L’US Air Force ne veut pas reproduire les erreurs du programme F-35 avec le programme NGAD

Selon le secrétaire à l’US Air Force, Frank Kendall, il est indispensable d’éviter, avec le programme NGAD, les mêmes erreurs qui ont handicapé le programme F-35. Mais cela pourrait être bien plus difficile à faire qu’à dire, au regard de l’organisation de l’industrie de défense outre-atlantique.

Dans une interview donnée à CBS news, l’ancien négociateur en chef des programmes d’armement du Pentagone et ancien vice-président de Raytheon, Shay Assad, dresse un constat au vitriol des pratiques de facturation appliquées par les géants de l’industrie de défense américaine.

Selon lui, à la suite de la réorganisation industrielle de 1993 ayant permis de fusionner la cinquantaine d’entreprises majeures de la Base Industrielle et Technologique de Défense ou BITD, américaine en cinq grands groupes qui aujourd’hui s’avèrent être les cinq plus grandes entreprises mondiales de ce domaine (dans l’ordre Lockheed-Martin, Raytheon, Boeing, Northrop Grumman et General Dynamics), le Pentagone a créé une situation de monopole pour chacun des équipements produits, amenant à une explosion des prix facturés par ces entreprises.

Ainsi, selon Shay Assad, en 1990, un missile Stinger coutait 25.000 $ à l’US Army, alors que Raytheon facture désormais 400.000 $ par missile. Même en tenant compte de l’inflation et des avancées technologiques entre les versions de missiles, le prix a été multiplié par 7.

Autre exemple cité en référence par celui qui se désigne désormais lui-même comme « le pire ennemi de l’industrie de défense US », un distributeur d’huile, acheté jusqu’, il y a peu par la NASA à 378 $ l’unité, est vendu au Pentagone pour 10.000 $ par son fabricant.

Quant au missile Patriot au fait la une de l’actualité, il a vu son prix à ce point croitre que selon Shay Assad, l’US Army aurait dû recevoir l’équivalent d’une année de production de missiles pour simplement compenser les écarts de prix injustifiés tarifés par Raytheon.

Stinger ukraine Consolidation industrielle Défense | Actualités Défense | Aviation de chasse
Les missiles Stinger envoyés par l’US Army à l’Ukraine lui avaient couté 25k$ en 1990. Ils sont remplacés par des missiles de même type qui sont désormais facturés 400 k$ l’unité

Les raisons de ces dérivés sont nombreuses, notamment la pression liée au pilotage du cours de bourse amenant les entreprises à viser des résultats et une redistribution spectaculaire. Ainsi, selon M Assad, les marges négociées contractuellement entre l’état et les industriels de défense se situent entre 10 et 12% de l’enveloppe budgétaire, mais atteint fréquemment, dans les faits, 40% de cette enveloppe.

Une autre raison n’est autre que la situation de force des industriels conférée par les monopoles créés par la réorganisation de 1993, mais également par un certain abandon de la supervision des contrats et de leurs négociations, le Pentagone ayant divisé par 2 le nombre de personnels dédiés à cela en 30 ans. De fait, certains industriels se sont même fait une spécialité pour détecter les entreprises détenant un monopole sur certains équipements, y compris sur des pièces détachées, pour les racheter et pour faire d’immenses profits en augmentant les tarifs.

Si Shay Assad n’a pas, on s’en doute, particulièrement bonne presse au Pentagone, d’autant que l’industrie de défense US est devenue au fil des années le débouché de choix pour les officiers généraux en fin de carrière, précisément ceux qui arpentent les couloirs de l’État-major américain, son constat n’en est pas moins, on ne peut plus pertinent et argumenté.

Et la dernière déclaration de Franck Kendall, le Secrétaire américain à l’Air Force, tend d’ailleurs à lui donner raison. Pour le ministre, en effet, il est hors de question de reproduire dans le programme NGAD qui vise à concevoir le remplaçant du F-22 d’ici à 2030, les mêmes erreurs que celles qui handicapent aujourd’hui le programme F-35, faisant référence à la position de force extraordinaire donnée à Lockheed-Martin par voie contractuelle autour de ce programme.

F35A USAF Consolidation industrielle Défense | Actualités Défense | Aviation de chasse
Toutes les données produites par le F-35, aux États-Unis comme à l’export, appartiennent contractuellement à Lockheed-Martin, qui détient également l’exclusivité de la maintenance et de l’évolution de l’appareil

En effet, lors de l’attribution du programme Joint Strike Fighter à Lockheed-Martin, le Pentagone a consenti à laisser à l’industriel l’intégralité et l’exclusivité des droits sur l’ensemble des données produites par l’appareil, aux États-Unis comme à l’exportation, ainsi que sur l’appareil sur toute sa durée de vie.

Il est ainsi impossible à l’US Air Force de confier à un autre industriel des données émanant du F-35 pour, par exemple, développer un nouvel équipement, voire un nouvel appareil, sans que cela passe préalablement par Lockheed-Martin qui, bien évidemment, fera tout son possible pour s’arroger ledit contrat.

