« L’Opération Spéciale Militaire en Ukraine se déroule conformément au plan ». C’est ainsi que le général Igor Konachenkov, porte-parole du Ministère de La Défense russe, a présenté son briefing journalier hier, jeudi 10 mars, après 15 jours de guerre. Pourtant, de nombreuses informations contredisent radicalement cette déclaration, et il semble, au contraire, que cette opération militaire qui ne devait être qu’une formalité pour la surpuissante armée russe, se transforme en véritable bourbier pour Vladimir Poutine. Face à des pertes effroyables en homme comme en matériel, une progression difficile, des lignes distendues, une résistance ukrainienne bien plus performante et déterminée qu’envisagé ainsi qu’une réponse et une mobilisation occidentale qui surprit les Européens eux-mêmes, le Kremlin est désormais contraint de faire appel à ses dernières réserves mais également à des supplétifs tchétchènes et syriens pour tenter d’emporter une décision militaire de plus en plus éloignée, et à mobiliser à nouveau sa puissante propagande pour faire peser la menace de l’utilisation de frappes de destruction massive. Dans ces conditions, la Russie peut-elle encore espérer s’imposer militairement en Ukraine ?
Les chiffres avancés concernant les pertes russes sont fluctuants selon les sources, les ukrainiens annonçant plus de 12.000 morts sur la base des analyses de videos prises par des drones, là ou le Departement de La Défense américain est plus prudent annonçant 5.000 à 6.000 morts au combat au sein des armées russes. D’autres sources indirectes venant de services de renseignement européens estiment ces pertes au delà 7000 hommes. Même en s’appuyant sur une hypothèse basse de 4.000 tués, cela implique que prés de 20.000 militaires russes ont été mis hors de combat lors des deux premières semaines de combat, en tenant compte des blessés, des prisonniers, et des désertions. Or, un tel niveau de perte équivaut à 10% de l’ensemble des forces rassemblées autour de l’Ukraine en amont de l’invasion, et à plus de 15% de perte pour les unités combattantes engagées en Ukraine. Dans le même temps, les observateurs OSINT ont documenté la perte de plus de 1000 pièces d’équipement russes sur la même période, avec plus de 150 chars de combat et 400 véhicules blindés de combat d’infanterie et de transport de troupe russes détruits, abandonnés ou capturés soit, là encore, un taux d’attrition de plus de 15% vis-à-vis du déploiement initial constaté.

Un tel niveau de perte pourrait éventuellement être acceptable pour Moscou, même s’il représente une attrition supérieure à celle enregistrée lors de l’intervention soviétique en Afghanistan pendant plus d’une année, si la décision militaire était proche. Mais tel n’est pas le cas, au contraire. Du fait de la stratégie mise en oeuvre par l’Etat-Major russe pour cette offensive, mais aussi de son calendrier, les forces russes sont en effet très dispersées sur le territoire ukrainien, et ne parviennent pas à rassembler des forces suffisantes pour mener des opérations décisives contre les points de fixation organisés autour des nombreuses villes ukrainiennes. Dès lors, la progression des forces russes est beaucoup plus lente et difficile que ne l’avait imaginé l’Etat-Major, même sur des axes principaux d’offensive comme au nord vers Kyiv, ou au nord-est autour de Kharkiv. Le front du Donbass est également figé, alors que la manoeuvre au sud fait désormais face à des problèmes de masse critique et de logistique pour mener ses offensives simultanées contre Marioupol, Zaporijia et vers Odessa, chaque offensive ayant besoin des forces des deux autres pour être décisive.
Ce problème de masse critique est accentué par les difficultés que rencontrent les forces russes pour tenir le terrain conquis, du fait de la résistance farouche des ukrainiens, y compris, et c’est probablement une grande surprise pour Moscou, dans les zones à forte densité russophone. De fait, les armées russes sont contraintes de mobiliser des forces pour contrôler la population dans ces zones sensées avoir été capturées, faute de quoi la résistance ukrainienne pourrait à nouveau se reconstituer dès les premiers signes de faiblesse du dispositif russe. Ainsi, les habitants de Kherson ont à plusieurs reprises manifesté leur hostilité vis-à-vis des forces russes présentes, certes de manière pacifique, mais ne laissant que peu de doute quant à l’évolution de la situation si celles-ci venaient à quitter la ville pour soutenir l’offensive sur Odessa par exemple.

