La Consolidation est-elle un rempart suffisant pour préserver l’industrie européenne de défense de l’arrivée de la bulle d’investissements d’ici à 2030 ?

Il y a quelques jours, l’Amiral Nicolas Vaujour, le chef d’état-major de la Marine nationale, lançait un nouvel appel à la consolidation industrielle européenne Défense, spécialement dans le domaine de la construction navale militaire.

Pour l’amiral français, en effet, la fragmentation actuelle de l’offre industrielle européenne représente à présent une menace, face à la recomposition rapide du marché international des armements navals, que seule une véritable stratégie de consolidation serait en mesure de contenir.

Le problème est d’autant plus pressant que, dans un avenir proche, la hausse sensible du budget des armées européennes, qui sera, selon toute probabilité, entérinée par le sommet de La Haye de juin prochain, pourrait convaincre de nombreux dirigeants politiques et industriels européens de profiter de cette manne budgétaire pour développer l’industrie militaire nationale, qu’elle soit ou non navale.

Dans ce contexte, face à la mutation brutale du marché international de l’armement, liée à l’arrivée de nouveaux acteurs venus de Corée du Sud, de Turquie ou de Chine, et au phénomène de paupérisation qui résulterait de l’explosion probable de la bulle d’investissement européenne qui se profile, quels seraient les avantages, mais aussi les faiblesses et les entraves, de la consolidation industrielle de défense ?

Pour le chef d’état-major de la Marine nationale, la consolidation devient indispensable pour l’industrie navale militaire en Europe

Ces dernières semaines, l’investissement industriel de défense a vu son statut se transformer radicalement. D’investissement paria, évité comme la peste par les investisseurs privés comme institutionnels, il y a encore quelques mois de cela, il est désormais présenté comme de moteur de la relance industrielle européenne, sur le modèle allemand qui en fait le pivot du plan de réinvestissement public de 500 Md€ voulu par le nouveau chancelier Friedrich Merz.

Sommet de Washington de l'OTAN en 2024
Sommet de l’Alliance Atlantique de Washington 2024

Exit, donc, les considérations qui handicapaient jusqu’aux transactions bancaires, les fonds de roulement et les crédits documentaires des entreprises évoluant plus ou moins près de la sphère industrielle de défense, au prétexte que la défense serait une activité « non durable », et soumise à des risques légaux.

Soudain, entre la menace russe croissante, la montée en puissance chinoise, et le retrait de plus en plus sensible de la protection américaine, il semble que la sphère politico-financière européenne soit passée de la conception « Les armes, c’est mal, ça tue des gens« , à celle « Les armes, ça tue des gens, mais quand ce sont les nôtres, elles tuent les autres, alors ça va !« 

Toutefois, il serait profondément naïf de penser que les milieux de la haute finance, à l’origine de toutes les difficultés rencontrées par les industriels de défense ces 15 dernières années, aurait été touchée par la grâce, et aurait soudainement compris le concept même de Défense.

En effet, au-delà de la prise de conscience indubitable de certains grands dirigeants politiques européens, comme Friedrich Merz en Allemagne, ou Keir Starmer au Royaume-Uni et Ursula von der Leyen à Bruxelles, ce sont, avant tout, les perspectives de profits à court et moyen termes, liées à la hausse des budgets européens de défense qui se profile avec le sommet de l’OTAN de La Haye, qui engendrent ce basculement.

Et pour cause ! Les dépenses de défense européennes devraient passer de 350 Md€ en 2025 à 500 Md€, voire 600 Md€ en 2030, dont une grande partie sera directement employée pour des investissements industriels, pour reconstruire les capacités et les stocks des armées européennes.

Faute de consolidation, l’industrie européenne de défense ne sera bientôt plus compétitive pour l’Amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la Marine nationale

Rien qu’au niveau de l’Union européenne, ce sont 150 Md€ sur quatre ans qui ont été mis sur la table par la Commission européenne, et qui seront injectés directement dans des projets visant à étendre et moderniser la production de munitions, de missiles et de systèmes de défense antiaériens en Europe, l’enveloppe ayant été validée par les ministres des Affaires étrangères cette semaine.

SNA Tourville et FDI lors essais à la mer naval Group
Frégate FDI Amiral Ronarc’h et SNA Tourville.

