Article Invité de Noam Hakoune en accès intégral permanent
Pour les mois de juillet et août 2021, la très influente revue Foreign Affairs se posait la question de savoir si la Chine pourrait continuellement croître.[1] C’est effectivement l’inéluctabilité de la croissance de Pékin qui hante tous les stratèges américains depuis l’intrusion du concept de PIège de Thucydide par Graham Allison en 2012.[2] Comparer les puissances chinoises et américaines ne peut se faire sans une fine analyse des rapports de force navals et maritimes. Car compte tenu de l’éloignement des deux puissances et de la géographie de la région, un potentiel conflit entre la Chine et les Etats-Unis surviendra d’abord sur les mers. L’observation de la flotte chinoise est donc devenue une préoccupation majeure des élites américaines, et en premier lieu du congrès[3] et de l’Agence de Renseignement Naval[4]. Dans cette analyse, nous insisterons sur les limites actuelles de la montée en puissance de la marine chinoise.
Mais avant, il est indispensable d’affirmer que la croissance en termes de tonnage et de modernisation des équipements navals chinois est indéniable. En 2005, la flotte chinoise comptait 216 navires (toutes catégories confondues) soit 75 de moins que la marine américaine. La marine de l’armée populaire ne disposait par ailleurs d’aucun porte-avions, cruciaux pour asseoir sa domination maritime dans une zone clé. Entre 2005 et 2020, l’industrie navale chinoise a produit et fourni 117 navires. En 2020, les plus sérieuses estimations faisaient donc état de 333 navires pour la Chine, contre 296 pour l’U.S Navy.[5] Bien sûr, la marine chinoise n’a pas manqué de se doter de deux porte-avions, et de quadrupler le nombre de sous-marins lanceurs d’engins en sa possession. Ajoutons également que le niveau de la marine chinoise éveille des inquiétudes jusqu’en France. Lors d’une audition à l’Assemblée Nationale, l’Amiral Vandier, actuel Chef d’Etat-Major de la Marine avouait avoir été surpris par le niveau technique et l’emprise actuelle sur la région de la Marine chinoise.[6] Rappelons toutefois qu’aucune information officielle n’a été transmise par le Parti Communiste Chinois, et qu’au contraire des marines occidentales, les chiffres en la matière sont des estimations.[7] Le risque de surprise stratégique n’en est que plus accru.

Si de nombreux travaux de l’IRSEM[8] voire même des journaux non-spécialisés et grands publics[9] ont insisté sur l’ascension fulgurante de la marine chinoise, peu de sources francophones rentrent dans le détail des lacunes chinoises en la matière. Car si toute grande ambition géopolitique ne peut faire l’économie d’un réarmement, celui-ci n’est pas toujours une partie de plaisir et nous verrons quels sont les principaux défis géographiques, techniques et logistiques à relever pour la marine chinoise.
Un encerclement stratégique difficile à déjouer
Comme l’écrivait le célèbre géopolitologue Yves Lacoste, la géographie sert d’abord à faire la guerre. Or celle-ci semble pour le moment jouer en défaveur de la Chine, si le nom de mer de Chine laisse supposer une complète emprise sur cette zone maritime, la réalité est bien plus complexe. La Chine revendique la partie la plus large de la Mer de Chine allant du sud de l’archipel nippon jusqu’au nord de l’Indonésie et au sud-est du Vietnam, incluant bien sur Taiwan. A l’intérieur de ce premier chaînon d’îles, la Chine occupe une position militaire quasi hégémonique, entre autres grâce aux développements militaires des îles Spratley amorcés dès novembre 2016.[10]Jusqu’au-delà de cette zone, la Chine est bel et bien corsetée par un puissant réseau de bases navales américaines s’étalant de la Corée du Sud à Singapour, en passant par le Japon. Plus conséquente est la base navale de Guam qui cloisonne le second chaînon d’île. En outre, les américains ne sont pas les seuls à participer à cette manœuvre de “corsetage” des ambitions navales chinoises. A titre d’exemple, le récent déploiement japonais de chasseurs F-35 sur les îles Nansei est significatif. L’absence de bases navales situées dans des pays alliés est un réel manquement dans la politique maritime et navale chinoise, que Pékin doit s’efforcer de combler pour rompre cette logique d’encerclement.
