La mise en regard, ces derniers jours, des capacités des armées britanniques face à la Russie pose une question simple, mais lourde de conséquences : la Grande‑Bretagne dispose‑t‑elle, aujourd’hui, de la puissance de combat, des soutiens logistiques et de l’assise industrielle nécessaires pour tenir un conflit de haute intensité plus de quelques semaines ? Les échanges à Londres révèlent, en effet, des faiblesses bien identifiées : des stocks limités, des chaînes de régénération lentes, et une profondeur humaine insuffisante.
En parallèle, de nombreuses capitales européennes s’interrogent sur leur propre crédibilité défensive. Pour autant, appliquer mécaniquement à l’Europe les abaques de pertes observés en Ukraine gomme des différences majeures entre les théâtres, à commencer par l’appui aéronaval disponible côté européen, le potentiel de l’industrie de défense, et le poids croissant de la frappe stratégique à longue portée.
L’ambition, ici, est donc de distinguer ce qui peut être transposé, de ce qui doit être corrigé. Les enseignements venus d’Ukraine rappellent, avec force, l’importance de la masse et des cadences industrielles. Néanmoins, le cadre euro‑atlantique n’est pas identique : la dispersion géographique des capacités, la supériorité aéronavale européenne, et une profondeur logistique maritime avérée, changent la nature de la manœuvre terrestre.
De surcroît, la Russie s’oriente davantage vers la saturation par drones et missiles, ce qui impose d’autres priorités qu’une simple remontée d’effectifs. Dès lors, la bonne grille de lecture n’est pas la symétrie, mais l’articulation entre défense aérienne multicouche, logistique résiliente, production soutenue et interopérabilité, afin d’éclairer les choix britanniques comme européens.
Sommaire
Le RUSI pointe l’absence d’échelons et de stocks pour les armées britanniques face à l’attrition prolongée
Les analyses du Royal United Services Institute (RUSI) mettent en évidence un angle mort tenace : les armées britanniques ne disposeraient pas, à ce stade, d’un plan crédible pour une guerre s’étendant au‑delà de quelques semaines. Au‑delà des constats relatifs aux capacités médicales et aux pipelines de régénération trop lents, l’étude pointe l’absence d’un deuxième et d’un troisième échelon capables d’absorber l’attrition, de reconstituer les unités et de soutenir l’effort logistique dans la durée. Comme le note le RUSI, la profondeur en personnel, plateformes et chaînes d’approvisionnement reste « notablement absente » dans la conception actuelle des forces britanniques.
Derrière des effectifs théoriques, la force effectivement projetable s’avère plus restreinte. La BBC observe que, sur environ 74 000 militaires, la part immédiatement mobilisable se réduirait sensiblement une fois retranchés les non‑déployables et les postes annexes. Cette contraction complique la régénération des unités, en particulier si le tempo opérationnel s’intensifie. La même source souligne, en outre, la vulnérabilité d’infrastructures civiles critiques, des câbles sous‑marins aux systèmes numériques, avec le risque d’aveuglement et de sabotage qui pèserait à la fois sur la conduite des opérations et sur la continuité économique.
Face à cette rareté de ressources humaines, Londres a entériné un changement de modèle. La Revue de Défense Stratégique britannique privilégie une substitution partielle de la masse par la numérisation, la robotisation et l’industrialisation de l’effort. En élargissant la « sphère Défense » à la base industrielle et technologique de défense (BITD), l’objectif est de gagner en puissance de feu et en résilience sans gonfler considérablement les effectifs, tout en faisant de l’industrie un acteur à part entière de la préparation et de la régénération.
Comme le résume Keir Giles, expert à Chatham House, cité par la BBC : « La masse, et des réserves profondes bien supérieures aux forces régulières, s’est révélée essentielle. » Ce rappel venu d’Ukraine ne discrédite pas l’option technologique britannique ; il en borne, toutefois, les limites très concrètes. Sans stocks, sans échelons logistiques profonds, et sans viviers humains disponibles, la technologie seule ne protège pas d’une attrition prolongée, ni n’assure la continuité de l’effort au‑delà des premières semaines.
