Au début de l’offensive russe contre l’Ukraine, le rapport de force, notamment en termes de puissance de feu disponible, était à ce point en faveur des forces russes qu’il semblait très difficile, pour ne pas dire impossible, que les forces ukrainiennes puissent résister plus que quelques semaines face au déferlement de feu et d’acier qui s’annonçait. Pourtant, le commandement ukrainien parvint à employer au mieux ses moyens disponibles pour exploiter les faiblesses de l’adversaire, comme la nécessité de rester sur des chemins et routes carrossés, pour harceler avec des unités d’infanterie mobiles et déterminées, les lignes logistiques russes, tout en bloquant les offensives mécanisées en s’appuyant sur les centres urbains. Dans tous ces engagements, les armées ukrainiennes firent un usage intensif de drones légers pour localiser et suivre les unités russes, ainsi que pour diriger de dévastatrices frappes d’artillerie d’une grande précision.
Le rôle croissant des drones dans les engagements militaires récents
Ces drones légers jouèrent un rôle important dans l’élimination des forces de frappe russe, et dans les 600 chars et quelque 800 véhicules blindés perdus depuis le début de l’engagement. Surtout, ils furent au coeur de l’effort ukrainien qui permit de détruire près de 1.000 camions formant le train logistique russe, ceci ayant joué un rôle décisif dans l’échec de l’offensive contre Kyiv et le nord du pays. Pour y parvenir, l’Etat-Major ukrainien s’est appuyé sur des savoir-faire privés, constitués en petites unités dédiées, mettant en oeuvre des drones commerciaux modifiés pour répondre aux attentes militaires, notamment en les dotant de systèmes électro-optiques efficaces de jour comme de nuit, de sorte à mener des embuscades de type hit-and-fade dans les meilleures conditions possibles. Aujourd’hui encore, alors que la nature du conflit a évolué vers une approche plus conventionnelle, ces drones légers continuent de faire peser sur les forces russes une menace constante, en particulier en dirigeant de très efficaces frappes d’artillerie ukrainiennes, alors que les munitions vagabondes Switchblade 300 et 600, commencent à arriver sur le front.
L’Ukraine n’est pas le premier théâtre sur lequel des drones legers commerciaux jouèrent un rôle déterminant. Dès 2015 en Syrie, les combattants de l’Etat islamique ainsi que des Forces Syriennes Libres, utilisèrent ces drones légers pour des frappes de précision, y compris contre la très stratégique et très protégée base aérienne russe de Khmeimim, endommageant plusieurs avions de combat par cette manoeuvre. Au Yemen, les combattants Houthis se sont également fait une spécialité de ce type de conversion, allant jusqu’à concevoir des munitions vagabondes à longue portée pour frapper les bases saoudiennes. Pendant la guerre du Haut-Karabakh en 2020, les forces Azeris, profitant du soutien militaire et technologique de la Turquie et surtout des israéliens, mirent également en oeuvre de nombreux drones, tant pour diriger leurs frappes d’artillerie que sous la forme de munitions vagabondes. A chaque fois, les forces visées se sont retrouvées démunies pour lutter contre ces drones légers, trop petits et trop lents pour être visés par les systèmes anti-aériens conventionnels, et trop mobiles pour être abattus par des armes légères.
Les armées occidentales ont pris conscience depuis plusieurs années de la menace que représentent ces drones légers et leur version offensive, les munitions vagabondes parfois désignées improprement sous le terme de drone suicide, et 4 approches technologiques sont envisagées pour y faire face, chacune ayant leurs propres avantages mais également des contraintes spécifiques : le brouillage des communications électromagnétiques, les armes à énergie dirigée de type laser, les armes à énergie dirigée de type micro-ondes, et les systèmes d’artillerie anti-aérienne.
Le brouillage des communications et les fusils anti-drones
Si l’image publique des drones militaires fait bonne place aux fantasmes d’intelligence artificielle et de drones tueurs agissant par eux-même, la réalité est bien moins spectaculaire, l’immense majorité des drones légers et moyens étant pilotée directement par un opérateur au travers d’une connexion UHF ou VHF. Si le drone se retrouve privé de cette connexion, il est incapable de mener sa mission, et cherche alors à se poser ou à retourner à son point d’origine, si tant est qu’il dispose d’un signal GPS pour se diriger. De fait, il est rapidement apparu que le brouillage électromagnétique pouvait constituer une réponse adaptée pour contrer la menace que représentent ces drones, dans le domaine militaire comme civil, et c’est ainsi que la plupart des grands stades sont désormais équipés de brouilleurs pour empêcher les drones légers de venir perturber les compétitions sportives. Les militaires, quand à eux, se sont dotés de fusils anti-drones, des brouilleurs directionnels sensés priver le drone visé de ses capacités de communication et de géolocalisation.
