Depuis l’intervention occidentale en Libye en 2011, et plus encore depuis 2014, le pays est plongé dans une guerre civile protéiforme s’appuyant sur un véritable chaos géopolitique. Au fil du temps, les tensions se sont cristallisées entre deux factions qui revendiquent toutes les deux le contrôle de la totalité du territoire libyen : le Gouvernement d’Union Nationale (GNA) basé à Tripoli, et l’Armée Nationale Libyenne (ANL) du maréchal Haftar, qui tente de s’emparer de la capitale historique du pays.
Ces dernières années, les interventions étrangères en soutien à l’un ou l’autre des deux camps se sont multipliées et ont radicalement changé d’ampleur. Les déploiements de forces spéciales et les raids aériens plus ou moins discrets des premières années se poursuivent aujourd’hui, mais les soutiens politiques à l’ANL et au GNA s’affichent désormais au grand jour, avec des déploiements de troupes étrangères, de mercenaires « privés », de systèmes anti-missiles modernes, de drones armés et même, plus récemment, de flottes entières d’avions de combat !
Si, sur le plan technique, le conflit libyen ne présente pas de grandes nouveautés, il pourrait cependant changer en profondeur la conduite des opérations militaires dans la troisième dimension. Sur le plan tactique comme sur le plan stratégique, cette guerre civile pourrait ainsi avoir des conséquences, sur le long terme, encore insoupçonnées.

Le drone armé : nouvelle arme d’attrition ?
Ces dernières semaines, l’actualité militaire libyenne a surtout été marquée par des combats singuliers bien particuliers. En effet, plusieurs des redoutables systèmes de défense aérienne Pantsir S1 utilisés par l’ANL ont été détruits par des frappes de précisions réalisées par des drones Bayraktar TB2 opérés pour le compte du GNA. Comme souvent dans ce conflit, ces équipements ne sont pas à proprement parlé libyens : les Pantsir d’origine russe (sur un véhicule allemand) appartiennent en effet aux Emirats Arabes Unis, qui soutiennent activement le maréchal Haftar, tandis que les drones Bayraktar sont mis en œuvre par l’important contingent militaire turc déployé en Libye pour appuyer le GNA.
Rapidement, de nombreux analystes sont venus rappeler que les Pantsir détruits n’étaient pas tous pleinement opérationnels, les vidéos dévoilées montrant au moins un système détruit alors qu’il était en déplacement, dans une phase de transit radar éteint. De plus, les opérations turques ne se sont pas faites sans pertes du côté des drones. Une situation qui n’est pas sans rappeler des évènements très similaires qui se sont produits en Syrie plus tôt dans l’année, même si les Pantsir émiratis ont la réputation d’être mis en œuvre par des opérateurs plus qualifiés.

