Le 25 novembre, au sommet international Adopt AI, Dassault Aviation et Thales ont annoncé un partenariat stratégique pour développer une IA embarquée souveraine destinée à l’aéronautique de défense. La dynamique n’est pas surgie de nulle part, puisqu’elle prolonge le plan d’étude amont Man‑Machine‑Teaming lancé en 2018 par la Direction générale de l’armement et, plus récemment, la création de l’entité cortAIx chez Thales en 2024.
L’ambition vise à embarquer la fusion de capteurs, l’analyse de situation et l’aide à la décision à bord d’avions et de drones, afin de réduire la dépendance à des plates‑formes de soutien vulnérables et d’adapter la doctrine aérienne à l’essor d’un Kill Web distribué. Cette orientation affirme une IA souveraine, supervisée et embarquée, à rebours d’externalisations non maîtrisées.
Sommaire
Du Man‑Machine‑Teaming à cortAIx : la filière française d’IA souveraine se structure
La genèse renvoie au plan Man‑Machine‑Teaming, confié en 2018 par la Direction générale de l’armement à Dassault Aviation et à Thales pour structurer les technologies d’intelligence artificielle utiles à l’aviation de combat. Comme le rapporte Opex360, l’objectif consistait à fédérer un écosystème d’entreprises et de laboratoires autour de cas d’usage concrets. La démarche a immédiatement pris corps par la sélection, en deux vagues, de premières propositions issues des petites et moyennes entreprises et des centres de recherche, afin d’amorcer les briques techniques et les interfaces homme‑machine.
Dans le sillage de cette structuration, la Direction générale de l’armement a retenu trente‑six propositions en 2018 et 2019, ce qui a donné une base industrielle crédible pour l’IA souveraine en aéronautique. Cette consolidation a préparé l’étape suivante, à savoir des coopérations plus étroites entre avionneur et systémier. La logique retenue privilégie des cas d’emploi précis, plutôt qu’une approche trop générale, pour accélérer le passage en démonstration puis en embarqué, dans un environnement où l’embarqué impose frugalité et cybersécurité.
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Parallèlement, Thales a rassemblé en 2024 ses compétences au sein de cortAIx, avec l’ambition de fournir aux forces armées et aux opérateurs d’infrastructures critiques des solutions hautement sécurisées, conçues pour les contraintes d’embarquement et d’économie de calcul. Cette réorganisation a clarifié l’offre du groupe autour d’architectures frugales et durcies, ce qui est essentiel quand les aéronefs deviennent des nœuds numériques avancés. L’alignement avec l’avionneur ouvre une voie commune pour des chaînes de traitement co‑conçues avec les capteurs et les calculateurs de mission.
Enfin, Dassault Aviation a signé un protocole avec l’Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense afin de lancer des recherches et développements sur plusieurs cas d’usage en combat aérien. L’annonce conjointe, le 25 novembre, formalise une coopération stratégique encadrée par des principes éthiques et par le futur règlement européen sur l’intelligence artificielle. L’articulation entre doctrines, architectures et conformité réglementaire devient un critère de conception à part entière, au même titre que l’efficacité opérationnelle. Cette formalisation crédibilise la capacité à livrer des briques embarquées au standard de l’IA supervisée et souveraine.
IA embarquée et supervisée : de la fusion de capteurs au cloud tactique dans le cockpit
L’effort technique vise des solutions d’IA embarquées sur avions et drones couvrant un continuum cohérent allant de l’observation à la décision puis à l’action. L’axe porte sur la fusion de capteurs, l’analyse de situation, la planification et l’aide à la conduite de mission. La portée opérationnelle dépasse l’assistance au pilote, puisqu’elle introduit des traitements localisés, résilients et synchronisés avec les autres nœuds, au service d’un combat collaboratif. L’enjeu n’est pas de reproduire au bord la lourdeur d’un centre lointain, mais de doter l’équipage d’une aide fiable, auditable et efficace dans le cadre d’une IA souveraine et pleinement embarquée.
Les exigences affichées insistent sur la maîtrise des algorithmes, la supervision humaine et la souveraineté des données. Elles s’inscrivent dans un cadre éthique ainsi que dans les règlements nationaux et européens relatifs à l’intelligence artificielle, ce qui impose traçabilité et contrôle. L’orientation stratégique est assumée par les industriels. « Pour construire le futur du combat aérien, il ne suffit pas de disposer d’une IA de pointe. Il faut une IA de confiance, souveraine et supervisée », a déclaré Patrice Caine, PDG de Thales, dans le contexte de l’annonce publique. Ce cap conditionne les choix d’architecture et de validation.
Les contraintes d’embarquement dictent la frugalité des modèles, l’optimisation de la chaîne de calcul et la cybersécurité de bout en bout. L’IA ne peut peser sur l’avion qu’à la mesure des marges électriques et thermiques disponibles, ce qui exige des compromis matériels et logiciels. La performance recherchée doit rester compatible avec un environnement critique, soumis aux agressions électromagnétiques et aux aléas de connectivité. Cette approche, mise en avant par cortAIx et par l’avionneur, épouse l’exigence d’une IA embarquée qui demeure robuste sans dépendre d’un centre névralgique unique.
L’IA visée ne se réduit pas à un cloud lointain. Elle s’insère dans un maillage de nœuds au bord du champ de bataille, où l’appareil devient un point de calcul et de décision, assisté par l’IA et supervisé par l’humain. Comme le rappelle la Fondation pour la Recherche Stratégique, le cloud tactique apporte dans le cockpit des capacités numériques avancées, sans externaliser le cœur des fonctions critiques. Cette distribution maîtrisée répond aussi à un impératif politique, puisqu’elle réduit l’exposition à des infrastructures étrangères et renforce la souveraineté industrielle européenne.
