jeudi, novembre 14, 2024

Gestion de flottes : capabilités et optimisation de l’interopérabilité

Tout au long de l’article j’évoquerai la loi de répartition « 80\20 ».
Celle-ci est un découpage grossier en lien avec la distribution normale et ses dérivées.
Elle est souvent illustrée sous la forme d’une courbe logarithmique ou de f(x) = 1-1/x.

D’un extrême à l’autre

Souvent, le débat de gestion de flotte est clivé entre :

  • un ensemble de flottes dédiées, moins chères, moins complexes et moins risquées
  • et une flotte unique, multirôle, permettant une flotte plus réduite

Des flottes dédiées, moins chères ?

Pas nécessairement :

Si les appareils sont moins chers à l’unité, voire même à l’acquisition des flottes, la multiplication de ces appareils engendre une multiplication des coûts directs d’exploitation : nombre de personnels naviguants, coûts d’entretien, etc…
Malheureusement, beaucoup (quantité) de peu (coût unitaire), donne beaucoup (coût de l’opérabilité de la flotte).

A l’opposé, la flotte omnirôle (flotte unique multirôle) :

Fort de ce constat, il est souvent envisagé la solution d’une flotte unique et omnirôle…
Au prix d’un système plus complexe (plus cher à l’acquisition, mais aussi à l’entretien), il est possible de réduire considérablement la flotte (parfois jusqu’à 1/3) et donc la multiplication des coûts directs.
Mais, peu (quantité) de beaucoup (coût unitaire), donne aussi beaucoup (coût de l’opérabilité de la flotte).

Souvent mal calculée, dimensionnée en faisant fi des problématiques d’espace et de temps, il lui est alors demandé un certain don d’ubiquité impossible.
Ce problème est souvent résolu à posteriori par une commande additionnelle de quelques exemplaires supplémentaires.

Je ne reviens pas sur tous ces aspects que j’ai déjà eu l’occasion d’aborder et traiter dans d’autres articles.

Le Point Economique :

Entre ces 2 extrêmes, il existe un compromis plus nuancé, appelé Point Economique, ou quantité économique.

Rappelons le besoin :

  • Satisfaire les besoins opérationnels
  • Au meilleur coût à terminaison (soit d’acquisition + exploitation, tous coûts compris, incluant la gestion de personnels naviguants)

Petit rappel sur le coût à terminaison :
Trop souvent, l’analyse est réduite à la gestion d’appareils. Or, le besoin n’est pas d’acquérir et gérer une flotte d’appareils, mais bien de satisfaire des besoins missions.
Cela inclut bien sûr les appareils, mais pas seulement : parlons ne serait-ce que du personnel naviguant.

L’aptitude d’un système (soit un ensemble d’éléments) à satisfaire un besoin dimensionné dans l’espace et le temps est ce que l’on appelle la Capabilité.

Notions de base

Correctement définir son besoin

Je ne vais pas revenir sur le calcul d’optimisation de taille de flotte, que j’aborde dans l’article « Calculer la Capabilité d’une Flotte« 
L’objet de cet article est d’aborder la juste répartition entre un ensemble de flottes dédiées et une flotte unique, omnirôle.

Parler de capabilité, c’est parler de dimensionnement de compétences, d’aptitudes.
Donc d’un ensemble de moyens apportant une réponse à un ensemble de besoins.

Quels sont ces besoins ?
Le besoin d’une ressource, c’est à chaque fois que celle-ci est « affectée » à un usage :

  • L’emploi pour une mission (quelle qu’elle soit)
  • Mais aussi le « disponible sur demande » (exemple : SAR)
  • Sans oublier les immobilisations pour maintenance (en ligne ou périodique)
  • Et surtout, le niveau de risque de non-fiabilité que l’on choisi de prendre en compte vis-à-vis des spécifications attendues (et qui est trop souvent oublié, ce qui conduit à des ruptures capacitaires).

Il en résulte une probabilité de besoin :

De cette probabilité se déduit un taux de besoin, soit d’affectations :

Pour faire simple, prenons l’hypothèse par rapport à ce graphique d’une flotte de 200 appareils.
Techniquement, ces premières étapes sont un peu plus complexes, en particulier à cause de l’aspect de prise en compte du risque. Je vous passe ces étapes qui, bien qu’elles participent, ne sont pas le coeur du sujet.