Comme le reconnait Franck Kendall, le cadre contractuel du programme F-35 oblige l’US Air Force, mais également l’US Navy et l’US Marines Corps, ainsi que l’ensemble des forces aériennes employant l’appareil, à en passer par l’industriel pour tout ce qui concerne l’appareil et son exploitation, constitue un sérieux handicape pour les forces armées US et leurs capacités de négociation industrielle.

Si l’US Air Force reste convaincue, dans le cadre du NGAD, qu’il est nécessaire de s’en remettre à un unique industriel pour la conception et la fabrication des 200 appareils qui seront commandés, Franck Kendall a précisé qu’en aucun cas, cette fois, les données générées par l’appareil et l’ensemble du système de systèmes, n’appartiendront à l’industriel.

En revanche, dans le cadre du programme collaborative combat aircraft (CCA) qui doit concevoir et construire les drones qui accompagneront les NGAD et les F-35A dans les années à venir, Frank Kendall indique que plusieurs industriels pourront être sollicités conjointement, laissant entendre que cela permettrait de réorganiser une plus saine concurrence et donc de meilleures pratiques commerciales pour le Pentagone et l’US Air Force.

le programme NGAD doit permettre de remplacer les F-22 Raptor de l'US Air Force à horizon 2030
Si le NGAD ne sera attribué qu’à un unique industriel, le programme CCA sera lui ventilé auprès de plusieurs constructeurs, dans une approche qui n’est pas sans rappeler celle préconisée par Will Roper en son temps

Il est intéressant de constater que ces dérives n’ont pas émergé il y a peu. Alors qu’il occupait le poste de Secrétaire adjoint aux acquisitions et aux développements technologiques de l’US Air Force, le docteur Will Roper avait déjà mis en avant les contraintes qu’imposaient sur le budget de l’US Air Force l’organisation industrielle appliquée notamment au programme F-35, allant jusqu’à déclarer, en juillet 2020, que les grands programmes comme le F-35 étaient aujourd’hui une menace à long terme sur le devenir de l’industrie aéronautique militaire américaine, mais également sur la puissance militaire des États-Unis sur la scène internationale.

Pour le spécialiste du pilotage de projet qu’il est, il était indispensable de revenir à une BITD déconcentrée et concurrentielle, et le meilleur moyen d’y parvenir était d’abandonner les grands programmes standardisés pour développer des programmes en petite série d’appareils de combat spécialisés, de sorte à réorganiser en profondeur la BITD et ses pratiques.

La comparaison des dépenses d’équipements et de maintenance des armées US avec les armées occidentales pouvant s’appuyer sur un BITD nationale, montre qu’il existe en moyenne un facteur deux s’appliquant aux armées US, et par transitivité, à de nombreuses armées occidentales s’équipant à Washington.

À titre d’exemple, un sous-marin de la classe Virginia est acheté pour deux fois le prix d’un Astute britannique, et plus de 2,5 fois plus que les Suffren français, sans que ses performances justifient un tel écart de prix.

Si on le compare à un Iassen russe, le rapport de prix est supérieur à 3,5, comme c’est le cas entre un Su-35 acquis par les forces aériennes russes et un F-15EX acquis par l’US Air Force, alors qu’un Abrams coute pas moins de 6 fois le prix d’un T-90M, et qu’une frégate Constellation coutera deux fois le prix d’un destroyer chinois Type 052D.

Ni les différences de coût de main d’œuvre, ni les différences de performances ne justifient de tels écarts qui s’appliquent également aux couts de maintenance et d’évolution des équipements, ceci venant clairement handicaper lourdement l’effort américain pour moderniser ses armées face au retour de la compétition stratégique avec la Russie et la Chine.

Lancement d'un SNA Virginia Block IV
Aujourd’hui, un sous-marin nucléaire d’attaque de la classe Virginia coute deux fois le prix d’un Astute britannique, 2,5 fois le prix d’un Suffren français, et 3,5 fois le prix d’un Iassen russe

Dans tous les cas, il est peu probable que les États-Unis soient en mesure de relever efficacement le défi chinois / russe sans en passer par une profonde réorganisation de son industrie de défense et de ses pratiques commerciales.

Car contrairement aux trois décennies précédentes, les États-Unis doivent désormais faire face à des adversaires performants dans ce domaine, et plus particulièrement la Chine qui a su efficacement organiser et structurer ses propres capacités industrielles et technologiques de défense, précisément pour produire en masse et à couts maitrisés des équipements efficaces.

Alors que l’économie chinoise va petit-à-petit venir tangenter l’économie américaine, et que Pékin va très probablement étendre son réseau d’alliances dans le Monde, les pratiques de la BITD US constituent aujourd’hui, en bien des points, le plus grand point faible d’un camp occidental habitué à être biberonné par Washington dans ce domaine.

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