Malheureusement, ces systèmes ont leurs limites. D’une part, les fusils anti-drones ont une portée réduite à quelques centaines de mètres, les ondes électromagnétiques ayant la fâcheuse tendance à se disperser dans l’atmosphère et à perdre de leur puissance au carré de la distance séparant l’émetteur et la cible. En outre, les drones peuvent avoir été conçus pour basculer de fréquence en cas de brouillage, et compliquer ainsi la tache des brouilleurs. Pour certaines munitions vagabondes, pour peu que la cible ait été identifiée et confirmée par l’opérateur avant le brouillage et à distance de sécurité, il est possible de poursuivre l’attaque de manière autonome. Enfin, ces armes anti-drones n’offrent le plus souvent aucun système de détection avancé des drones, celle-ci reposant le plus souvent sur la vue des opérateurs, ou sur des systèmes de détection secondaires pour diriger le tir. En d’autres termes, le brouillage ne peut constituer qu’un système d’appoint pour contrer les drones légers, mais en aucun cas une solution globale et pérenne.
Les armes à énergie dirigée laser
Pour lutter contre les drones légers et moyens, plusieurs forces armées, dont celles des Etats-Unis, ont décidé de s’appuyer sur des armes à énergie dirigée, et en particulier sur des lasers à haute énergie. C’est ainsi que l’US Army a développé le DE-SHORAD Guardian, un véhicule blindé Stryker monté d’un laser de 50 Kw et d’un système de détection électro-optique multi-spectral pour engager et détruire drones et munitions vagabondes, et protéger les unités déployées au combat. Avec une telle puissance, la destruction d’un drone de catégorie 1 (jusqu’à 20 livres) ou 2 (jusqu’à 55 livres) ne prend que quelques secondes, et ces armes sont capables de traiter de fait un grand nombre de cibles dans un délais court, et répondre ainsi aux attaques visant à saturer les défenses de l’adversaire. Des approches similaires sont développées dans la plupart des grandes armées mondiales, en France par la société CILAS qui a rejoint il y a quelques mois les groupes SAFRAN et MBDA.
Pour autant, ces armes ne sont pas dénuées de contraintes, en premier lieu desquelles la nécessité de disposer d’une importante source d’énergie électrique pour fonctionner. Or, qui dit production d’électricité dit dégagement de chaleur important, et besoins en matière de carburant. Ainsi, le DE-SHORAD Guardian se caractérise par d’importants exhausteurs de chaleur couvrant la presque totalité du véhicule, bien peu discrets pour qui disposerait de caméras thermiques. En outre, les lasers voient également leurs performances diminuer lorsque les conditions météorologiques se dégradent, les poussières et molécules d’eau présentes dans l’air affaiblissant la puissance du rayon, qui doit alors viser plus longtemps une cible pour obtenir l’effet thermique recherché pour en assurer la destruction. Enfin, et c’est loin d’être négligeable, ces technologies n’ont pour l’heure jamais été employées en combat réel, et l’on ignore à quel point ces lasers pourront résister dans la durée aux contraintes d’un engagement opérationnel intensif.
Les armes à énergie dirigée à micro-ondes
Si le brouillage vise à priver le drone de ses systèmes de communication, et les lasers à détruire l’intégrité structurelle du drone par l’effet thermique dégagé, les armes à micro-ondes, elles, visent à détruire les systèmes électroniques embarqués dans le drone. A l’instar d’une arme à impulsion Electro-magnétique, ces systèmes projettent un puissant rayonnement micro-onde directionnel qui peut détruire l’ensemble des composants électroniques présents dans la zone visée, comme un four micro-onde viendra à bout de votre téléphone portable s’il vous venez l’idée de mettre le second dans le premier. Dans ce domaine encore, les armées US sont à l’initiative, avec le système THOR (Tactical High Power Operational Responder) de l’US Air Force, et le système IFPC-HPM pour Indirect Fire Protection Capability- High Power Microwave, de l’US Army, dont il est dérivé.
Si ces systèmes sont conçus pour nettoyer une partie du ciel de la menace drone, et en particulier des drones évoluant en essaim, ils souffrent tous deux d’une contrainte d’encombrement très importante. en effet, le THOR comme l’IFPC-HPM prennent place dans un conteneur de 20 pieds, qui contient à la fois le système de production électrique, le système de controle et le canon à micro-onde lui même. En outre, même aussi imposant, ce système n’a qu’une portée limitée à quelques kilomètres, limitant son usage à la protection de bases clés contre les frappes massives de drones, ce qui en fait une arme très spécialisée et difficilement transposable, d’autant que les micro-ondes ne font pas la différence entre les systèmes électroniques alliés et adverses.
L’artillerie anti-aérienne et les micro-missiles
La dernière réponse face aux menaces que représentent les drones légers s’appuie sur les systèmes d’artillerie anti-aériens traditionnels. C’est notamment la piste retenue par la Russie après ses déboires en Syrie, en modifiant ses systèmes anti-aériens Pantsir S1/2 et TOR M2 pour pouvoir détecter et engager de petits drones évoluant à faible vitesse. En effet, traditionnellement, les systèmes anti-aériens de ce type éliminent des écrans de controle les cibles de ce type, pour ne pas saturer les écrans à chaque vol d’étourneaux, et les russes éliminèrent en urgence ces filtres pour être en mesure de contrer les drones des FSL, avec un certain succès semble-t-il. Pour autant, ces capacités ne permirent pas de protéger efficacement les convois russes dans le nord de l’Ukraine, probablement du fait que seule une partie des systèmes avaient été modifiés pour répondre à cette menace, qu’ils étaient insuffisamment nombreux pour protéger tous les convois, et qu’ils voyaient leurs capacités réduites dès lors qu’ils tentaient d’assurer une escorte mobile et non statique comme en Syrie.