Pour plus d’informations sur ces aspects, je vous invite à lire le livre « 6 Sigma : comment l’appliquer » de Maurice Pillet.

Notons au passage, que l’intégrale de cette intégrale permet de déduire un taux de flexibilité pour absorber les aléas divers tels que :

  • La défaillance (soit l’écart imprévu par rapport à la fiabilité estimée du matériel).
  • Une certaine évolution du besoin.
  • La gestion des retrofit mi-vie et/ou des grandes visites, se traduisant sur une période ponctuelle par une hausse du besoin.

Rapporté à la taille de la flotte, ce taux de flexibilité va donner une « profondeur de flexibilité », soit un encours.

Optimisation d’interopérabilité :

Pour illustrer, je vais considérer le 2 besoins :

  • l’un nécessitant une flotte de 140 à 200 appareils
  • l’autre allant de 60 à 100 appareils

(Je précise à toutes fins utiles que ces valeurs ont été choisies au hasard préalablement à l’exercice)

Avant toute chose, rappelons que cette optimisation ne concerne que ce qui est commun, interchangeable, et en aucun cas les équipements dédiés qui, eux, sont à dimensionner de l’ensemble des besoins propres.

Extrême 1 : 2 flottes dédiées

  • Ensemble des flottes = 300 ( 200 + 100 )
  • Emploi moyen = 250 ( (140+200)/2 + (60+100)/2 )

Notons que vous avez donc, en moyenne, 50 appareils « dormants », soit 17% de votre flotte ou, comme certains le calculent : 20% (Moy_Dormant / Moy_Emploi = 50 / 250).

Extrême 2 : 1 flotte multirôle commune

En premier lieu, il convient de rappeler que la communalité des 2 flottes n’est pas la moyenne des 2 plages de variabilité !
Ainsi, elle n’est pas de 50 ( [(100-60) + (200-140)] / 2 ).
Ce genre d’erreur (commis plus souvent qu’on ne le pense) conduit à des ruptures capacitaires.

Cette erreur est souvent commise en raisonnant sur les moyennes uniquement :

  • Un besoin moyen de 170 d’un côté ( 140 + (200-140)/2 )
  • Et de 80 de l’autre ( 60 + (100-60)/2 )
  • … Voilà comment vous arrivez à 250, ce qui conduira immanquablement à des ruptures capacitaires

Dans le cas présent de 2 flottes, la règle de communalité est assez simple :
La communalité sera au maximum la variabilité la plus contraignante, donc la plus faible :
200-140 = 60
100-60 = 40
La communalité sera donc de 40.

Les limites de ce second calcul :

Ce calcul théorique souffre de plusieurs failles liées au fait qu’à aucun moment il est pris en considération l’analyse capabilitaire de la consolidation de flotte :

  • 1ère faille : besoin mutualisé au paroxysme :

Le précédent calcul considère comme hypothèse unilatérale que lorsqu’une flotte est à son plein usage, l’autre est à un usage minimal.
Selon le degré de lissage entre les besoins des 2 flottes, cela peut engendrer des ruptures capacitaires.

La probabilité moyenne d’avoir au moins 1 appareil de rupture est de 15%
7% d’en avoir au moins 5…
(hors impacts failles suivantes)

« 15% !? C’est acceptable » …
… Pas nécessairement :
15% d’avoir une carence d’au moins 1 appareil. Il conviendrait de pondérer par la profondeur de carence (par exemple, à 5 appareils, nous sommes à 7% de probabilité … Soit une carence de 0.35).
Un réalisant un calcul à minima, le degré de carence devrait se situer aux alentours de 5 appareils. Cela équivaut à dire que vous aurez en permanence un manque de 5 appareils. Certains reports d’activité seront requis.

  • 2e faille : la réallocation. Celle-ci n’est pas nulle de charge.

Chaque réaffectation peut nécessiter diverses charges sur le matériel, telles que son convoyage, la pose ou la dépose d’équipements, voire de repeindre l’appareil aux couleurs de sa nouvelle affectation.
Cette charge est à prendre en compte dans l’équation.

  • 3e faille : toujours la réallocation d’une mutualisation poussée à son paroxysme.

Moins vous avez de flexibilité, plus vous serez contraints d’effectuer des réallocations. Tandis que de la profondeur de flexibilité vous donnera de la réserve « prépositionnée », jusqu’à l’extrémité opposée où, avec les 2 flottes dédiées, vous n’avez aucune réallocation à effectuer.

