Comme abordé dans l’article « Les 7 prémices erronés de la construction de l’Europe de La Défense« , la forme prise aujourd’hui par la construction de l’Europe de la Défense est la conséquence d’une analyse erronée et idéalisée des réalités européennes et mondiales. Il est dès lors aisé de conclure que l’Europe de la Défense est un projet irréaliste, et qu’il convient donc d’y mettre fin. Cela reviendrait à nier le fond sur un problème de forme.
Pour s’en convaincre, encore faut-il présenter une analyse objective et réaliste de la situation sécuritaire européenne, comme des pays qui la composent, et d’évaluer si une réponse globale, européenne, serait en mesure d’y apporter une réponse pertinente et efficace.
1- La résurgence des menaces en Europe et dans le Monde
Le premier paramètre intervenant dans cette analyse, et qui étonnement n’apparait que très peu dans la réflexion européenne actuelle, concerne la profonde modification entamée de la géopolitique européenne et mondiale, transformant rapidement et radicalement les équilibres qui présidèrent à la décision politique pendant prés de 30 années. L’exemple le plus évident concerne, bien évidemment, la Russie qui, malgré des moyens limités, est parvenue en deux décennies seulement à reconstituer une force armée de premier plan, suffisante pour surpasser l’ensemble des forces armées européennes, dans la majorité des domaines. Chaque année, les forces russes reçoivent une centaine chars de combat modernes (T72B3M, T80BVM et T90M) supplémentaires, 400 blindés de tous types, 30 à 45 avions de combat (Su30, Su34, Su35 et Mig35), autant d’hélicoptères (Ka52, Mi28, Mi17..) et plus d’une dizaine de bâtiments navals dont au moins 1 sous-marin. Elle dispose aujourd’hui d’une force blindée 3 fois supérieure à celle présente en Europe (3000 MBT vs 1000), et d’une force aérienne à parité. En outre, le pays a fait preuve d’une impressionnante innovation pratique, de sorte à developper des équipements apportant des avantages tactiques et stratégiques très nets sur les forces de l’OTAN, identifiées par l’Etat-Major russe comme le principal et unique adversaire du pays. L’entrée en service des systèmes de déni d’accès S400 et Bastion, des systèmes d’artillerie à longue portée Tornado-S ou Iskander, et des missiles hypersoniques Kinjal embarqués sur Mig31, ont amené l’OTAN a lancé en urgence des programmes et des modifications doctrinales pour tenter d’y faire face.
Mais la Russie n’est pas, loin s’en faut, l’unique menace visant les pays de l’Union européenne. La Grèce fait face, aujourd’hui, à une Turquie de plus en plus radicale, de plus en plus revendicative concernant les iles de la mer Egée, et de plus en plus puissante militairement, son budget défense étant passé de 7 à 20 Md$ en 15 ans. Les tensions dans les Balkans, que l’on espérait passées, semblent aujourd’hui ressurgir, avec des risques d’embrasement et de contagion régionale.
Au delà des frontières européennes, les tensions extrêmes agitant le moyen-orient, et la réponse qu’y apporteront l’Alliance Sunnite, les Etats-unis ou Israel, sont de nature à modifier les bases économiques mondiales durablement. En Afrique, la présence islamiste terroriste est encore loin d’être éradiquée, faisant peser une menace constante sur l’ensemble des pays de la bande Sahel-saharienne, exacerbée par des luttes tribales intestines, et l’intervention opportuniste d’autres acteurs, comme la Russie, ou la Chine. Enfin, la montée en puissance rapide et massive des forces militaires chinoises, modifient tout aussi rapidement les rapports de force dans le Pacifique et l’océan Indien, menaçant des territoires français (Nouvelle Calédonie, Reunion, Polynésie ..), ainsi que l’équilibre géostratégique mondial.
Les pays européens partagent un destin géopolitique, économique et historique, et face à ces bouleversements en cours, ils partagent la même exposition à ces menaces, même si celles-ci sont mal connues des opinions publiques comme des élites politiques. Si les pays de l’Est et du nord de l’Europe se sentent avant tout menacées par la Russie, un déclenchement des hostilités, même limité, contre un membre de l’UE engagerait l’ensemble de l’Union, et accroitrait les risques d’un embrasement global de l’Europe. Inversement, si la bande sahélo-saharienne venait à tomber aux mains des islamistes radicaux, les conséquences pour la sécurité de nombreux pays européens et nord-africains seraient de nature à faire profondément reculer la construction européenne face au risque terroriste, voir de la faire imploser.
Quoiqu’il en soit, les années et décennies à venir s’annoncent comme très incertaines, et très conflictuelles. L’Europe de La Défense, en créant une unité de destin et de moyen des pays européens du point de vu de La Défense, serait de nature à renforcer la resilience et la capacité dissuasive de chacun de ses membres, profitant de la force du groupe.
