Qu’il s’agisse du Su-57E, des S-400 ou des sous-marins Yasen, des délégations d’industriels indiens de la défense ont multiplié, cet automne, les visites à Moscou, en marge de la visite de Vladimir Poutine à New Delhi. L’objectif affiché est clair : passer d’une relation classique de fournisseur à une logique de co‑développement avec localisation. Les offres russes couvrent un spectre très large, allant des moteurs marins aux avions de transport, en passant par les chasseurs furtifs, les sous‑marins et les systèmes sol‑air, avec, à la clé, des promesses de transferts technologiques. Elles répondent à des besoins immédiats de disponibilité et de soutien, tout en faisant émerger, à moyen terme, un dilemme stratégique pour l’Inde.
Entre la nécessité de renforcer rapidement la résilience opérationnelle et le risque d’un verrouillage industriel et diplomatique durable, la décision se révèle d’autant plus délicate. Les propositions russes dessinent des solutions transitoires crédibles, mais leur véritable valeur dépendra du périmètre réel des transferts, de la qualité des audits industriels et de la capacité d’absorption de l’écosystème local. Dans ce cadre, New Delhi s’efforce de préserver une marge de manœuvre maximale, en combinant opportunités tactiques et exigences stratégiques, afin de sécuriser des gains concrets sans compromettre l’autonomie technologique visée à long terme.
Sommaire
Les industriels de défense indiens et russes multiplient les négociations de coopération et de transfert de technologies
Selon Reuters, au moins une demi‑douzaine de dirigeants d’entreprises indiennes, dont des groupes cités comme Bharat Forge, se sont rendus en Russie pour discuter de coentreprises. Ces réunions s’inscrivent dans un repositionnement bien plus large, articulé autour d’une logique de transferts de technologie Inde–Russie destinée à transformer en profondeur la relation bilatérale. La composition même de la délégation, jugée inédite par plusieurs sources, traduit un changement de cap assumé par New Delhi, au moment où plusieurs grands programmes nationaux ont besoin d’appuis externes ciblés pour franchir des seuils technologiques critiques.
Le calendrier, lui, n’a rien de fortuit. Les sessions des 29–30 octobre ont servi de rampe de lancement à la visite présidentielle annoncée début décembre, reliant étroitement tempo industriel et dynamique diplomatique. L’agence de presse précise que la délégation était conduite par le secrétaire à la production de défense, avec un mandat explicite de préparation d’accords potentiels. Cette synchronisation ouvre une fenêtre d’opportunité, mais elle accroît mécaniquement la pression pour aboutir à des annonces visibles, au risque d’empiéter sur des validations techniques qui, elles, suivent des rythmes plus lents.
Sur le fond, l’intention affichée par New Delhi est de sortir de la logique de simple acquisition pour entrer dans celle de programmes conjoints. Comme l’expose le site Defence.in, l’Inde cherche à convertir des liens historiques avec Moscou en partenariats structurants de production locale et de co‑développement, afin de réduire progressivement sa dépendance aux importations. Mais cette trajectoire suppose des transferts robustes portant sur les logiciels, les procédés industriels et les droits d’exportation. À défaut, les coentreprises risqueraient de se limiter à de l’assemblage sur place, avec une valeur souveraine très limitée.
Cette réorientation n’est pas neutre vis‑à‑vis des partenaires occidentaux. L’agence britannique note que plusieurs diplomates occidentaux considèrent la part persistante de matériels d’origine russe dans les forces indiennes comme un frein à certains transferts sensibles, ce qui pourrait restreindre l’accès de l’Inde à des technologies clés. À cette dimension technologique s’ajoute une sensibilité politique : des industriels cités dans la presse ont démenti toute participation, signe que les négociations sont désormais exposées à une médiatisation importante. New Delhi devra donc séquencer avec soin ses engagements, pour préserver sa capacité de négociation simultanée avec Moscou comme avec les capitales occidentales.
Tolérances, logiciels et moteurs le filtre industriel qui conditionne l’AMCA et tout transfert
Atteindre une véritable capacité de production « basse observabilité » dépasse très largement la seule question des machines‑outils. Il faut des infrastructures de métrologie avancée, des salles propres et une traçabilité rigoureuse pour les composites et les revêtements, le tout appuyé par une discipline procédurale très fine. Les audits conjoints annoncés entre Hindustan Aeronautics Limited (HAL) et Sukhoi devront qualifier, dans le détail, tolérances et répétabilité. Sans cet ancrage, l’industrialisation resterait davantage déclarative qu’effective. Or, cette exigence conditionne toute industrialisation de défense en Inde, en servant de filtre pour écarter les faux départs et les illusions technologiques.
La propulsion concentre, à elle seule, une part majeure des risques. Dans l’aéronautique, la maîtrise des parties chaudes des turbines et des aubes monocristal détermine directement la disponibilité et la soutenabilité des moteurs. Mettre en place des chaînes pour ces procédés spéciaux implique des investissements lourds, un transfert de savoir‑faire conséquent et des cycles de qualification longs. Sans capacité locale sur ces segments critiques, l’autonomie demeure partielle et la chaîne d’approvisionnement reste vulnérable aux aléas extérieurs, ce qui fragilise les ambitions de production à grande cadence.