Est-ce en anticipant les conséquences de ces injections budgétaires, qui devraient intervenir dans l’industrie de défense sur la période 2025-2035, ou en réponse à un constat de longue date, fait notamment par la France ? Quoi qu’il en soit, l’amiral Pierre Vaujour, chef d’état-major de la Marine nationale, a lancé un vibrant appel à la consolidation industrielle européenne, dans le domaine naval militaire, lors d’une interview donnée au site américain DefenseNews.com.

Pour le surfacier français, ayant passé une grande partie de sa carrière à bord des navires de défense aérienne français, le constat est qu’il existe aujourd’hui 14 chantiers navals dans le domaine militaire en Europe, et que, la plupart du temps, ceux-ci se retrouvent en compétition les uns contre les autres, lors des compétitions internationales.

Il rappelle également l’échec de l’initiative Naviris entre Naval Group et l’italien Fincantieri dans les années 2010, reconnaissant que les objectifs de consolidation se heurtent bien souvent à des ambitions nationales, chaque industriel s’estimant en position de répondre à certains besoins, en exigeant que l’autre s’en retire. C’est ainsi que Fincantieri avait mis comme condition, pour le rapprochement avec Naval Group, que l’industriel français se spécialise uniquement dans le domaine des sous-marins, laissant à l’italien l’activité surface, ce qui, bien évidemment, n’était pas du tout du goût du Français.

Au final, Naviris a abouti à la création d’un plus petit dénominateur commun, une coentreprise spécialisée dans le pilotage des programmes franco-italiens navals, comme la modernisation des frégates classe Horizon, et la participation de ces deux pays au programme European Patrol Corvette, bien loin de l’Airbus Naval qui était annoncé.

En dépit de cet échec cinglant, et récent, la fragmentation de l’industrie navale militaire européenne continue de représenter une menace existentielle, pour l’efficacité des investissements européens dans ce domaine, et pour que l’industrie européenne soit en mesure de se battre à armes égales face aux offres internationales. Et la consolidation, dans ce domaine, s’impose donc, pour en préserver la pérennité et l’efficacité.

Corée du Sud, Israël, Turquie, Inde, Chine… : l’offre industrielle de défense explose déjà à l’échelle mondiale

En toute objectivité, il est très difficile aujourd’hui de ne pas abonder dans le sens de l’officier général français. En effet, jusqu’il y a peu, les grands industriels européens, dont Naval Group (France), Fincantieri (Italie), Babcock (Grande-Bretagne), tKMS (Allemagne), Navantia (Espagne), Damen (Pays-Bas) et Kockums (Suède), se taillaient la part du lion des programmes internationaux, alors que l’offre américaine s’était fortement dégradée depuis l’arrêt de la production des frégates O.H. Perry, et que l’industrie navale russe rencontrait d’immenses difficultés technologiques et industrielles, notamment depuis l’arrêt des livraisons des turbines ukrainiennes.

KSS III Dosan Anh Changho
KSS-III classe Dosan Anh Changho du sud-coréen Hanwha ocean

De fait, que ce soit en Europe, en Amérique du Sud, en Asie, en Afrique ou au Proche et Moyen-Orient, 80 % des compétitions internationales dans le domaine des grands navires militaires (corvettes, frégates, LPD/LHD et sous-marins) ont été attribuées à des industriels européens ces 25 dernières années, donnant, à chacun de ces industriels, des parts de marché suffisantes pour assurer leur bon fonctionnement.

On pourrait penser qu’avec la hausse des budgets défense au niveau mondial, le statu quo pourrait s’imposer sur ce modèle qui a su dépasser les difficiles moments des bénéfices de la paix, ayant fortement réduit les investissements européens dans ce domaine. Ce serait cependant une grave erreur.

En effet, dans le même temps, d’autres acteurs internationaux sont apparus, avec des modèles très agressifs, et des offres plus que compétitives, parfois sur la base de transferts de technologies obtenus auprès de ces mêmes industriels européens, soucieux de maximiser leurs profits immédiats.

C’est notamment le cas de la Corée du Sud, avec Hanwha Ocean, adossé au géant Hanwha qui, après la fusion en 2019 de Hyundai Heavy Industries et de Daewoo Shipbuilding & Marine Engineering, contrôle 20 % de toute la construction navale mondiale. Le nouveau groupe vise à réaliser 22 Md$ de chiffre d’affaires d’ici à 2040, sur le seul marché de l’exportation défense, et a mis sur la table 1,5 Md$ en 2023 pour moderniser et étendre ses capacités industrielles afin d’y parvenir.