Pour autant, si les frappes turques ne permettent pas de démontrer l’inefficacité intrinsèque des systèmes de défense aérienne, elles devraient bouleverser en profondeur certaines préconceptions au sujet de la défense aérienne à courte portée, notamment au sein de l’OTAN. Les forces occidentales sont en effet pauvrement équipées en systèmes anti-aériens de courte et moyenne portée. Lorsqu’ils existent, ces systèmes reposent généralement sur une poignée de missiles Mistral ou Stinger mis en oeuvre en petit nombre par des fantassins, des véhicules légers ou des hélicoptères, bien incapables de contrer des attaques saturantes de drones. Or, les Bayraktar, incomparablement moins chers et plus facile à produire que les Pantsir-S1 d’origine russe, ont démontrés que des systèmes aériens relativement rudimentaires peuvent suffire pour mettre à bas (ou au moins limiter la mobilité) des lance-missiles bien plus sophistiqués.
La victoire du low-cost ?
Nul doute que les retours d’expérience libyens et syriens devraient pousser d’autres pays à investir plus massivement dans des drones MALE ou, plus simplement, dans des drones tactiques armés, que les industriels turcs, israéliens ou chinois proposent aujourd’hui à un très bon prix. Une généralisation de ces systèmes de « déni d’accès tactique » devrait, en retour, entrainer un regain d’intérêt pour les systèmes de défense à courte portée. Or, les forces occidentales, et européennes en particuliers, ne disposent pas de systèmes disponibles sur étagère pour contrer de telles menaces.
Pour compléter les Mistral et Stinger, il faudrait en effet un missile plus lourd, embarqué sur véhicule, capable de véritablement remplacer les systèmes Roland, Rapier et Crotale, par exemple. Un véhicule lourd combinant des missiles légers de type Mistral/Stinger et un armement plus lourd, comme un VL-MICA ou un système SLAMRAAM (voire même une variante terrestre du SeaRAM), serait sans doute une option pertinente, quoiqu’indéniablement coûteuse à l’achat. Pour l’heure, malheureusement, les efforts européens en matière de défense aérienne semblent se focaliser essentiellement sur les systèmes laser. Si de tels équipements présentent un intérêt réel, comme nous avons pu le voir dans de précédents articles, ils semblent cependant plus adaptés aux conflits d’hier qu’à ceux de demain, malgré leur aspect futuriste. S’ils permettent en effet de contrer des mini-drones voire des roquettes opérés par des insurgés ou des groupes terroristes, ils resteront largement insuffisant face à des UAV tactiques ou même des drones MALE.
Pendant longtemps, les Etats-Unis et Israël ont dominé le marché des drones Moyenne Altitude Longue Endurance, et l’intégration d’armement sous les drones MALE restait exceptionnelle, permettant à Washington de limiter l’usage de ces systèmes aériens dans les conflits modernes. Ce n’est désormais plus le cas. La Turquie mais surtout la Chine proposent désormais des solutions opérationnelles très efficaces, équipées de senseurs modernes, très lourdement armées, et surtout à un prix très abordable. Pire encore, des systèmes UAV conçus spécifiquement pour permettre des attaques saturantes en essaim sont désormais disponibles sur le marché. De quoi leur permettre d’absorber de gigantesques parts de marchés, y compris chez les clients traditionnels des USA dans le Golfe Persique, tout en augmentant la menace globale que représentent les drones.
Ce petit miracle chinois sur le marché du drone s’explique par une approche radicalement différente du maintien en condition opérationnelle des équipements : les systèmes chinois (et turcs, dans une moindre mesure) sont low-cost parce qu’ils ne sont pas faits pour durer. Non pas qu’ils soient techniquement inférieurs, mais ils ont été conçus en partant du fait qu’une utilisation au combat entrainerait rapidement de très lourdes pertes. De sorte que les voilures, les capteurs et les moteurs ne sont pas conçus pour être utilisés intensément sur de longues périodes, mais plutôt pour être économiques et rapides à produire, afin de procéder à leur remplacement régulier. Et, de fait, les drones tactiques et les MALE chinois (mais aussi américains ou israéliens) ont effectivement un taux de perte au combat très élevé, que ce soit en raison d’accidents ou sous le feu ennemi (voire sous le feu ami).

Conclusion
A bien des égards, l’attrition semble bien partie pour revenir au cœur des stratégies aériennes à venir. Certains constructeurs occidentaux l’ont déjà intégré, le Loyal Wingman de Boeing Australia ayant été conçu pour pouvoir être aisément sacrifié en cas de conflit de haute intensité. Pour autant, le changement de mentalités chez les militaires et industriels occidentaux reste encore assez lent. Après trente années de conflits asymétriques où les forces armées régulières se sont vues opposées à des tactiques, méthodes et outils faiblement technologiques, il semble difficile d’accepter que des groupes armés non-étatiques (ou proto-étatiques) ont désormais accès non seulement à des systèmes aériens de première frappe (conventionnels) efficaces. Il sera alors d’autant plus difficile de reconnaître que certains d’entre eux ont également la possibilité de réaliser des attaques saturantes et, dans une certaine mesure, de contester la supériorité aérienne des forces occidentales, érigée comme un monument intangible depuis plus de trente ans.
Etant donné l’implication grandissante des compagnies militaires privées et la généralisation (et transformation) des conflits par proxy, cela n’a pourtant rien d’étonnant. Ce sera d’ailleurs le sujet de la seconde partie de cet article, à paraître vendredi 29 mai.











