Il y a à peine plus d’un an, en avril 2023, le spécialiste allemand des véhicules blindés, Krauss-Maffei Wegmann, prit l’ensemble de la sphère défense européenne par surprise, en dévoilant le nouveau Leopard 2A8. Dérivé du Leopard 2A7HUN, conçu pour les armées hongroises, le nouveau char intégrait de nouvelles capacités très attendues sur le marché, notamment le système APS israélien Trophy, de manière native.
Le succès ne se fit d’ailleurs pas attendre. Outre les 18 exemplaires commandés par la Bundeswehr, pour remplacer les Leopard 2A6 envoyés en Ukraine, la Norvège, puis la République tchèque, et finalement l’Italie, optèrent, en quelques mois seulement, pour ce modèle.
Ce succès infligeait, au passage, un formidable camouflet à Rheinmetall, qui tentait, depuis le salon Eurosatory 2022, de promouvoir son KF51 Panther auprès de la Bundeswehr et des armées européennes. Quant au démonstrateur E-MBT de KNDS, il semblait de plus en plus remisé au rang des curiosités de salon, ni la France, ni l’Allemagne n’ayant montré un quelconque intérêt à son encontre.
Concomitamment à l’arrivée du Leopard 2A8, KNDS Allemagne évoqua le développement d’une ultime version, le Leopard 2AX, plus moderne et aboutie, de son char. Ce programme était nimbé d’une aura de mystères, l’industriel comme la Bundeswehr se montrant particulièrement peu prolixes à son égard.
Alors qu’il y a quelques semaines, Français et Allemands communiquaient sur les progrès réalisés pour relancer efficacement le programme MGCS, ce Leopard Nouvelle Génération semblait devoir s’effacer face au programme franco-allemand ressuscité.
Il n’en est rien. Bien au contraire, puisque son développement est mené activement par l’industrie de défense allemande, à la demande de la Bundeswehr, pour concevoir un char de combat intérimaire entre le Leopard 2A8 et le MGCS, militairement et commercialement, mais aussi, pour disposer d’un Plan B en cas d’échec du char franco-allemand, voire une manière de mettre la France face à des faits accomplis, dans les arbitrages restants à mener, concernant ce dernier.
Sommaire
La Bundeswehr a lancé une phase de R&D pour un char intérimaire entre Leopard 2A8 et le programme MGCS
Il y a quelques semaines, le site allemand hardpunkt.de, toujours bien renseigné, publiait un article au sujet de ce programme, mené avec une grande discrétion par l’industrie de défense terrestre allemande et la Bundeswehr, au sujet d’une évolution du Leopard 2, destinée à assurer l’intérim, à partir de 2030, dans l’attente de l’entrée en service du MGCS.
En effet, il apparait, dans cet article, que l’industrie de défense, comme les armées allemandes, parient sur une entrée en service du nouveau char franco-allemand, d’ici 20 à 25 ans, c’est-à-dire entre 2045 et 2050.
Si le Leopard 2A8 constitue une réponse « dans l’urgence » aux besoins des armées allemandes et alliées, pour une évolution du Leopard 2 doté de certaines nouvelles caractéristiques, le char intérimaire à venir, donc la phase de conception initiale prendra fin en 2026, devra, quant à lui, apporter une réponse plus mature, intégrée et pérennisée, à ces nouveaux besoins.
Ainsi, à l’instar du M1E3 Abrams américain, cet ultime évolution du Leopard, semble se diriger vers la conception d’un véritable nouveau char, comme fut le Leopard 2 vis-à-vis du Leopard 1 auparavant.
Celui-ci verra, selon le site allemand, la plupart de ses composants profondément modifiés, y compris la structure, le groupe motopropulseur, et même l’armement. En effet, il sera, semble-t-il, doté du nouveau canon de 130 mm de Rheinmetall équipant le KF51 Panther, celui-là même qui fut à l’origine de nombreuses tensions entre Nexter et Rheinmetall, dans le cadre du programme MGCS.
Il est d’ailleurs plus que probable que le canon de 130 mm ne sera pas le seul emprunt du Leopard NG en cours de conception, au Panther de Rheinmetall, ceci expliquant d’ailleurs, certainement, la soudaine discrétion de l’industrielle de Düsseldorf dans le cadre des arbitrages rendus publics par les deux ministres de la Défense, au sujet de MGCS, il y a quelques semaines.