2- La possible défaillance de la protection US
La situation sécuritaire européenne n’est, en fait, pas très différente de celle qui prévalait durant la guerre froide, même si l’Europe est aujourd’hui beaucoup plus riche, peuplée et étendue. Mais là ou le théâtre européen représentait la principale préoccupation des Etats-Unis, et l’Union Soviétique, son principal adversaire potentiel, celle-ci est aujourd’hui bouleversée par l’arrivée de la Chine au premier plan des nations militaires mondiales. En 20 ans, la Chine a su transformer son armée d’une force défensive, articulée autour d’un contingent très massif, mais technologiquement très en retard, en une force militaire moderne, technologique, beaucoup plus professionnelle, et toujours alimentée par l’extraordinaire démographie du pays. Hors, aujourd’hui, les Etats-Unis ne sont pas en mesure d’intervenir sur plus d’un front majeur, comme par exemple en Europe face à la Russie, et dans le Pacifique face à la Chine, si le besoin s’en faisait sentir. Il s’agit d’ailleurs d’une problématique qui focalise l’attention au Pentagone depuis plusieurs années. Car rien n’indique que les Etats-Unis seront en mesure dans un avenir plus ou moins proche, de pouvoir combler ce déficit operationnel. Dès lors, si un conflit impliquant les Etats-Unis devait survenir dans le Pacifique face à la Chine, ou même au Moyen-Orient pour peu qu’ils s’y enlisent dans le temps, les moyens que Washington pourraient allouer à La Défense de l’Europe s’en verraient très nettement diminués, avec le risque de créer un effet d’aubaine pour la Russie, ou la Turquie, afin de renforcer leur position sur le continent.
Mais la défaillance américaine peut également se présenter sous une autre forme, toute aussi problématique, à savoir l’isolationnisme. Cette pulsion est rémanente dans l’opinion publique américaine, et s’oppose à celle de l’interventionnisme, toute aussi rémanente. Mais à l’occasion d’une crise économique majeure, par exemple, le réflexe isolationniste pourrait refaire surface outre-atlantique, comme ce fut le cas dans les années 30.
De fait, l’Europe de La Défense se doit, d’être en mesure d’assurer La Défense collective du continent de manière autonome, sans le soutien des Etats-Unis, non seulement du point de vu opérationnel, mais du point de vu stratégique, en développant une large autonomie stratégique en matière de technologies et de capacités industrielles de Défense.
3- Les limitations démographiques européennes
A la lecture des deux premières raisons pour la création d’une Europe de La Défense, il est possible de conclure que la France serait en mesure de faire face, seule, aux menaces évoquées. En effet, par son industrie de Défense globale, et grâce à la force de dissuasion dont elle dispose, elle devrait être en mesure de se protéger, voir de protéger certains de voisins, le cas échéant, de toutes formes d’agression. Ce serait négliger un paramètre déterminant dans cette analyse, la structure démographique des pays européens aujourd’hui. En effet, les courbes démographiques de la majorité des pays européens tendent à avoir une base de plus en plus réduite, alors que la longévité des populations s’allonge. Or, dans le domaine militaire, l’âge reste déterminant. En outre, les systèmes sociaux européens requièrent une activité importante des populations jeunes pour financer les retraites de leurs ainés. Dès lors, le volume adressable de personnels éligibles à la mission militaire est aujourd’hui très limité, et ce dans tous les pays européens.
Par ailleurs, la technicité du métier des armes augmentant très rapidement, les critères de recrutement dans les armées ont eux aussi subit un durcissement, réduisant encore la population cible potentielle des militaires et réservistes d’un pays. En France, par exemple, il semblerait très difficile de dépasser le nombre de 350.000 militaires d’active et autant de réservistes, pour les raisons indiquées. En Allemagne, pourtant le pays le plus peuplé de l’Union, ce nombre ne pourrait pas dépasser les 250.000 militaires, pour 400 à 500.000 réservistes. Dès lors, aucun pays n’a la possibilité d’assurer simultanément seul la protection de son territoire et de ses intérêts nationaux en missions exterieures. Seule une vision coordonnée de plusieurs pays pourrait atteindre le seuil planché pour assurer une dissuasion et une capacité de projection conforme aux besoins.
4- L’interpénétration économique des nations européennes
Dans ce cas, pourquoi ne pas se satisfaire de l’OTAN, dont le but est précisément de créer une réponse militaire coordonnée pour faire face à une agression contre un ou plusieurs des membres de l’alliance ? C’est évidemment une question légitime, et nombre d’européens préfèrent aujourd’hui s’en remettre à une OTAN existante plutôt qu’à une Europe de La Défense incertaine pour assurer La Défense du continent. Mais cela revient à opposer les deux initiatives, et donc, par transitivité, à limiter la construction de l’Europe de La Défense aux aspects purement industriels, de sorte à préserver les prérogatives de l’alliance. Il s’agit, dès lors, d’une entrave conceptuelle qui explique, en grande partie, la structure tronquée et imparfaite de l’Europe de La Défense aujourd’hui. La question du rôle potentiel de l’OTAN sera abordée ultérieurement, de sorte à ne pas réitérer ce biais en forme de syllogisme.
