรฉaires Los Angeles et des F18 de l’US Navy, ces รฉquipements permirent au Pentagone de prendre un ascendant technologique majeur sur l’Union Soviรฉtique, et firent des Etats-Unis le grand vainqueur de faรงade de la guerre froide.
L’US Army, qui pendant 15 ans se concentra presque exclusivement aux missions anti-insurrectionnelles en Afghanistan, en Irak et en Syrie, constata ร partir de 2016 qu’elle risquait de perdre l’ascendant technologique vis-ร -vis de pays comme la Chine ou la Russie, qui maintinrent un effort plus ou moins visible pour moderniser leurs forces armรฉes dans l’hypothรจse d’engagements dits de ยซย haute intensitรฉย ยป. C’est ainsi que, sous l’impulsion du gรฉnรฉral Mattis alors secrรฉtaire ร La Dรฉfense de la nouvelle administration Trump, l’US Army engagea une rรฉflexion pour moderniser ses capacitรฉs et ses moyens. Et comme le super programme ยซย Big 5ย ยป avait donnรฉ des rรฉsultats dรฉpassants largement les espรฉrances, elle vint rapidement ร dรฉfinir un nouveau super programme, identifiรฉ cette fois comme le ยซย Big 6ย ยป.
Alors que le Big 5 portait sur 5 รฉquipements majeurs, le Big 6 se compose de 6 grandes familles de besoin de modernisation : les vรฉhicules blindรฉs et les drones terrestres, les hรฉlicoptรจres, l’artillerie longue portรฉe, La Dรฉfense anti-aรฉrienne et anti-missile, les rรฉseaux de donnรฉes, et les amรฉliorations de l’infanterie. Et ces 6 grandes familles se dรฉcomposent elles aussi en 31 programmes d’รฉquipements et de moyens. Et tout cela va couter cher, trรจs chers. Ainsi, le budget requis pour respecter les plannings dรฉfinis requiรจrent 57 Md$ sur la seule pรฉriode 2020-2024. Connaissant la propension des programmes amรฉricains ร ne pas respecter les enveloppes budgรฉtaires initialement dรฉfinies, nombreux sont les spรฉcialistes ร mettre en garde contre la soutenabilitรฉ de ce super programme.
C’est notamment le cas de Heidi Shyu, qui fut en charge des acquisitions de l’US Army de 2011 ร 2015, alors que le budget allouรฉ aux programmes militaires variaient d’une annรฉe sur l’autre en fonction des arbitrages politiques. Selon elle, le super-programme ยซย Big 6ย ยป serait trop ambitieux, et exposerait l’US Army ร des risques trรจs importants. En effet, une de ses caractรฉristiques majeures repose sur la simultanรฉitรฉ du developpement d’un grand nombre de programmes hautement technologiques, qui doivent permettre un basculement gรฉnรฉrationnel de l’US Army sur une pรฉriode relativement courte. Or, comme dit prรฉcรฉdemment, les programmes de dรฉfense, surtout aux Etats-Unis, excรฉdent souvent leur planning initial comme leur budget. Pour peu que plusieurs programmes majeurs venaient ร glisser simultanรฉment, l’US Army se verrait contrainte ร des arbitrages engageant de possibles ruptures capacitaires dans un moment critique et particuliรจrement exposรฉ face ร la Chine ou la Russie.
Mรชme si les programmes venaient ร se dรฉrouler conformรฉment aux plans, des facteurs exogรจnes pourraient avoir des consรฉquences nรฉgatives amplifiรฉes par cette ambition excessive et cette simultanรฉitรฉ. Ainsi, si une crise รฉconomique ou financiรจre, comme celle annoncรฉe par de nombreux รฉconomistes pour les annรฉes ร venir, venait ร toucher les Etats-Unis, l’US Army serait probablement exposรฉe ร des rรฉductions budgรฉtaires, entrainant lร encore des ruptures capacitaires critiques. Mรชme sans entrer dans un scรฉnario extreme, la structure actuelle du super programme, et l’absence de marges de manoeuvre qu’il engendre, agit comme un multiplicateur de risques si certains programmes venaient ร dรฉborder, alors que la conjoncture รฉconomique venait simplement ร se tendre, empรชchant toute augmentation budgรฉtaire.
Ces risques ont menรฉ Heidi Shyu ร appeler l’US Army ร plus de raison, en arbitrant d’ores et dรฉjร quels programmes, permis les 31 programmes d’รฉquipement, devaient รชtre dรฉcalรฉs ou supprimรฉs, de sorte ร donner au ยซย Big 6ย ยป une chance raisonnable d’รชtre menรฉ ร son terme mรชme si des รฉvรฉnements non pris en compte venaient ร apparaitre.
En outre, l’รฉtalement des programmes hautement technologiques permettrait, de faรงon induite, de rรฉduire le risque technologique lui-mรชme. En effet, en dรฉveloppant sur les mรชmes existants et postulats technologiques la majoritรฉ des systรจmes critiques d’une armรฉe, on expose l’ensemble des forces ร une vulnรฉrabilitรฉ globale accrue, comme ร l’obsolescence simultanรฉe de l’ensemble des systรจmes. Dans ce domaine, on se doit de reconnaitre que l’approche retenue par la Russie, qui associe des dรฉveloppements technologiques successifs en mode tuilรฉ et qui organise la transition technologique de ses forces grรขce ร des programmes de modernisation de ses รฉquipements en service, tout en concentrant les dรฉveloppements de haute technologique sur des systรจmes critiques, comme les armes hypersoniques, prรฉsente une rรฉsilience bien supรฉrieure ainsi qu’un lissage performant de la puissance militaire dans le temps, et ce malgrรฉ de sรฉvรจres revers รฉconomiques rencontrรฉs depuis 2014.