C’est aussi le cas de la Turquie, qui a lourdement investi ces deux dernières décennies pour se doter d’une industrie navale militaire performante, avec des premiers succès à l’exportation concernant les corvettes classe Ada (Pakistan, Ukraine et Malaisie). Le pays entend à présent proposer ses nouvelles frégates classe Istif, ses destroyers TF-2000, ses LHD Anadolu et ses nouveaux sous-marins sur la scène internationale, s’appuyant sur sa spécificité de pays musulman pour créer des relations privilégiées avec certains partenaires (Pakistan, Malaisie, Indonésie…).

cervette ada
Corvette turque classe Ada

D’autres pays, comme Israël ou l’Inde, affichent également des ambitions dans ce domaine. C’est toutefois l’arrivée des navires chinois, alliant des prix très attractifs, des performances élevées et des délais de livraison courts, qui représente la plus grande menace, à présent, sur les parts de marché européennes dans le domaine naval militaire, ce d’autant que l’industrie navale russe semble, elle aussi, retrouver certaines couleurs, et que les États-Unis semblent avoir l’ambition de revenir sur le marché international, notamment avec les frégates classe Constellation, si tant est qu’elles parviennent à entrer en service…

Dans tous les cas, le marché international naval militaire, dans les années à venir, n’aura plus rien à voir avec la compétition intra-européenne qu’il fut sur les deux précédentes décennies. Et pour faire face aux Hanwha Ocean sud-coréens, aux CSSC chinois ou aux Rostec russes, il faudra une force de frappe bien plus convaincante que ne pourront l’être Damen, Kockums, Navantia et même les leaders européens que sont Fincantieri, Naval Group, tKMS et Babcock..

La bulle d’investissements va-t-elle créer une bulle industrielle Défense européenne dont l’explosion serait inévitable ?

Et le danger pourrait être encore plus pressant, dans les mois et années à venir, pour ces industriels européens. En effet, conséquence de la hausse majeure et rapide des crédits d’équipement des armées, tant sous la pression de la menace russe que de celle imposée par Donald Trump, beaucoup de pays font le même raisonnement que ceux ayant été faits, il y a maintenant vingt ou trente ans, par Séoul et Ankara : quitte à investir plusieurs centaines de millions ou quelques milliards d’euros chaque année dans mes équipements de défense navals, autant que cela profite à mes propres industriels.

Fondamentalement, on peut difficilement reprocher à Varsovie, Bucarest ou encore Athènes de faire ce calcul, qui fut aussi à l’origine de l’émergence de Navantia en Espagne. Pour autant, au-delà de la bulle d’investissements qui se profile, et qui se caractérise par des investissements très élevés sur une période de temps réduite, pour rattraper les besoins opérationnels perdus par trente années de sous-investissements dans ce domaine, que va-t-il advenir de ces capacités industrielles, une fois que les Espadons et Orka polonais auront été construits ?

Frégate Arrowhead 140 Babcock
Modèle Arrowhead 140 de Babcock retenue par la Pologne

La seule issue, sachant que ni Varsovie, ni Athènes, ni Bucarest n’ont des besoins, et des moyens, compatibles avec le lissage de commandes suffisant pour garantir la pérennité de ces acteurs émergents, sera donc de se tourner vers la scène internationale.

Ce qui viendra fragmenter encore davantage l’offre industrielle européenne, et surtout, réduira plus encore, les parts de marché des grands acteurs actuels, ceux-là mêmes qui transfèrent, aujourd’hui, leurs technologies sur un marché qui se sera considérablement réduit, avec l’arrivée des offres chinoises, sud-coréennes, indiennes, brésiliennes et même japonaises.

Dès lors, dans un marché mondial en recomposition rapide et profonde, avec l’émergence de nouveaux acteurs adossés à des groupes industriels surpuissants, seuls deux choix subsistent pour le paysage industriel naval militaire européen : la consolidation européenne, pour venir faire jeu égal avec ces grands acteurs, ou l’érosion industrielle et technologique, en attendant que le temps, les échecs commerciaux et le manque d’investissements signent l’acte de décès d’une grande partie d’entre eux.

Quels seraient les partenaires idéaux pour les grands groupes de l’industrie de défense française ?