Car, dans les faits, les pays européens partagent aujourd’hui bien davantage qu’une alliance purement militaire. Ils partagent en grande partie leurs économies, leur relations commerciales exterieures, leurs aspects réglementaires, leurs frontières, et même, pour beaucoup, leurs monnaies. En d’autres termes, les économies européennes sont à ce point intriquées qu’une agression contre l’une d’elle entrainerait des conséquences majeures sur toutes les autres. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler les craintes qu’a fait peser la dette grecque sur la zone euro, alors qu’il ne s’agissait que d’aspects purement monétaires et économiques. En outre, une agression contre un membre de l’Union, non seulement bouleverserait l’economie de toute la zone, mais engendrerait des mouvements de population majeurs, créant des difficultés très importantes pour ses voisins, et leurs voisins. Là encore, rappelons nous ce que firent 1 million de réfugiés Syriens arrivés en Europe en 2 ans, et imaginons 10 millions de baltes déplacés en 2 mois. Enfin, n’oublions pas que les pays de l’UE sont les premiers partenaires commerciaux de ses membres. Une défaillance de la Pologne aurait d’importantes conséquences sur les économies de l’Allemagne et des Pays-Bas, eux mêmes conditionnant les économies belges, françaises et Italiennes, tel un parcours de dominos.
Cette interdépendance économique, politique et sociale, est un catalyseur majeur pour justifier d’une défense commune à l’échelle de l’union, car en protégeant chacun des membres, on se protège soit-même.
5- L’indépendance de décision et d’action sur la scène internationale
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la France a, à plusieurs reprises, eut des positions divergentes, voire antagonistes, avec l’allié américain, que ce soit sur la gestion de la décolonisation (et notamment de l’affaire de Suez), des relations avec l’URSS et la Chine, de la politique africaine et moyen-orientale, ou de la dissuasion. Il n’est donc pas surprenant que le pays soit attaché à son indépendance de décision et d’action sur la scène internationale. Mais tel n’est pas le cas de nombreux pays européens, traditionnellement alignés sur les décisions américaines. Pourtant, plusieurs exemples ces dernières années ont montré que les agendas, et les intérêts américains pouvaient diverger nettement de ceux de ses alliés européens. Et quand un pays a l’outrecuidance de ne pas s’aligner sur la position US, les mesures de rétorsions sont systématiques et parfois même, disproportionnées. Rappelons nous de la campagne « anti-française » lorsque le pays avait refusé de soutenir l’intervention américaine en Irak. Le cas iranien aujourd’hui est tout aussi caractéristique, puisque la majorité des européens est opposée à un recours armé contre Téhéran.
Or, la dépendance instaurée par les Etats-Unis vis-à-vis de leur puissance militaire et technologique est un outil majeur et un formidable moyen de pression contre les européens, n’en déplaise aux plus américanophiles. Ainsi, lorsque l’Union européenne refuse de céder aux revendications US concernant le PESCO, ceux-ci n’hésitent pas à menacer non seulement d’interdir les marchés de défense US aux entreprises européennes (ce qui est déjà le cas pour 90% des programmes US), mais surtout de mettre sous embargo les pièces détachées des systèmes d’armes américains pour les pays européens utilisateurs. Et que dire des menaces de guerre économique contre la Turquie et contre sa monnaie si celle-ci venait à confirmer sa décision d’acquérir les systèmes S400 russes, tout en excluant le pays du programme F35, malgré les 2 Md$ investis par celui-ci.
De fait, si l’Europe, comme les pays qui la constituent, veulent disposer d’une indépendance politique cohérente avec la puissance économique de l’Union, la construction de l’Europe de La Défense, de façon indépendante et globale, est une condition nécessaire, bien que non suffisante.
6- Equilibrer le rapport de force dans l’OTAN
En maintenant une division formelle entre les pays européens au sein de l’OTAN, les Etats-Unis se sont assurés d’une prévalence massive, de part l’écart majeur qui les sépare du pays européen le plus riche et le plus peuplé de l’alliance, l’Allemagne. Il s’agit, ni plus ni moins, de l’application du précepte antique « diviser pour régner », parfaitement employé par l’empire Romain pendant plus de 5 siècles pour maintenir une main mise absolue sur le bassin méditerranéen et européen. Qui plus est, en maintenant ce statu quo, il n’y a aucune possibilité d’apporter le moindre changement dans les rapports de forces qui président aux décisions au sein de l’OTAN. De fait, les décisions stratégiques concernant La Défense de l’ensemble du continent européen sont, depuis 70 ans, soumises aux arbitrages de Washington. Si cela a relativement bien fonctionné sur cette période, du fait d’une opposition idéologique majeure entre les deux superpuissances, rien ne garantit que cela sera le cas dans le futur, surtout si des contraintes connexes venaient à apparaitre, comme par exemple une crise économique mondiale majeure.