Au delà de la résistance des civils ukrainiens face à l’occupant, les armées ukrainiennes comme les brigades de défense territoriales, parviennent régulièrement à frapper les convois russes y compris à l’interieur même du dispositif sensé être sécurisé. Ainsi, la destruction du 6ème régiment de chars de la garde à l’est de Kyiv dont les videos ont fait le tour des reseaux sociaux et des chaines d’information continue, n’est pas intervenue le long de la ligne d’affrontement, mais à 20 km à l’interieur du dispositif russe, ceci expliquant peut-être en partie le relâchement constaté quant à la formation de deplacement des blindés russes, et la sidération évidente des militaires russes une fois les frappes ukrainiennes déclenchées.
Au delà de ces actions de guérilla lourde, les armées ukrainiennes parviennent également à mener avec succès certaines actions défensives et contre-offensives en exploitant efficacement leurs propres moyens, leur connaissance du terrain, et la détermination de ses soldats, non pas afin de stopper coute que coute la progression russe, ce qui serait voué à l’échec, mais pour infliger des pertes les plus lourdes possibles à l’adversaire pour chaque gain territorial. Cette stratégie, très efficace de toute évidence, avait été annoncée dès le début du conflit par le Président Zelensky, et constitue sans le moindre doute l’une des clés de la résistance ukrainienne aujourd’hui, ainsi que des difficultés tactiques mais surtout stratégiques que rencontre l’offensive russe.

Si l’Etat-major russe n’avait probablement pas prévu une guerre aussi longue et couteuse, il ne fait aucun doute que les services de renseignement du Kremlin n’avaient, pour leur part, pas davantage prévu les réactions de la communauté internationale occidentale qui en découlerait, et qui désormais frappent terriblement l’economie russe, au point de devenir, d’une certaine manière, un conflit dans le conflit. Outre les sanctions imposées par les gouvernements occidentaux qui ont déjà fait perdre 50% de sa valeur au rouble et banni la Russie des mécanismes de financement internationaux, un grand nombre de grandes entreprises emblématiques occidentales, d’Airbus à Apple, de Renault à Microsoft, et de LVMH à Mac Donald, ont suspendu leurs activités en Russie, créant une onde de choc socio-économique avec plus de 150.000 emplois détruits et une disruption profonde de la vie quotidienne dans le pays. En dépit des gesticulations du Kremlin, menaçant de saisir les actifs des sociétés occidentales ayant suspendu leurs activités, ce qui immanquablement porterait un coup fatal à long terme sur les investissements étrangers dans le pays, cette mobilisation occidentale impacte désormais de manière très visible la vie quotidienne des russes eux-mêmes, avec le risque de créer une érosion du soutien populaire à Vladimir Poutine et à l’intervention militaire, qui plus est lorsque les listes des militaires tués sans cercueils seront rendues publiques.
En outre, et en dépit d’une certaine cacophonie, le soutien occidental et européen à l’effort de défense ukrainien confère de réelles capacités d’engagement avancées aux défenseurs de Kyiv, Kharkiv et Marioupol. Ainsi, plus de 70.000 systèmes anti-chars et anti-aériens portables auraient été livrés aux forces ukrainiennes, le soutien militaire occidental àa incontestablement accru la puissance de feu mais aussi le volume des capacités défensives ukrainiennes, et entravé sévèrement les stratégies russes qui misaient sur une absence de réponse significative et coordonnée des défenses ukrainiens. On notera, ainsi, que désormais, les forces russes font un usage plus que parcimonieux de leurs forces d’aérocombat après avoir payé un lourd tribu face aux Stinger et Grom ukrainiens, entravant sensiblement leurs capacités de débordement des défenses ukrainiennes. Enfin, l’un des apports les plus significatifs récents des occidentaux à l’effort de défense ukrainien ne sont autre que les quelques 20.000 volontaires ayant rejoint ou étant en passe de le faire, la légion internationale ukrainienne, pour beaucoup d’anciens militaires ou membre des forces spéciales au sein des armées occidentales, et donc bien entrainés et aptes à employer les armements fournis par les européens et américains.