Surtout, la Bundeswehr et l’industrie de défense allemande, se sont engagées dans un calendrier particulièrement ambitieux, pour developper ce nouveau char, puisque l’objectif annoncé est d’équiper une première unité allemande, dès le début de la prochaine décennie. Là encore, on constate un profond mimétisme entre le programme allemand et son homologue américaine M1E3.
Un besoin de 90 à 300 nouveaux chars Leopard 2AX pour la Bundeswehr sur la prochaine décennie
Das Heer, l’Armée de terre allemande, sera, sans le moindre doute, le premier client du nouveau Leopard, comme ce fut le cas pour le Leopard 2A8. Celle-ci doit, en effet, acquérir au moins 44 nouveaux chars lourds pour armer le bataillon de char de la brigade allemande qui sera déployée en Lituanie.
En outre, l’Armée allemande devra aussi, certainement, acquérir 18 exemplaires supplémentaires, pour remplacer les Leopard 2A8 qui seront transférés au bataillon germano-néerlandais de chars, La Haye ayant signifié vouloir se tourner vers ce modèle pour reconstruire une composante blindée lourde.

Surtout, face aux enseignements venus d’Ukraine, il est probable que la Bundeswehr évaluera l’opportunité de se doter d’un parc homogène de chars plus modernes et adaptés aux enjeux, en remplaçant ses Leopard 2A5, voire ses Leopard 2A6 actuellement en service.
Au total, donc, la commande allemande concernant ce nouveau char, devrait porter sur 90 à 300 exemplaires, selon les arbitrages qui seront menés, les opportunités commerciales et l’évolution du programme MGCS.
Sachant que ces blindés seront livrés à partir de 2030, et qu’ils auront une durée de vie opérationnelle au moins égale à 25 ans, on comprend que le Leopard NG, actuellement en conception, se pose tant comme une solution intérimaire, que comme une alternative au MGCS, qu’il parvienne à perdurer, ou pas.
Un coup à trois bandes pour faire du canon de 130 mm de Rheinmetall le futur standard OTAN avant l’arbitrage MGCS
Concernant le MGCS, et le récent accord signé par les ministres français et allemands, concernant la nouvelle organisation par piliers du programme, on pouvait être étonné de la discrétion apparente de Rheinmetall, concernant l’entrée de Thales comme quatrième partenaire majeur, de sorte à retrouver un certain équilibre menacé depuis l’arrivée de l’industriel Rhénan, en 2019.
Jusqu’à présent, en effet, celui-ci avait plutôt marqué excessivement son territoire, exigeant d’être traité à part égal des deux industriels fondateurs du programme, KMW côté allemand, et Nexter côté français.
Plus spécifiquement, la question la plus sensible qui cristallisait les tensions entre Rheinmetall et Nexter, l’armement principal du MGCS, n’a toujours pas été arbitré et reporté à l’évaluation des démonstrateurs, de sorte à permettre de remettre le programme en mouvement, dans son ensemble.
La question est effectivement centrale, pour Rheinmetall, comme pour Nexter. En effet, le choix du canon qui équipera le MGCS, a de grandes chances de conditionner le standard OTAN, en termes d’obus de chars lourds, entre le 130 mm proposé par l’allemand et le canon de 140 mm Ascalon, de l’industrie français.
Tout indique, cependant, que cette apparente mise en retrait de Rheinmetall, n’est que cosmétique. En effet, si, comme indiqué, c’est bien le 130 mm de l’industriel qui équipera le Leopard 2AX, celui-ci aura, très probablement, le temps, entre 2030, l’entrée en service du nouveau Leopard, et 2045/2050, la date désormais envisagée pour le MGCS, de s’imposer comme le nouveau standard « de fait » de l’OTAN.
Peu importe, dans ces conditions, que l’ASCALON s’avère, ou pas, plus performant et plus efficace que le canon de 130 mm allemand, la force du standard OTAN s’imposant, de fait, sur les arbitrages définitifs du programme MGCS lui-même.