De fait, le seul moyen cohérent et réaliste, aujourd’hui, qui permettrait aux Européens de reprendre en main les clés de leur défense, repose sur la constitution d’une alliance européenne de Défense, l’Europe de La Défense, et de remplacer la présence morcelée et divisée des états européens dans les instances décisionnaires de l’OTAN, par cette puissance collective comparable à celle des Etats-Unis. Dans le cas contraire, les membres de l’UE resteront dans un statut de vassal de la puissance américaine, sans avoir la possibilité d’arbitrer ensemble leur propre destin.
A noter, d’ailleurs, qu’il n’est pas du tout nécessaire d’opposer Europe de La Défense et OTAN de façon conceptuelle, dès lors que l’on admet le paradigme pré-cité. L’OTAN deviendrait, dés lors, une alliance militaire pour renforcer et coordonner La Défense sur le théâtre Europe-Atlantique Nord- Amérique du Nord entre américains et européens, et non l’organe politique de pilotage de l’action stratégique en Europe.
7- Le besoin de légitimité régalienne de l’Union européenne face à son opinion publique
Nous avons jusqu’ici beaucoup fait état de défense collective et de relations internationales, mais nullement de ce qui fait l’Europe, à savoir, les européens eux-mêmes. Car en effet, l’Europe de La Défense répondrait à une attente profondément ancrée pour beaucoup de citoyens de l’union. Pourquoi ?
La conception occidentale de l’Etat, repose sur la sécurité des citoyens garantit par la Nation. Cette sécurité prend de nombreux aspects, comme la justice, l’économie, l’éducation, la santé … et La Défense. Or, dans le discours des opposants à la construction européenne qui se renforcent au fil des années dans la majorité des pays membres de l’Union européenne, c’est précisément le déséquilibre entre les pouvoirs transmis à Bruxelles, et l’absence de réponse régalienne de cette union, qui transparait, et engendre la tentation d’un retour sur soit pour assurer cette sécurité. En d’autres termes, l’action politique de l’Union européenne est aujourd’hui inaudible à beaucoup d’européens du fait de l’absence de dimension régalienne, et de la légitimité que cela procure pour l’opinion publique.
De fait, l’Europe de La Défense pourrait bien représenter une étape clé et indispensable à la construction européenne, et un échec dans ce domaine pourrait bien signer l’échec de l’aventure européenne dans son intégralité. Car plus que l’économie, la politique, l’éducation ou la santé, c’est avant tout La Défense qui créé et définit le périmètre des sociétés humaines.
Conclusion
Nous le voyons, de nombreux éléments objectifs plaident en faveur d’une construction d’une Europe de La Défense ambitieuse et autonome. Cette construction répond aux besoins capacitaires concernant les menaces et aux questions de pilotage politique de la défense collective en Europe. Surtout, elle pourrait représenter une étape clé de la construction européenne, avec des implications pouvant s’étaler sur plusieurs décennies, et même plusieurs siècles. Nous remarquons également, et cela en surprendra surement certains, que les questions industrielles, technologiques, ou des capacités de financement, ne sont nullement centrales dans cette problématique. Et pour cause, ces points sont largement secondaires vis-à-vis des points stratégiques abordés.
Pour les derniers réfractaires à l’idée d’Europe de La Défense, il est possible d’ajouter ce dernier point : Aujourd’hui, l’Union européenne, et la notion d’Europe de La Défense, sont aussi bien la cible de manoeuvres américaines que russes, pour empêcher son avènement. Les premiers se satisfont d’une Europe militairement faible dépendante de leur protection (on appelle cela un protectorat), les seconds cherchent à diviser les pays européens afin de créer un gradient de puissance favorable lui assurant une liberté d’action en Europe de l’Est. Si ces pays voient en l’Europe de La Défense un adversaire menaçant leurs volontés hégémoniques, c’est évidemment qu’elle représente un objectif majeur en faveur de la sécurité, de l’indépendance, et de la protection des intérêts de l’ensemble des européens.
Le troisième, et dernier, article de cette série, présentera un modèle pour la construction de l’Europe de La Défense, cohérent avec les prémices définis aujourd’hui, ainsi qu’avec les réalités politiques et économiques des pays européens, dans un calendrier adapté à l’évolution des menaces dans le monde.