Face à la Kill Web, l’IA souveraine renforce la résilience tout en ouvrant de nouveaux risques
La finalité opérationnelle consiste à déporter vers l’aéronef les fonctions de fusion de capteurs et d’aide à la décision afin de tenir la manœuvre même en cas de perte ou d’éloignement des plates‑formes de soutien. La pertinence est d’autant plus nette que la fragilisation des plates‑formes de soutien face à des missiles à très longue portée les rend plus menacées qu’auparavant. La transformation des avions de combat en nœuds souverains, où l’IA embarquée assiste la décision sous supervision humaine, renforce la capacité à opérer sans dépendre d’un Airborne Warning and Control System (AWACS) ou d’un ravitailleur trop exposé.
La doctrine évolue mécaniquement vers des aéronefs nœuds de calcul du réseau de combat, capables de produire et d’exploiter localement des informations utiles au cycle décision‑action. Dans une note de la Fondation pour la Recherche Stratégique, ce passage est décrit comme une bascule d’un réseau contraignant la donnée vers un modèle guidé par la donnée. Cette évolution ouvre la voie à un combat collaboratif plus fluide, tout en exigeant des standards, des services communs et une interopérabilité rigoureuse dans l’architecture. L’IA souveraine embarquée devient ainsi un pivot doctrinal.
La distribution des traitements augmente la résilience face à une guerre en réseau, mais elle expose aussi à de nouveaux points d’attaque. Les défis identifiés portent sur la cybersécurité, la connectivité intermittente, la qualité et la véracité des données, et la robustesse des interfaces. La montée d’une Kill Web distribuée et active jusqu’à l’échelle de 1500 kilomètres impose de penser défenses et leurres à tous les étages du système. Dans le même temps, la conformité éthique et réglementaire du cadre européen requiert auditabilité, supervision humaine et localisation maîtrisée des traitements sensibles.
Les liaisons de données tactiques actuelles montrent leurs limites. Link 16, aussi appelé L16, et plus largement les liaisons de données tactiques, ou TDL, restent contraints en bande passante et en latence, ce qui bride le partage massif de données et la synchronisation des effets. La montée vers un cloud de combat véritablement centré sur la donnée impose des évolutions profondes des communications, des formats et des standards. La trajectoire ainsi esquissée nécessite un effort continu d’ingénierie système, au même titre qu’une adaptation de la formation et des procédures de commandement et contrôle, ou C2.
SCAF et BITD : l’IA embarquée comme pivot de l’architecture et de l’interopérabilité européennes
L’initiative peut être lue comme une anticipation industrielle alors que la gouvernance du pilier numérique du Système de combat aérien du futur demeure incertaine. Le site Opex360 souligne que le « cloud de combat » se fera, quel que soit l’avion de combat choisi. Une coopération serrée entre avionneur et spécialiste capteurs‑IA peut donc peser sur la référence architecturale à venir, qu’elle soit interopérable avec le SCAF ou complémentaire, et contribuer à façonner la doctrine aérienne européenne.
Sur la base industrielle et technologique de défense, ou BITD, le rapprochement Dassault–Thales réaffirme la capacité nationale à concevoir des briques d’IA souveraines, frugales et embarquées. Cette compétence renforce potentiellement l’autonomie industrielle européenne, à condition de garder la maîtrise des interfaces critiques et des chaînes de valeur logicielles. L’accent mis sur l’embarqué crédibilise aussi une montée en maturité du « combat cloud » à l’échelle tactique, un jalon indispensable pour l’aviation de combat et pour les drones adjoints, dans une logique de combat collaboratif supervisé.
Toutefois, en l’absence d’une architecture de référence imposée par les autorités étatiques, des architectures industrielles divergentes pourraient émerger. Cette fragmentation compliquerait l’interopérabilité européenne et ralentirait le passage à l’échelle. Le débat n’est pas théorique, puisqu’il touche à la normalisation, aux référentiels de données et aux couches logicielles communes. Les arbitrages à venir devront concilier souveraineté industrielle, ouverture maîtrisée et compatibilité avec les partenaires clefs, pour éviter des silos numériques incompatibles entre eux.
Enfin, la montée en puissance des aéronefs comme nœuds computationnels interagit avec l’organisation du commandement et contrôle. L’introduction d’une IA souveraine et embarquée peut favoriser des formes de contrôle plus distribuées, tout en maintenant la supervision humaine au bon niveau d’autorité. Cette redistribution des rôles suppose des communications résilientes, des règles d’engagement adaptées et des processus d’audit continu. Elle engage aussi la formation, la qualification des équipages et la mue des centres opérationnels, afin de tirer pleinement profit du cloud de combat sans renoncer à la sûreté des opérations.
Conclusion
On le voit, l’alliance stratégique Dassault Aviation–Thales s’inscrit dans une trajectoire engagée depuis Man‑Machine‑Teaming vers une IA embarquée, supervisée et souveraine, conçue pour transformer l’aviation de combat et ses architectures numériques. Par ailleurs, la réponse apportée à la fragilisation des plates‑formes de soutien et à l’émergence d’une Kill Web distribuée appelle des communications modernisées, une interopérabilité rigoureuse et une cybersécurité de haut niveau, en cohérence avec le cadre éthique et réglementaire européen.
Dans le même temps, les effets industriels et politiques sur le SCAF et la BITD dépendront du choix entre référence commune et concurrence d’architectures. Enfin, la réussite opérationnelle reposera autant sur la maturation technique que sur l’adaptation doctrine, formation et C2, afin d’asseoir un combat collaboratif véritablement résilient.