Transposer l’Ukraine sans fausser l’analyse les écarts industriels et logistiques européens
L’Europe n’aborde pas la question depuis le même socle industriel que l’Ukraine. La relance des capacités est engagée, mais elle requiert coordination et visibilité pluriannuelle pour atteindre l’échelle utile. Plusieurs initiatives associent défense totale, résilience civile et partenariats privés, tandis que la montée en puissance suppose des contrats fermes pour sécuriser des lignes d’obus, de missiles et de capteurs. Cette nécessité d’engagements sur plusieurs années, condition d’une accélération effective, est documentée dès les premières analyses de cadrage sur la préparation européenne au choc.
Dans le même temps, Moscou a choisi de saturer la profondeur adverse par drones et missiles, transformant la frappe conventionnelle en levier stratégique. Ce basculement impose un recentrage européen sur la défense aérienne multicouche, les effecteurs à coût maîtrisé, et la protection des infrastructures. L’intensité et la régularité des salves, de même que la logique d’usure des stocks d’intercepteurs, confirment les priorités dégagées par l’analyse des frappes stratégiques conventionnelles russes.
![[Analyse] Combien de temps les Armées britanniques peuvent-elles combattre en Europe ? 1 guerre en Ukraine](https://meta-defense.fr/wp-content/uploads/2025/05/ukraine_war-scaled-1-1280x840.jpg)
La cadence industrielle demeure, ici, un paramètre cardinal. La BBC, en s’appuyant sur les données de l’institut Kiel, met en lumière l’effort russe et l’écart de rythme qui oblige les Européens à ancrer des volumes afin de relancer et densifier la production de munitions et de systèmes. Faute de cette visibilité, les goulots d’étranglement perdureront, y compris pour la régénération en campagne.
Enfin, le théâtre européen se distingue par l’appui aéronaval et la dispersion géographique des capacités. La projection depuis la mer et le ciel, l’interopérabilité capteurs‑effecteurs, et l’allongement des lignes de déni, complexifient la manœuvre terrestre russe. À cet égard, la France illustre une force crédible mais contrainte pour la haute intensité, comme le rappelle The Conversation, confirmant que la transposition ukrainienne doit être ajustée à ces réalités de théâtre.
Comment la Royal Navy et ses alliés peuvent-ils peser sur une guerre terrestre en Europe ?
En coalition, les forces aériennes et navales européennes élargissent la zone de déni, perturbent les flux adverses et soutiennent la manœuvre terrestre. Elles imposent des couloirs logistiques plus longs et plus exposés à l’ennemi, tout en offrant des options de frappe et de surveillance en continu. Les travaux de cadrage consacrés à la préparation européenne insistent sur cet effet multiplicateur, qui articule capteurs, effecteurs et appuis déportés et reconfigure, à l’avantage des défenseurs continentaux, la dynamique terrestre observée en Ukraine.
Pour autant, la défense anti‑drone et anti‑missile européenne demeure sous‑dimensionnée face à une campagne prolongée de saturation. Les stocks d’intercepteurs sont réduits, et les cadences de production encore trop faibles. Sans montée en puissance industrielle dédiée, et sans architectures multicouches denses, l’usure imposée par des salves répétées rognera l’endurance opérationnelle. Une dynamique détaillée dans l’analyse des frappes stratégiques conventionnelles éclaire ce point.
De son côté, la Royal Navy mise sur l’intégration de systèmes autonomes et sur des groupes hybrides, afin de préserver projection, détection et résilience avec des équipages comptés. Ce « Hybrid Carrier Group », combinant bâtiments majeurs et essaims robotiques aériens, navals et sous‑marins, s’inscrit dans le virage britannique déjà acté par la Revue de Défense Stratégique, de manière à accroître la saturation et la permanence tout en contenant la contrainte humaine.
La supériorité aéronavale ne dispense, en rien, de stocks terrestres, de pièces de rechange, de capacités de réparation et de mobilité stratégique. Les opérations de haute intensité requièrent des lignes logistiques solides, des recomplètements réguliers, et une orchestration fine entre les espaces maritime, aérien et terrestre. Les analyses européennes de préparation rappellent qu’appui aéronaval et logistique au sol forment un tout indissociable pour assurer la continuité de l’effort.
