Depuis l’annonce du programme Tempest, les avis étaient partagés. Les uns se sont persuadés que les Britanniques cherchaient, par un effet d’annonce, à attirer l’attention de Paris et de Berlin en vue d’intégrer le programme SCAF, tandis que les autres exprimaient leurs inquiétudes à l’égard d’un projet susceptible de diviser, une fois de plus, l’industrie aéronautique européenne. Si le ralliement suédois à Tempest venait a se confirmer, l’hypothèse d’un partenariat américain deviendrait plus crédible, portant un coup dur à la dimension européenne du SCAF.
Bien que n’étant pas encore acté, l’arrivée des Suédois ferait définitivement taire les sceptiques à l’égard du programme Tempest. À la lumière des priorités stratégiques suédoises, cette annonce ferait sens et serait alors en passe d’établir l’effectivité de deux programmes similaires mais distincts en Europe. Ainsi, un affrontement direct entre SCAF et Tempest sur les mêmes segments d’exportation constituerait indéniablement une aberration au sein d’une Europe où il n’y a guère de place pour deux projets aussi semblable : des bi-réacteurs servant de coeurs à des systèmes complexes paraissent trop directement concurrentiels, en dépit de l’accroissement des besoins mondiaux.
Selon Doug Barrie – chercheur associé à l’International Institute for Strategic Studies (IISS) et spécialiste en aérospatial militaire – le seul bénéficiaire de l’existence de ces deux programmes en Europe serait indubitablement les Etats-Unis. Il existe un risque important que Tempest et SCAF divisent le marché, offrant ainsi une opportunité intéressante pour les compagnies américaines de participer à des projets de chasseurs étrangers, d’après Eric Fanning, président et CEO de l’Aerospace Industrie Association (AIA). L’avion de 6e génération, régulièrement évoqué aux Etats-Unis depuis les années 2000, est un enjeu important pour l’industrie américaine.
Bien que paraissant pour le moment peu plausible, il ne faut pas prendre cette hypothèse à la légère. En terme capacitaire, il existe un important dilemme autour de la modernisation du F/A 18 E/F Super Hornet américain. Il est question de proposer une version améliorée et équipée de technologies issues du F-35 afin de surclasser le Rafale et le Typhoon dans les pays non-éligibles à la machine de Lockheed Martin, mais traditionnellement acquéreurs de matériel américain. Pourtant, il n’est pas inenvisageable de penser que le programme Tempest pourrait répondre à cette exigence, dans l’optique de laisser maturer le F-35 et les technologies afférentes à celui-ci afin de constituer une offre plus compétitive que le Rafale et plus endurante qu’un Super Hornet modernisé. Il s’agirait pour le Department of Defense d’anticiper les priorités stratégiques fluctuantes de clients potentiels qui, dans un contexte d’instabilité croissante, pourraient devenir sensibles aux risques de déclassement de leur force aérienne en cas de nouvelles menaces. Le dernier-né de Lockheed Martin pourrait constituer un marche-pied de choix vers le Tempest et préparer la voie à un contournement de la CSP et du FED, qui devraient très probablement rester clôts aux industriels américains.
Enfin, les Britanniques ont déjà vendu des concepts de systèmes d’armes majeurs aux Américains tout en collaborant avec ces derniers pour leur développement, à l’instar du Harrier/AV-8B et du Hawk/T-45 que les Etats-Unis ont par la suite produit en série. Une solide expérience de travail en commun existe d’ores-et-déjà et le statut particulier obtenu par le Royaume-Uni au sein du programme de développement du F-35 ne fait que souligner les affinités industrielles et technologiques existantes entre ces deux Etats. Les Etats-Unis pourraient dès lors être la pièce maîtresse de la viabilité d’un programme onéreux et hautement technologique, car lorsque les Britanniques souhaitent monter en gamme dans leurs systèmes d’armes, ils n’en sont pas capables.
Ainsi, tout ceci demeure encore à l’état de supposition et seul l’avenir nous dira si ladite hypothèse se vérifiera, néanmoins on ne peut nier l’existence d’une convergence d’intérêts entre Britanniques, Suédois et Américains : crainte de la menace russe, désir de renforcer les communications stratégiques et la coopération au sein de l’OTAN, volonté de préserver son tissus industriel. À cet égard, le SCAF n’apportent aucune garantie aux Suédois car en verrouillant prématurément le programme tout en s’en arrogeant des pans entiers pour leur propre BITD, les pays membres du SCAF en ont limité la portée européenne, se cantonnant de facto à une vision très restreinte de « l’Europe de la Défense ».
Axel Trinquier – Spécialiste des questions de défense européenne