3e faille qui nous conduit naturellement vers notre solution plus modérée :

Profondeur de mutualisation

Comme évoqué dans l’article sur le calcul de capabilité, il y a 3 notions liées à la mutualisation :

  • La flotte mutualisée
  • La flotte dédiée
  • Et le prépositionnement de la flotte mutualisée

Comme on l’a vu, une pleine mutualisation n’est pas nécessairement judicieuse (à moins de disposer de leviers de flexibilité sur les facteurs de réallocation, permettant de modérer ces réallocations).

80\20 :
En-dessous de 20% de la mutualisation maximale possible (soit 8 dans notre exemple), on peu estimer qu’il n’est pas intéressant de mutualiser : le gain, s’il y en a, sera trop faible.
Au-delà de 80% (soit 32), on peut raisonnablement penser qu’il y aura des ruptures capabilitaires.

Sans rentrer dans les détails explicatifs, se placer à 80% de la mutualisation maximale réduit le risque de rupture de 45% (soit plus que 8% de risque moyen d’une rupture capacitaire d’au moins 1 appareil).

Point Economique : l’optimisation des coûts :
Je vous ai parlé en introduction de la notion de Point Economique.
Vous pouvez évaluer la mutualisation optimale en termes de coûts en prenant en compte les facteurs :

  • A chaque appareil mutualisé, c’est 1 appareil commandé de moins (nota : le coût des version n’est pas forcément le même)
  • Auquel s’oppose le coût de réallocation (convoyage, poses/déposes, etc…)
  • Pondéré par la probabilité moyenne de réallocations sur une période, multiplié par le nombre de périodes du temps de vie du matériel

Mais abordons la vraie problématique de communalité :

La mutualisation asymétrique

Pour commencer, mettons fin à un totem :
Non, il n’est absolument pas nécessaire de disposer d’une seule flotte unique et commune interchangeable pour profiter de ses avantages.

Si vous avez correctement suivi le déroulé, vous aurez compris qu’il existe de part et d’autre un socle de flotte qu’il n’est pas nécessaire de rendre interchangeable.
Si la pleine interchangeabilité est souhaitable, c’est parce qu’elle simplifie l’équation dans la gestion de flotte.

Mais il est un cas particulier où une mutualisation asymétrique est plus avantageuse :

J’ai abordé l’aspect de mutualisation, évoquant parfois la notion de communalité. Mais quelle est cette communalité ?
Si dans le 1er extrême, aucune communalité n’est requise, les 2 flottes étant distinctes, les chapitres sur la mutualisation d’une flotte unique suppose donc une communalité complète.
C’est-à-dire que l’intégralité des appareils des 2 flottes (donc 260 à 300 appareils, 268 recommandés) peut assurer les besoins de la flotte A ou la flotte B.

Communalité ascendante

Très utilisée dans l’informatique, la compatibilité ascendante est le principe selon lequel une nouvelle version permet d’assurer les fonctionnements d’une ou plusieurs versions précédentes.

Dans le cas d’un développement d’une version de base A, dont les autres sont issues par le développement d’écarts par rapport à cette version, ce type de compatibilité est tout à fait applicable.
Ainsi, le Tigre HAD, dérivé du HAP, est apte à assurer toutes les missions HAD et HAP ; tandis que le HAP ne peut assurer que ses missions HAP.

Dans ce genre de cas de communalité ascendante, il n’est pas nécessaire de disposer d’une communalité sur l’ensemble de la flotte, en estimant correctement les socles.
Ainsi, dans le cas du Tigre, 2/3 de ses besoins missions sont de type HAP. Sachant par ailleurs que le déploiement se fait habituellement par triplettes et qu’un HAD ne part jamais en mission sans un HAP, 1/3 des appareils auraient pu être conservés en version HAP sans risque.