Entre réserves et robotisation, la BITD est devenue l’outil critique de la profondeur pour la Revue stratégique britannique
Le Royaume‑Uni assume la substitution technologique ; d’autres capitales, elles, parient sur la remontée d’effectifs et la réserve. L’exemple allemand illustre clairement cette divergence : l’ambition de porter l’Armée de terre de 62 000 à 150 000 soldats d’ici 2035 constitue une inflexion majeure, avec des conséquences industrielles et d’encadrement à grande échelle, comme le détaille l’analyse dédiée à l’Armée de terre allemande et au changement de catégorie. Cette pluralité d’options traduit des contraintes nationales distinctes, mais une même recherche de profondeur.
La reconstitution d’une réserve humaine est un chantier long, coûteux et très capacitaire. Les travaux consacrés au service volontaire français soulignent la nécessité d’infrastructures, d’un encadrement suffisant et d’un financement pluriannuel pour éviter un dispositif avant tout symbolique. Les limites opérationnelles et budgétaires sont posées sans détour dans l’analyse sur le service militaire volontaire à 50 000 en 2035, et complétées par une mise au point sur l’exigence de cadrage, de sélection et de financement durable du dispositif envisagé.
![[Analyse] Combien de temps les Armées britanniques peuvent-elles combattre en Europe ? 2 British Army](https://meta-defense.fr/wp-content/uploads/2024/01/British-army.jpeg)
Dans tous les cas, la base industrielle et technologique de défense (BITD) devient un acteur stratégique central. Sans commandes pluriannuelles sécurisées, les lignes d’obus, de drones, de capteurs et d’intercepteurs ne passeront pas le palier de cadence requis. Or, la soutenabilité d’un conflit prolongé repose autant sur la continuité industrielle que sur la disponibilité des personnels. La visibilité donnée aux industriels conditionne, très concrètement, la profondeur des stocks et la régénération au combat.
Enfin, la robotisation convertit l’effecteur en chaîne orchestrée. La doctrine 20‑40‑40 décrite par la Revue de Défense Stratégique fait basculer l’équilibre vers 80 % d’effets robotisés et munitions rôdeuses. Cette évolution génère des besoins en opérateurs techniques, en flux logistiques propres à ces systèmes, et en logiciels d’orchestration. Sans profils humains adaptés et sans production en flux, la promesse de substitution resterait théorique, exposant la force à l’attrition des premières semaines.
Quelle serait la trajectoire réaliste pour une coalition européenne afin de tenir dans la durée face à la Russie ?
Chercher une symétrie conventionnelle rapide relève, à court terme, de l’illusion. Les volumes humains et matériels requis, la formation, l’infrastructure d’accueil et la coordination industrielle demandent des années, et des budgets soutenus. En conséquence, la transposition brute des ratios ukrainiens mènerait à des impasses, comme le rappelle l’analyse de la menace russe à l’horizon 2030, qui souligne l’ampleur des efforts nécessaires pour crédibiliser une posture de masse.
La trajectoire la plus réaliste combine trois chantiers : densifier la défense anti‑drone et anti‑missile, sécuriser les chaînes industrielles par des commandes pluriannuelles, et augmenter sélectivement les réserves. Cette articulation associe résilience civile, BITD robuste et renforcement des viviers humains, en s’appuyant sur des référentiels communs pour accélérer l’exécution, tels que ceux qui émergent au niveau européen en matière de préparation et de défense totale.
Pour Londres, la stratégie pragmatique s’impose : consolider la robotisation et la BITD, tout en renforçant l’interopérabilité et la mutualisation européenne des volumes logistiques et munitions. Cela suppose, aussi, de clarifier les cadres de planification, de normaliser l’entraînement et d’organiser un commandement intégré capable de conduire l’effort collectif, dans l’esprit des étapes proposées pour une alliance militaire européenne opérationnelle.
Reste la tension politique interne. La perception publique conditionne la durée et l’intensité de l’effort industriel et budgétaire. Un sondage récent, rapporté par Euronews, montre que plus des deux tiers des Européens doutent de la capacité de leur pays à se défendre seul. Ce scepticisme pèse sur l’acceptabilité d’un effort de longue haleine, alors même que la menace de frappe stratégique et la guerre hybride appellent endurance, cohésion et cadence.