En d’autres termes, en négociant une décision reportée concernant le canon du MGCS, Rheinmetall et Berlin se sont assurés de mettre Paris et Nexter, hors-jeu, pour les dix années à venir, le temps de s’imposer par la bande.
Plus qu’une solution intérimaire, le Leopard 2AX constituera un Plan B technologique, industriel et commercial à MGCS
Au-delà du canon lui-même, et de son calibre, le nouveau Leopard en cours de conception, risque fort de concrétiser la stratégie qu’Armin Papperger a poursuivie depuis cinq ans maintenant, à savoir enfermer le programme MGCS dans un cadre technologique, politique et commercial, sans issue, en s’assurant d’une captation large du marché adressable, venu éroder au-delà du seuil de survivabilité, le programme franco-allemand.
Ainsi, la plupart des armées européennes ont d’ores-et-déjà entrepris de moderniser leur parc de chars sur cette décennie, ou prévoient-elles de le faire sur la prochaine. Hors d’Europe, le marché adressable, principalement au Moyen-Orient, devra lui aussi entamer le renouvellement du parc de chars dans un avenir proche.
C’est notamment le cas des Abrams Égyptiens et Saoudiens, et les Leclerc Émirati. En d’autres termes, l’immense majorité du marché accessible aux industriels européens, aura déjà engagé la modernisation du parc de chars, avant que le MGCS n’entre en service.
Corollaire trivial de ce constat, la prochaine phase de renouvellement des grands parcs de chars, nonobstant les évolutions technologiques et doctrinales à venir, n’interviendra pas avant 2055 ou 2060, dans le meilleur des cas.
Dit autrement, avec l’arrivée annoncée du Leopard NG, la Bundeswehr et les industriels allemands, non seulement se prémunissent-ils d’un éventuel échec du programme MGCS, mais, que ce soit ou non le cas, ceux-ci s’assurent de préserver la mainmise sur la majorité du marché adressable, sans être contraints par des coopérations européennes sur fondement politiques.
Par naïveté, manque de moyens ou de volonté, la France, prise au piège, pourrait perdre sa force blindée et un pan entier de son industrie de défense terrestre.
Si l’Allemagne semble bien s’engager dans une solution palliative adaptative, pour répondre, aux mieux de ses intérêts, aux évolutions du programme MGCS, ce n’est, en revanche, pas du tout le cas de la France.
Bien au contraire. Paris n’a, en effet, nullement entamé de travaux comparables, pour concevoir un blindé susceptible d’assurer l’intérim entre la fin du Leclerc, en 2035, et l’arrivée du MGCS, en 2045. Et encore moins pour se prémunir contre un échec du programme, hypothèse qui reste pourtant toujours d’actualité, si l’on en croit les témoignages d’outre-Rhin récoltés par les médias spécialisés allemands.
Cette absence d’alternative touchera d’abord l’Armée de terre, qui va déjà devoir évoluer, pour les dix ans à venir, probablement la période la plus dangereuse de ces 50 ou 60 dernières années, avec un faible nombre de chars partiellement modernisés, loin des standards des autres modèles occidentaux.
Elle touchera aussi l’ensemble de l’industrie de défense terre, qui n’aura aucune alternative à proposer lorsqu’il sera évident que MGCS ne pourra entrer en service avant 2050, mais aussi, aucune alternative non plus, si le programme devait échouer.
Or, dans le présent contexte ici exposé, il apparait que l’Allemagne sera dans une position de force exceptionnelle face à la France dans ce dossier, puisque disposant d’un parc de char plus moderne, et d’un nouveau modèle prêt à la production, pour ses propres armées, comme pour son industrie de défense.
La question est de savoir si cette absence flagrante de contrôle des risques, repose sur le manque de moyens des armées, même en tenant compte des progrès qui seront réalisés dans le cadre de la LPM 2024-2030 dans ce domaine, ou sur le manque de volonté, jugeant, par exemple, qu’il sera toujours possible, pour l’armée de terre, d’acheter des chars allemands, si le besoin se faisait trop sentir.
À moins qu’il s’agisse d’une question de naïveté, et que la stratégie allemande dans ce dossier, aussi remarquable qu’efficace, serait simplement passée inaperçue des autorités françaises, promptes à idéaliser les vertus de la coopération européenne, en particulier avec Berlin ?