Exemple pratique

Revenons à nos 2 besoins de 100 (60 à 100) et 200 (160 à 200) :
Le calcul peut être affiné, si tant est que l’on sache correctement estimer, sinon mesurer, les dimensionnement capacitaires.
L’exercice peut vite devenir complexe si l’on considère que chaque flotte est en réalité divisée en sous-flottes (les différentes bases, les déploiements en Opex, la flotte en maintenance…).
(là encore, je vous invite à consulter l’article cité précédemment pour plus de détails)

Par défaut, je vais rester sur un découpage 80\20 :

Les hypothèses à prendre en considération sont donc :

  • Afin de conserver une certaine souplesse dans la gestion des flottes dédiées :
    • 20% le la variabilité resterons considérés comme appartenant aux flottes dédiées
      (En effet, il y a 95% de chance d’emploi de ces 20 premiers pourcents)
    • De fait, le chevauchement des variabilités (donc l’optimisation de la taille de flotte) se fera au maximum sur 80% de celles-ci.
  • Afin de disposer également de souplesse dans la gestion des réaffectations :
    • le chevauchement devra représenter au maximum 80% de la flotte mutualisable. Idéalement : 80% ^ nombre_Axes_Réaffectations.
      (Ainsi, si vous voulez prendre en compte les affectations locales [bases, Opex…], vous avez un 2e axe et donc 80%^2 = 64%)
  • Enfin, afin de modérer les réaffectations :
    • le chevauchement ne devra représenter au maximum que 80% de la flotte mutualisée.

Selon la flotte disposant de la capabilité de Communalité Ascendante, on obtient :

interoperabilite 13 Analyses Défense | Forces Aériennes | France
Cas où la Flotte du besoin de 200 a la Communalité Ascendante
interoperabilite 14 Analyses Défense | Forces Aériennes | France
Cas où la Flotte du besoin de 100 a la Communalité Ascendante

Notez que dans les 2 cas l’ensemble des 2 flottes est de 268 :
200 du Besoin A + 60 du besoin mini de B + 8 (40 x 0.2) des 20 premiers % de la variabilité de B.

De même, la répartition dans l’affectation de base (et le prépositionnement associé) dépend avant tout de la probabilité de niveau d’emploi des 2 flottes, sur leur partie chevauchée, et non de l’étendue de la flotte mutualisée :

Besoin A89888786
Probabilité9%12%15%18%
Besoin B186187188189
Probabilité16%14%12%10%

Conclusion

La Mutualisation Asymétrique, profitant de la Communalité Ascendante, permet le meilleur compromis entre :

  • Optimiser la taille du parc
  • Sans pour autant doter tout celui-ci de la version la plus onéreuse
  • Tout en bénéficiant, pour une large part, des mêmes avantages qu’une flotte unique
interoperabilite 17 Analyses Défense | Forces Aériennes | France
Comparaison des 6 scénarios & cas évoqués

En l’absence d’évaluations budgétaires chiffrées, je laisse le soin à chacun de se faire sa propre opinion.
Voici néanmoins une ma conclusion & recommandation :

  • Si la flotte Marine est celle de 200 [#°1], il n’est pas intéressant de conserver des flottes dédiées. Il faut s’orienter vers une mutualisation (complète [à 250] ou asymétrique)
  • Si la flotte Marine est celle de 100 [#°2] (ce qui est plus probable), le meilleur scénario est la mutualisation asymétrique
  • Dans tous les cas, la mutualisation d’une flotte unique n’est pas recommandée ici :
    • Celle à 260 suppose 15% de risque d’avoir une carence capacitaire d’au moins 1 appareil, soit une carence moyenne aux alentours de 5 appareils
    • Celle à 268 est une solution assez mitigée : plus onéreuse que les solutions asymétriques pour une mutualisation qui n’est pas meilleure.
interoperabilite 18 Analyses Défense | Forces Aériennes | France
Evaluation de ces 6 scénarios & cas

Cette Mutualisation Asymétrique n’est néanmoins possible que lorsque :

  • Il y a cette Communalité Ascendante dans les capabilités [ex : HAD = (HAP + x)]
  • La réaffectation soit viable en coûts et délais
  • Il y a un haut degré de communalité dans le design (pour process MCO & pièces de rechange) afin que la coexistence ne se traduise pas par un dédoublement des coûts par rapport à une flotte multirôle unique.
  • Enfin, bien que possible sur les flottes à fortes variabilités, cette solution peut néanmoins être moins intéressante qu’une flotte unique.

(Nota : j’ai volontairement éludé cet aspect de gestion de stock, celui-ci pouvant relever de diverses stratégies qui, bien qu’elles soient à prendre en considération dans le cas d’une telle étude, auraient ici complexifiées la compréhension.)

© Julien Maire.

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