C’est certainement ce même constat qui a conduit l’amiral Vaujour à tenter un nouvel appel pour la consolidation industrielle, en Europe, dans le domaine naval militaire. Cependant, au-delà de ce domaine, force est de constater que c’est l’ensemble de l’industrie de défense européenne qui, aujourd’hui, est exposée à cette double menace : celle de puissants acteurs émergents hors d’Europe, d’une part, et celle de la bulle d’investissements européenne et de ses conséquences, de l’autre.

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8 Commentaires

  1. Merci pour cette article qui prouve encore une fois, s’il en était besoin votre vision d’avenir et le travail de prospection que vous menez pour nourrir celle-ci.

    Je l’ai compris l’article était long mais comme déjà cité dans les commentaires, la consolidation, si elle était réussie,pourrait se trouver être le prochain défi de l’Union Européenne d’ici 20 ou 30 ans, voir le cas américain et l’explosion du tarif des équipements défense.

    D’autre part, pour les pays implantant une industrie sur le court terme, la mise sous cocon de ces installations une fois les commandes nationales terminées, ne représenterait t’elle pas la résilience ultime en cas de conflit de haute intensité généralisé en Europe, permettant si nécessaire de redémarrer une production à grande échelle dans des délais très courts ?

    Avec en final, une mécanisme européen, comme vous l’évoquer dans cette article, qui pourrait permettre à ces mêmes petites industries d’entretenir leurs têtes pensantes (ingénieurs, R&D) ainsi que leurs usines sous cocon afin de maintenir l’innovation à un haut niveau en exploitant les compétences de chaque pays.

    Merci, article très intéressant, on espère que cela puisse nourrir le débat au plus haut niveau…

  2. Au début j’étais un peu perplexe sur le titre…… et au final j’aime bien ces trois consolidations. Elles ont plutot beaucoup de sens et engage des pays amis ( déjà en tout cas pas de casques a pointes ).
    Elles ont comme pivot le best athlete et on le sait : y a que ca qui marche.

    Bel article.

    • salut ludovic, oui le best athlete, et français ! mais supposons que les entreprises visées pensent que ce sont elles les « best athletes » alors on part dans le même B…. que pour le scaf et il n’y a rien qui se fait. c’est souvent ce qui se passe et qui ne mène en fait à Rien. bon à espèrer qu’il y ai un peu plus d’intelligence dans ces entreprises et qu’ils voeint que cela peut être un moyen de survivre et non d’être englobées dans une plus grosse. c’est d’ailleurs ce que rheinmetal laisse entendre qu’il bouffera tout le monde s’il le peut !

  3. Bien vu, je parierai sur une consolidation secteur aerien (Dassault,Saab, Aero) , avec le Rafale F5, le Gripen rééquipé par un Safran M88 T-Rex, et le RBE2-XG, enfin l’ Awacs Globaleye sur une base Falcon 10X,concernant Airbus un rapprochement avec Antonov pour une modernisation et remotorisation du AN124 . Sur la partie naval , la réussite de l’appontage du Rafale sur les PA indien Stobar, démontre le potentiel de ce type de porte-avion , et peut-être l’association de Naval avec le chantier naval indien Mazagon Dock Shipbuilders Limited pour ce type de porte-avion, nous permettrait de construire 2 porte-avion en support du PANG. Enfin un Awacs embarqué basé sur le Leonardo AW609 + un globaleye modifié.Cela permettrait a tout le monde de commencer à se désengager de l’industrie américaine

  4. bonne réflexion sur un sujet complexe et tres sensible. il y a certainement des choses qui pourraient en effet se faire, car comme vous le dites, il risque d’y avoir à terme des disparitions d’acteurs faute de marché. reste à voir si nos politiques (toujours trés avisés comme on le sait) sauront êtres inventifs et arriveront à des consolidations ou tout le monde s’y retrouve ? pour info , fabrice, au cas ou vous l’auriez loupé, NV va recréer sur brest une entité de production liée aux SNLE, avec à la clef 500 emplois directs.

  5. Tout est dit : « Il est donc nécessaire de parfaitement comprendre la complémentarité des attentes et des compétences des entreprises avant d’envisager une consolidation européenne. La seule aspiration politique n’offre pas, à elle seule, le cadre suffisant pour en faire un succès. » (Rappelons simplement l’intérêt de conserver un minimum de compétition avec 2 ou 3 grands acteurs par domaine). D’ailleurs la même éxigence s’applique au niveau des États et armées pour la démarche de construction d’une forme de défense européenne autonome, crédible et efficace.

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