Si l’on remonte dans le temps, le concept de premier chaînon d’îles a d’ailleurs été pensé par des auteurs américains à l’instar de Dulles ou Kennan, dans l’optique de limiter l’expansion du communisme en pleine Guerre Froide.[11] Trente ans après la guerre froide, et cinquante ans après la réconciliation sino-américaine de 1971, ce chaînon d’îles demeure un carcan pour les stratèges chinois. Un autre rappel historique nous permet de mieux comprendre la problématique d’encerclement de la Chine. Lorsque les américains établirent leur hégémonie sur la Mer des Caraïbes à la fin du XIXe siècle, ils durent d’abord déloger les espagnols. Une fois l’influence espagnole éteinte, il ne restait plus aucune flotte à opposer à l’US Navy. Dans notre cas, la Chine devra d’abord traiter avec les Etats-Unis, mais également avec d’autres marines. Prenons seulement l’exemple du Vietnam, puissance mineure.
Hanoi dispose d’un nombre limité de navires combattants de surface, mais possède 35 chasseurs Su-30 de quatrième génération, potentiellement armés de missiles antinavires supersoniques Kh-31.[12] La marine vietnamienne déploie également six sous-marins diesel de classe Kilo achetés à la Russie au cours de la dernière décennie.[13] S’y ajoutent des batteries de missiles antinavires côtiers avancés, les P-800 russes, qui peuvent frapper des cibles situées jusqu’à 230 miles de la côte vietnamienne. En vérité, ces atouts ne donnent guère de chance au Vietnam contre la Chine dans un conflit maritime soutenu. Mais ils créent une percussion suffisante pour que le Vietnam puisse blesser la Chine ou bien la dissuader. Le seul exemple du Vietnam permet d’illustrer combien les voisins de la Chine sont loin d’être dans une situation d’infériorité complète et totale face à la Chine, comme le furent les puissances caribéennes face à l’Amérique de la fin du XIXe. Ajoutons à cette équation la troisième économie mondiale, le Japon, et une puissance nucléaire, à savoir l’Inde.

Pour que la marine chinoise puisse sortir du premier chaînon d’îles, et donc quitter ses eaux territoriales, les îles Nansei japonaises et les Philippines l’obligent à utiliser deux routes de sortie relativement étroites : le détroit de Miyako au nord de Taïwan et le canal de Bashi au sud de cette île. Cette seule observation permet de comprendre l’importance géostratégique de Taïwan qui, en étant indépendante de la Chine, crée les conditions de ce goulot d’étranglement. Une fois revenu dans le giron chinois, Taïwan offrira à Pékin une ouverture directe sur le Pacifique. Tous les débats autour de Taïwan peuvent être résumés à cette problématique. Si le Parti Communiste Chinois joue sur la rhétorique de la Chine unique et indivisible c’est parce que les peuples, comme toujours, préfèrent les argumentaires nationalistes aux considérations géostratégiques.
Géographiquement, Taïwan contraint la Chine. N’importe quel prospectiviste chinois peut aisément supposer qu’en cas de conflit, Taïwan constituerait un élément indispensable d’un potentiel blocus. In extenso, les routes de la soie sont aussi un moyen de contrecarrer cet étouffement géographique et géopolitique dont Taïwan est le pilier.
Si l’on regarde les conditions offertes à la Chine par le sud, les routes de sortie de la mer de Chine sont principalement orientées vers l’océan Indien, notamment via les détroits de Singapour et de Malacca. Il est donc difficile pour la Chine d’envoyer des navires ou des sous-marins dans les eaux profondes de la mer des Philippines et du Pacifique au sens large sans traverser ces deux points d’étranglement distincts.
La problématique des eaux peu profondes
Un autre aspect de la géographie qui mérite d’être abordé ici concerne les caractéristiques sous-marines de la région. Les trois principales masses qui constituent l’essentiel des eaux littorales de l’Asie de l’Est – la mer Jaune, la mer de Chine orientale et la mer de Chine méridionale – sont toutes relativement peu profondes. C’est particulièrement vrai pour la mer Jaune, dont la profondeur moyenne n’est que de 200 à 260 pieds.[14] La mer de Chine orientale présente des chenaux profonds à proximité immédiate du Japon, mais sa profondeur moyenne n’est que de 650 pieds.[15] Quant à la mer de Chine méridionale, elle est profonde par endroits, notamment au centre, mais au sud et sur tout son périmètre (y compris le littoral chinois et le détroit de Taiwan), elle est également assez peu profonde.[16]
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