Conclusion
Transposer, sans nuance, les ratios de pertes et le rythme d’usure observés en Ukraine au cas britannique ou européen conduit à des diagnostics incomplets. Le Royaume‑Uni met au jour des fragilités spécifiques — faible profondeur humaine, régénération lente, vulnérabilité d’infrastructures — qui limitent sa capacité à durer seul. Mais l’Europe dispose d’atouts structurants absents du théâtre ukrainien : un potentiel industriel mobilisable, une supériorité aéronavale en coalition, et une dispersion géographique qui complique la manœuvre terrestre adverse. Ces écarts imposent de recalibrer l’évaluation de la durée soutenable d’un conflit.
Surtout, la Russie a fait de la frappe stratégique conventionnelle un instrument central de coercition. La priorité réaliste n’est donc pas la seule symétrie de masse, mais la combinaison d’une défense aérienne multicouche dense, de stocks et de cadences soutenues, et d’une interopérabilité resserrée. Pour Londres comme pour ses partenaires, la trajectoire la plus crédible marie robotisation et BITD, commandes pluriannuelles et réserves ciblées, avec un pilotage européen de l’accueil, de la rotation et de la logistique. C’est ce triptyque qui déterminera, en pratique, la durée qu’une coalition pourra tenir en haute intensité.
La meilleure défense restant l’attaque.
Je vois mal la Russie tenir face à l’aviation Européenne TELLEMENT supérieur. En cas de conflit, pas de tergiversations, on déboule d’abord avec l’aviation. Le reste suis. On aime se faire peur, mais si c’est nécessaire pour réveiller nos vieilles démocraties, alors pourquoi pas ?
La difficulté vient de l’absence de certitude d’un engagement américain en cas d’agression russe. L’aviation Européenne seule, sans aide américaine, manque cruellement de moyens de renseignement, de SEAD, de ravitailleurs, de transport stratégique, de munitions … Comparée à l’aviation Ukrainienne, pas de doute que le niveau n’est pas le même, ni en qualité, ni en volume. Comparée à l’avitation Russe, on a sans doute un avantage qualitatif et quantitatif dans certains domaines (ex. les AWACS) mais ce ne serait pas une partie de plaisir quand même. Ce serait … différent.
Merci de souligner les différences qui existeraient entre un conflit Europe/Russie vs Ukraine/Russie. Cette analyse est beaucoup trop absente du débat. Elle soulève évidemment d’autres questions:
1/ La Russie a pris jusque là une approche patiente, à la Hitler 1938: on saucissonne étape par étape: Tchétchénie, Georgie, Ukraine I, Ukraine II. Poutine continuerait sans doute (les pays Baltes ?), et se poserait alors la question de la solidarité Européenne. « Faut-il mourir pour Tallinn? » à l’Assemblée Nationale, etc. Pour une dissuasion efficace, il est nécessaire de travailler la solidarité européenne dans l’opinion. Quand on voit les débats sur le SCAF ou le SAFE (qui soit dit en passant bénéficie énormément à la France !), le compte n’y est pas.
2/ Quels buts de guerre en cas d’aggression Russe contre l’Europe ? Il est nécessaire d’avoir une but de guerre rassembleur pour mobiliser efficacement les sociétés européennes. La Russie étant (abondamment) dotée de l’arme nucléaire, il est inenvisageable à un horizon prévisible d’aller chercher Poutine dans son bunker – en admettant que cela soit même conventionnellement possible. De l’autre côté, la « simple » préservation de l’intégrité territoriale des états européens peut être incroyablement difficile à assurer (cf. la situation géographique des pays baltes).
3/ Je pense qu’il ne faut pas sous-estimer la supériorité potentielle de l’Europe en matière aéronautique. Nous avons la technologie. Nous avons les capacités de production (imaginez ce que donneraient les chaines de production Rafale + Eurofighter + A330 MRTT + A400M à plein …). C’est clairement un domaine dans lequel la transposition Ukrainienne ne marche pas. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas un boulot considérable à faire, notamment du côté SEAD, mais je pense qu’on saurait faire, et potentiellement plus vite que la Russie. Et si on gagne une supériorité aérienne même partielle, cela change tout en matière de campagne au sol, ou de capacité à déployer leurs systèmes de drones.