Au‑delà des matériels, l’accès aux codes et aux logiciels devient décisif. Sans droits sur les calculateurs de mission et la commande numérique du moteur (FADEC), l’intégration autonome d’armements et de capteurs restera bridée. Un transfert partiel ne se traduit pas par de la souveraineté : il entretient une dépendance logicielle et repousse d’autant l’indigénisation complète. En outre, tout engagement « massif » sur ces filières impliquera des investissements très significatifs et un délai de trois à sept ans avant d’atteindre des niveaux d’indigénisation notables, avec une montée en compétence graduelle des équipes et du tissu de sous‑traitants locaux.
Le risque de promesses incomplètes ou exagérées demeure par ailleurs réel. La communication autour de « capacités à 50 % » non certifiées peut relever davantage du rapport de force commercial que d’une réalité industrielle aboutie. De même, l’expérience récente montre que les annonces de contrats export du Su‑57E sont restées floues, ce qui incite à une prudence accrue quant à l’ampleur effective des transferts. Sans accès aux procédés sensibles, ces offres risquent de produire surtout des effets d’affichage, sans traiter les véritables goulets d’étranglement qui conditionnent l’autonomie de long terme.
M-90FR et S-400 des solutions transitoires qui rétablissent l’effet opérationnel sans garantir la souveraineté
Sur le plan naval, Moscou met en avant une solution très concrète : la substitution des turbines ukrainiennes par le M‑90FR, assortie de la création d’une ligne locale de pièces et d’assemblage. Comme le souligne le site IDRW, cette « M‑90FR remotorisation » vise à restaurer la disponibilité des frégates et corvettes d’origine russe. La proposition inclut une localisation progressive, pensée pour sécuriser la maintenance et réduire les délais, paramètre central pour une flotte engagée en opérations hauturières, aujourd’hui confrontée à des vulnérabilités lourdes de la chaîne de soutien.
Sous la surface, la question de la formation des équipages et de la doctrine d’emploi reste tout aussi sensible. Une réponse privilégiée par Moscou consiste à louer un sous‑marin nucléaire d’attaque pour une durée de dix ans, afin d’accélérer l’entraînement et la montée en puissance opérationnelle. D’après Defence.in, un accord de leasing a progressé, avec une livraison envisagée sous deux ans. Une telle solution ne crée pas, en elle‑même, une capacité souveraine à court terme, mais elle limite le risque de rupture capacitaire en attendant que les programmes nationaux arrivent à maturité.
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Pour la défense sol‑air, les offres russes portent prioritairement sur la localisation du soutien. La valeur ajoutée tiendrait à la création d’un centre de maintenance, réparation et révision à Bharat Dynamics Limited, véritable « S‑400 MRO Bharat Dynamics » chargé de sécuriser disponibilité et stocks sur la durée. En rapprochant le soutien du terrain, l’Inde cherche à pérenniser sa bulle de protection aérienne, à neutraliser les aléas logistiques externes et, par la même occasion, à renforcer la montée en compétence de son écosystème industriel défense.
Dans le domaine aérien, Moscou relance également ses offres de co‑production, notamment autour de l’Il‑276 et de sa propulsion PD‑14M, avec la promesse d’un contenu local substantiel, mais un blocage récurrent sur le moteur, selon le site Defence.in. Parallèlement, l’évaluation du Su‑57 reste freinée par un accès partiel aux appareils d’essais et par l’absence d’une version biplace, pourtant jugée nécessaire par l’Indian Air Force (IAF) pour valider l’appareil, indique IDRW. Cet « accès pilote limité » retarde de facto toute décision sur « Su‑57 Su‑57E Inde ».
Rafale MRFA face au Su-57E l’option duale comme levier de négociation et garde‑fous
Une première option, pour New Delhi, consiste à utiliser les offres russes comme levier de négociation. En plaçant d’emblée la barre très haut sur l’accès aux codes, aux procédés critiques et aux droits d’exportation, l’Inde peut inciter ses partenaires occidentaux à élargir leurs propres propositions. Cette stratégie renforce le pouvoir de négociation indien, à condition de rester vigilante sur la réversibilité des engagements et de conditionner chaque étape à des jalons techniques objectivables, plutôt qu’à des annonces politiques.
Une seconde voie serait d’accepter des transferts rapides, conçus pour combler des vulnérabilités immédiates. Les gains en termes de disponibilité seraient alors tangibles, mais ils pourraient, en contrepartie, installer des chaînes d’approvisionnement et des doctrines d’emploi structurées autour de technologies russes. Un tel choix impose donc de solides garde‑fous contractuels, portant sur la propriété intellectuelle, la maintenance logicielle et les conditions d’exportation, afin de limiter le risque de verrouillage industriel et diplomatique à moyen terme, dont il serait ensuite difficile de s’extraire.