Reste que l’artillerie anti-aérienne représente une réponse interessante contre une partie de la menace que constituent les drones légers de catégorie 1 et 2. Ainsi, l’allemand Rheinmetall a développé le système Skyranger 30 armé d’un canon de 30 mm précisément pour engager les drones et les menaces aériennes dans un rayon de 3 km, épaulés par des missiles sol-air à courte portée pour les menaces jusqu’à 7 km. En France, c’est le RapidFire de Thales et Nexter, qui équipera notamment les patrouilleurs océaniques et les pétroliers ravitailleurs de la Marine Nationale, qui traitera ce type de menace, alors qu’une version terrestre serait également envisagée pour doter les armées françaises d’une capacité SHORAD et anti-drones renforcée. En revanche, ces systèmes souffrent d’une faiblesse importante, une portée trop limitée pour engager des drones de catégorie 2 évoluant au delà des 3 ou 4 km de protection qu’ils assurent, et dont la signature infrarouge est trop faible à cette distance pour être engagée par des missiles anti-aériens légers ou MANPADS à guidage infrarouge.
Pour compléter ces déficiences, plusieurs pays ont entrepris de developpement des missiles anti-aériens de taille réduite destinés à lutter contre les drones légers au delà du périmètre couvert par les canons anti-aériens. L’objectif est d’apporter une réponse économiquement soutenable pour abattre des drones qui, au mieux, ne coutent que quelques dizaines de milliers $, là ou le moindre missile sol-air de type Manpads dépasse les 80.000 $ l’unité. Pour autant, en réduisant la taille des missiles, on en réduit la portée, et la précision du système de guidage. De fait, à ce jour, on ignore si cette approche, empruntée notamment par la Russie, est effectivement une solution viable et efficace, ou s’il d’agit d’une impasse technologique.
Conclusion
On le voit, il n’existe pas de solution ultime capable de traiter dans son intégralité la menace que représentent les drones légers et moyens, et leurs dérivés de type munition vagabonde. Si les systèmes de brouillage ont représenté une première réponse à court terme, il est probable que leur efficacité sur le plan militaire tendra à se réduire alors que les drones évolueront pour durcir leurs capacités dans ce domaine. L’artillerie anti-aérienne constitue toujours une solution efficace et relativement simple à mettre en oeuvre pour peu que les systèmes de détection et de visée soient adaptés à ce type de cible, mais ne peut couvrir qu’une partie de la menace dans un périmètre limité. Les armes à micro-ondes, quant à elles, sont extrêmement spécialisées, et ne peuvent qu’apporter une solution spécifique à un besoin précis, même si dans ce domaine, elles sont sans équivalent.
Les armes basées sur des lasers à haute énergie semblent, en revanche, apporter les meilleurs réponses dans ce domaine, même si elles ne sont pas, elles non plus, dénuées de contraintes, et si l’on ignore encore qu’elle en sera la tenue au combat. Pour autant, de nombreuses armées, au delà des forces américaines qui développent pas moins de 4 programmes de laser à haute énergie simultanément, ont décidé de s’engager dans cette voie, tant pour protéger leurs forces terrestres comme leurs unités navales. En outre, même les contraintes météorologiques évoquées plus haut peuvent être réduites lorsque le laser respecte certaines fréquences, de sorte qu’ils peuvent effectivement assurer une protection efficace même lorsque les conditions météorologiques sont défavorables, et ce d’autant que de mauvaises conditions handicapent également lourdement la mise en oeuvre de drones légers.
Reste que, aujourd’hui, l’immense majorité des programmes de ce type est encore expérimentale, même si la Guardian de l’US Army doit entrer en service cette année en nombre limité, alors que la menace que représentent drones et munitions vagabondes est belle bien présente, et en croissance rapide. Dans ce domaine, comme dans celui des drones légers et des munitions vagabondes, les armées européennes en général, et françaises en particulier, ont une nouvelle fois un train de retard, alors qu’elles en sont à se féliciter de recevoir des blindés qui seront équipés de brouilleurs IED dans les années à venir. Il est probablement indispensable, pour rattraper le retard pris et tenter de reprendre l’ascendant technologique dans certains domaines clés, que les cycles de décision et de financement au sein des armées soient revus en profondeur, quitte à froisser certaines sensibilités, faute de quoi, des pays plus opportunistes comme Israel, la Corée du Sud ou la Chine, s’empareront de parts de marché sans cesse croissantes dans les années à venir.
[…] […]