L’histoire de la dissuasion française est intimement liée à la quête d’autonomie stratégique de la Ve République. Si les premiers travaux scientifiques datent de la fin des années quarante, c’est bien l’humiliation de Suez, en 1956, qui a servi de déclencheur. À ce moment précis, la France prit conscience qu’elle ne pouvait plus peser sur la scène internationale sans dépendre du feu vert des deux superpuissances nucléaires de l’époque, les États-Unis et l’Union soviétique.
Moins de dix ans plus tard, en 1964, l’entrée en service du premier escadron de bombardement stratégique équipé de Mirage IV, offrait au pays la possibilité d’échapper à cette tutelle, en se dotant d’une capacité de dissuasion indépendante. Et il n’aura fallu que 7 ans, en décembre 1971, pour que le premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins français, le Redoutable, entre en service, faisant entrer le pays dans un club encore très exclusif sur la planète, presque 55 ans plus tard.
Depuis lors, la force nucléaire française est devenue la clef de voûte de la stratégie nationale, à la fois garante de la survie du pays en cas de menace existentielle et symbole de son autonomie de décision. Elle a permis à Paris de conserver une marge de manœuvre singulière, parfois en s’éloignant des positions américaines imposées à ses alliés européens, tout en demeurant membre de l’Alliance atlantique.
Mais au fil des décennies, la place prise par la dissuasion dans la construction politique de l’outil de défense, a été profondément dévoyée. D’arme ultime conçue pour empêcher l’adversaire de recourir aux armes de destruction massive, elle est devenue, dans les arbitrages budgétaires et doctrinaux, le paravent justifiant l’érosion progressive des moyens conventionnels.
Dès lors, une interrogation s’impose : la dissuasion nucléaire, loin de renforcer l’ensemble de l’outil de défense français, ne contribue-t-elle pas, par sa perception altérée, à l’affaiblir ? En d’autres termes, ce qui fut le socle de l’autonomie stratégique nationale ne constitue-t-il pas aujourd’hui un frein cognitif à la reconstruction des capacités conventionnelles, pourtant indispensables pour assurer la crédibilité de la France sur la scène internationale et européenne , et donc, sa sécurité ?
Sommaire
La dissuasion française, un atout sécuritaire et stratégique à empreinte budgétaire contenue
Depuis son origine, la dissuasion nucléaire française répond à une exigence simple : garantir l’autonomie de décision nationale face aux puissances disposant d’armes de destruction massive. L’affaire de Suez en 1956 avait brutalement rappelé à Paris qu’en l’absence d’un tel outil, la France ne pouvait prétendre agir sur la scène internationale qu’à condition de se soumettre à la volonté des États-Unis ou de l’Union soviétique.

Moins de dix ans plus tard, la mise en service du premier escadron de bombardement stratégique des Forces Aériennes Stratégiques, équipé de Mirage IV, offrait à la Ve République l’instrument qui lui manquait pour préserver sa liberté d’action. Cette bascule stratégique a façonné durablement le rapport de la France à son autonomie et à son rôle international.
Contrairement à une idée répandue, la dissuasion n’est pas une « arme inutile » parce qu’elle est conçue pour le non-emploi. Elle remplit précisément son rôle en interdisant à un adversaire de recourir aux armes nucléaires, chimiques ou biologiques contre la France et ses intérêts vitaux, sous peine de représailles « inévitables et insupportables » pour l’adversaire. Ne pas disposer d’une telle capacité reviendrait à s’exposer directement à ce type de menace, ou à dépendre d’une promesse incertaine d’extension de dissuasion par un allié.
De fait, l’existence même de la force nucléaire française place depuis le pays dans une position singulière en Europe, où seuls le Royaume-Uni et la Russie disposent d’un équivalent, et où l’autonomie de décision reste, pour tous les autres, conditionnée à des engagements extérieurs.
La crédibilité de la dissuasion française est également reconnue par des observateurs internationaux. Dans un rapport RAND de 2025, il est souligné que la force nucléaire française est perçue par la communauté militaire russe comme technologiquement et politiquement indépendante, générant une dissuasion crédible même dans un contexte de tension idéologique forte.
L’autre argument fréquemment avancé contre la dissuasion concerne son coût, supposément exorbitant au regard des besoins conventionnels. Pourtant, replacé dans le temps long, l’effort budgétaire français est resté remarquablement stable : en moyenne autour de 0,7 % du PIB sur cinquante ans, incluant la recherche, le développement et la mise en service d’équipements au sommet de la hiérarchie technologique mondiale.
Cet investissement est donc resté contenu, surtout en comparaisons des 1,7% de ses revenus annuels qu’un ménage français consacre au l’assurance de son véhicule principal. Il n’a d’ailleurs pas empêché la France de maintenir des forces conventionnelles capables de s’engager sur les principaux théâtres extérieurs et européens, durant toute la seconde moitié de la guerre froide.

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