De fait, même si les armées russes disposent encore d’une importante supériorité dans le domaine des moyens, avec notamment une impressionnante puissance de feu encore disponible, et une puissance aérienne faiblement entamée, les perspectives aujourd’hui pour l’opération spéciale militaire russe sont loin d’être aussi favorables que ne le laisse supposer le porte-parole du Ministère de La Défense. Selon de nombreuses observations, l’Etat-Major russe organiserait désormais le deplacement d’un certain nombre d’unités majeures gardées en reserve pour constituer un second échelon offensif, et remplacer les pertes enregistrées. Pour autant, Moscou avait mobilisé 115 à 120 de ses 168 bataillons de combat autour de l’Ukraine avant l’offensive, et surtout plus de 80% de ses bataillons professionnels dans cette première vague. De fait, les renforts attendus seront, selon toute hypothèse, constitués avant tout de réservistes, avec une baisse sensible des capacités opérationnelles effectives, alors même que les unités de première ligne professionnelles avaient déjà démontré de réelles lacunes dans certains domaines.
Le Kremlin a également annoncé le déploiement de forces supplétives, initialement 10.000 volontaires Tchétchènes qui se sont montré bien moins décisifs qu’espéré sur le champs de bataille, et désormais 16.000 « volontaires » syriens venus du Moyen-Orient, le terme de Mercenaire étant dans ce cas bien plus approprié. Pour autant, ces nouvelles troupes serviront très probablement d’abord et avant tout à réduire les pertes directes dans les unités russes en menant les assauts les plus dangereux, et ainsi masquer à l’opinion publique russe le cout humain de cette opération. Quant à l’efficacité réelle attendue de ces supplétifs syriens, elle est plus que discutable, le front syrien étant certes très violent, mais d’une toute autre dimension technologique que celui en Ukraine, et que l’on peut douter de la resilience effective sous le feu de ces troupes présentées par le Kremlin comme une réponse aux légions Internationales ukrainiennes.
De fait, si au début de l’opération, la majorité des experts militaires présentait la défaite ukrainienne comme inéluctable, il apparait que la situation est désormais beaucoup plus incertaine, et que même si les forces russes parvenaient à s’imposer militairement, ce serait au prix de très lourdes pertes humaines et materiels qui handicaperaient pour plus d’une décennie son retour sur la scène internationale. En outre, de telles pertes induiraient d’importants risques pour la pérennité du régime de Vladimir Poutine, même si aujourd’hui encore, une majorité de russes soutient activement son président et cette opération spéciale du fait du black out informationnel posé par le Kremlin sur les médias du pays. Il est même possible, désormais, d’imaginer que les ukrainiens puissent briser l’offensive russe dès lors que les pertes dépasseront les 35%, soit d’ici 2 à 3 semaines au rythme ou vont les choses, pour peu qu’elles parviennent à réduire ou combler leurs propres pertes, à recevoir de nouveaux équipements en flux continu venu d’Europe, et qu’elles parviennent effectivement à neutraliser la puissance aérienne russe. En outre, même en cas de défaite militaire, rien ne garantit désormais au Kremlin que les prises territoriales pourront être effectivement tenues dans la durée face à l’hostilité ukrainienne.
Dans ces conditions, les allégations portées par Moscou quant à une possible attaque chimique ou biologique ukrainienne contre ses forces ou contre des villes russes prennent naturellement une dimension des plus inquiétantes. Non pas qu’une telle hypothèse soit basée sur quoi que ce soit de concret, bien au contraire. Mais que ce type de narrative a déjà été employée par le Kremlin pour préparer sa propre opinion publique à répondre massivement lors d’une attaque montée de toute pièce par ses propres services secrets, permettant de justifier l’emploi d’armes de destruction massive contre des cibles ukrainiennes, dans le but faire perdre aux défenseurs ukrainiens toute volonté de se battre, et aux européens et occidentaux toute volonté de soutenir ce combat. Ainsi, en amont de l’intervention russe en Ukraine, de nombreuses opérations visant à justifier l’intervention avaient été entreprises par les services russes, mais leur efficacité avait été annulée par de pertinentes annonces préalables des services de renseignement US, et un travail rapide et efficace de la communauté OSINT pour en remonter l’argumentaire de manière indiscutable.
A l’instar des propos du général Thierry Burkhard, chef d’état-major des Armées françaises, la situation aujourd’hui en Ukraine entraine de nombreux risques, et renforce l’imprévisibilité des décisions que pourrait prendre le Kremlin pour y répondre. Et l’absence de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins à quai dans la base navale russe de Mourmansk, constatée par un cliché satellite hier, renforce sans le moindre doute ce caractère de risque, bien au delà des seules frontières ukrainiennes.

























