Il y a quelques jours, le site américain Politico révélait l’existence d’un document budgétaire transmis au Bundestag, détaillant la liste des programmes qui seront soumis à la commission des finances du Parlement allemand d’ici la fin 2026. Derrière ce document, c’est une trajectoire inédite qui se dessine pour la Bundeswehr : près de 83 Md€ de commandes industrielles devraient être passées sur les seuls douze prochains mois, un effort qui dépasse de très loin les volumes observés ces dernières années, y compris depuis l’initiative Zeitenwende d’Olaf Scholz en 2022.
Cette annonce marque une inflexion majeure dans la politique de défense allemande, non seulement par son ampleur financière, mais aussi par la nature des programmes retenus et par la part désormais écrasante accordée à l’industrie nationale et européenne.
Dès lors, une question s’impose : s’agit-il d’une nouvelle course aux armements enclenchée au cœur de l’Europe, ou bien de la mise en œuvre raisonnée d’une trajectoire destinée à doter l’Allemagne, et peut-être le continent tout entier, d’une puissance militaire crédible et durable ? Et surtout, ce mouvement ne risque-t-il pas de réveiller certaines inquiétudes, en Allemagne comme chez ses partenaires européens, quant aux équilibres politiques et militaires à venir ?
Sommaire
Un effort budgétaire sans précédent pour la Bundeswehr
Depuis plus de deux décennies, le budget de la Bundeswehr évoluait dans une zone de confort relative, oscillant autour de 45 à 50 Md€ par an. Cette enveloppe suffisait à maintenir une armée de taille moyenne, mais sans commune mesure avec le poids économique de l’Allemagne, première puissance industrielle et exportatrice du continent. Lorsque le chancelier Olaf Scholz annonça, en février 2022, l’initiative Zeitenwende et son fonds exceptionnel de 100 Md€, l’événement fut largement perçu comme une rupture historique.

Dans les faits, cette enveloppe visait surtout à combler des lacunes criantes accumulées depuis trois décennies, en finançant des acquisitions urgentes auprès des États-Unis et d’Israël, qu’il s’agisse de F-35A, d’hélicoptères CH-47F, de missiles Arrow-3 ou de batteries Patriot. L’objectif n’était pas de redimensionner la Bundeswehr, mais de lui permettre de retrouver une crédibilité minimale face à la menace russe.
La planification budgétaire présentée en septembre 2025 dépasse très largement cette logique de rattrapage. Avec près de 83 Md€ de commandes industrielles prévues sur les douze prochains mois, soit quatre fois plus que le rythme habituel des années 2010 et 2020, Berlin franchit une marche sans précédent. Contrairement au fonds de 2022, qui avait un caractère exceptionnel et temporaire, cette dynamique s’inscrit dans une trajectoire de long terme : un budget de défense porté à 108 Md€ dès 2026, puis 160 Md€ en 2029, soit une progression de plus de 200 % en l’espace de sept ans.
Ce saut quantitatif appelle deux remarques essentielles. D’abord, il ne s’agit pas d’un effort qui se traduira immédiatement par un quadruplement des forces disponibles. L’armée allemande compte aujourd’hui environ un effectif théorique de 206 000 militaires, mais de moins de 185.000 en effectifs réels, et même si une hausse est prévue, elle ne pourra être que progressive.
En réalité, cet afflux de commandes industrielles va d’abord servir à densifier les équipements, à remplacer les matériels obsolètes, et à créer un réservoir logistique qui permettra d’accompagner plus tard la montée en puissance des effectifs. On pourrait presque dire que Berlin construit aujourd’hui l’armature d’une armée de 250 à 300 000 hommes, mais sans disposer encore de l’effectif correspondant, et sans avoir dévoilé la stratégie pour y parvenir jusqu’à présent.
Ensuite, la comparaison internationale éclaire l’ampleur de l’effort. Avec 160 Md€ de budget en 2029, l’Allemagne rejoindra en valeur absolue le niveau atteint par la Russie avant l’invasion de l’Ukraine en Parité de Pouvoir d’Achat, et s’approchera du seuil franchi par la Chine au tournant des années 2010. Pour la première fois depuis 1945, un pays européen se fixe comme objectif explicite de retrouver une stature militaire conventionnelle équivalente à celle des grandes puissances extra-européennes. En d’autres termes, Berlin n’achète pas seulement du temps ou de la crédibilité immédiate, comme en 2022, mais bien une transformation structurelle de la Bundeswehr en force de premier plan.
Cet effort s’inscrit dans la méthode allemande : il n’a rien de spectaculaire à court terme, mais repose sur une trajectoire planifiée, jalonnée de « marches » budgétaires successives. De la même manière que l’industrie allemande a su absorber au fil des décennies des investissements massifs dans l’automobile, la chimie ou l’électronique, la BITD est aujourd’hui appelée à digérer une injection financière qui quadruple ses débouchés annuels. Cette transition ne se fera pas sans difficultés, mais elle traduit une volonté politique claire : faire entrer la Bundeswehr dans une nouvelle ère, où elle ne sera plus simplement une force de contribution à l’OTAN, mais une armée de référence en Europe.
Le basculement industriel des armées allemandes : de Washington vers Berlin et l’Europe
Si l’ampleur des commandes annoncées impressionne, leur répartition l’est tout autant. Alors que le fonds spécial Zeitenwende avait, dès 2022, largement profité à l’industrie américaine et israélienne, la planification soumise aujourd’hui au Bundestag révèle un basculement profond. Sur les 83 Md€ de contrats qui seront validés entre septembre 2025 et décembre 2026, à peine 8 % reviendront à des industriels américains. Le contraste est saisissant : en 2023, Berlin avait signé pour près de 14 Md$ d’acquisitions outre-Atlantique, un record qui avait fait de l’Allemagne l’un des premiers clients de Washington, aux côtés de la Pologne et du Japon.

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