Un scénario dual reste, enfin, parfaitement plausible, avec une double voie combinant le programme Multi‑Role Fighter Aircraft sur Rafale et un recours limité à des Su‑57E intérimaires. Comme l’a analysé Meta‑Defense, une telle combinaison préserve des options, mais au prix d’une logistique et d’une industrialisation nettement plus complexes. Elle requiert une gouvernance particulièrement stricte des interfaces, des stocks et des calendriers, pour éviter les frictions entre chaînes occidentales et russes, et maintenir un minimum de cohérence capacitaire sur la décennie à venir.
Dans tous les cas, la variable décisive reste le périmètre effectif des transferts. L’accès aux logiciels, aux procédés de fabrication critiques et aux licences d’exportation pèsera plus lourd que les volumes annoncés. La séquence de décision devra suivre, pas à pas, les audits techniques et les jalons industriels, en particulier ceux programmés chez HAL et Sukhoi, afin de sécuriser la faisabilité réelle avant toute signature. Une telle approche protège la marge de manœuvre politique en évitant de s’enfermer, prématurément, dans des dépendances difficiles à corriger.
Calendriers, gouvernance et Yasen la coopération utile sans dépendance se gagne au contrat
Un engagement de grande ampleur avec Moscou supposera nécessairement des investissements massifs et un horizon de temps pluriannuel. Les trajectoires envisageables vont d’une montée en puissance progressive de l’indigénisation, entre trois et sept ans, à des scénarios d’effets d’annonce sans retombées industrielles réelles. Pour la défense sol‑air, la localisation du soutien améliorera certainement la disponibilité, mais elle risque, dans le même temps, de renforcer la dépendance vis‑à‑vis du fournisseur initial, si les clauses de propriété, de mises à jour logicielles et d’export ne sont pas finement encadrées. Cette tension rappelle qu’on ne décrète pas l’autonomie : elle se construit par un cadrage contractuel et technique rigoureux.
Le calendrier national doit demeurer le fil directeur. L’Advanced Medium Combat Aircraft (AMCA) et la coopération sur une propulsion de 120 kN structurent une alternative d’autonomie crédible à l’horizon 2035. En parallèle, l’Inde a engagé la modernisation de flottes existantes, comme le programme Super Sukhoi de réduction de signature radar, afin de préserver une supériorité opérationnelle durant la phase de transition. L’ensemble impose un séquencement très fin des investissements, pour éviter les collisions de charges industrielles et maintenir la cohérence d’ensemble du dispositif.
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Moscou, de son côté, assume une stratégie à la fois commerciale et politique, calibrée pour compenser ses propres déficits technologiques par une ouverture industrielle large et une politique tarifaire attractive. Des gains immédiats sont bien identifiés — remotorisation navale, soutien local, leasing —, mais ils ne suffisent pas à traiter la question de la dépendance structurelle. À l’inverse, des coopérations plus ciblées, notamment sur les sous‑marins d’attaque, pourraient ouvrir une coopération autour d’éléments de la classe Yasen pour Project 77, soit une « Yasen Project 77 coopération » susceptible de générer un véritable effet de levier capacitaire, si l’intégration industrielle est correctement bornée.
Sur la défense sol‑air, la forte valeur opérationnelle obtenue plaide naturellement pour un soutien local maîtrisé. Comme l’a rappelé, dans un contexte opérationnel, le chef d’état‑major de l’Indian Air Force, Air Chief Marshal A. P. Singh : « Le S‑400 s’est révélé un facteur décisif sur le théâtre, transformant notre capacité à imposer des fenêtres d’effet et à protéger des infrastructures critiques. » Cette efficacité impose toutefois une discipline d’emploi rigoureuse, une logistique solide et un MRO bien gouverné pour s’inscrire dans la durée. Sans cela, l’avantage initial pourrait s’éroder rapidement sous l’effet des contraintes de stocks et de délais.
Conclusion
Les offres russes répondent sans ambiguïté à des besoins très concrets de résilience : remotorisation maritime, leasing pour l’entraînement et soutien local renforcent la disponibilité, tandis que des co‑productions ciblées peuvent combler certains vides capacitaires. Leur portée réelle dépendra toutefois du périmètre effectif des transferts et de la rigueur des audits techniques. Sans accès aux codes, aux procédés critiques et à des droits d’export clairement définis, les gains immédiats pourraient, à terme, se muer en dépendances lourdes. La séquence de décision devra donc rester strictement guidée par des jalons industriels vérifiables et des engagements conditionnels.
Sur le plan politique, ces propositions constituent également un levier que New Delhi peut exploiter pour obtenir des concessions supplémentaires de la part de ses partenaires occidentaux et sécuriser sa propre industrialisation. À condition, toutefois, d’adosser chaque accord à des garde‑fous solides en matière de propriété intellectuelle, de réversibilité et de gouvernance logistique, et de poursuivre, en parallèle, la montée en puissance des programmes domestiques — MRFA fondé sur le Rafale et AMCA — qui demeure la seule voie crédible vers une autonomie réelle à l’horizon 2035. C’est dans la capacité à conjuguer urgence opérationnelle et prudence industrielle que se jouera, pour New Delhi, l’équilibre de cet arbitrage.