Depuis le début de l’agression russe le 24 février, l’Ukraine est devenue, à son corps défendant, la plus grande plate-forme d’expérimentation des systèmes d’armes tant russes qu’ukrainiens et occidentaux, après 30 années de conflits larvés et asymétriques n’ayant pas permis d’analyses comparées objectives. Parmi ces systèmes, certains ont fait la démonstration de leur efficacité, au point de devenir célèbre y compris auprès du grand public. Mais quels sont les 5 systèmes d’armes qui se sont le plus distingués depuis le début de ce conflit, au point de faire évoluer certaines conceptions longtemps élevées au rang de dogme dans les armées occidentales et mondiales ?
5 – Le drone TB2 Bayraktar : Turquie
Le drone Moyenne Altitude Longue Endurance ou MALE est devenu, depuis une trentaine d’année, une composante clé de l’action militaire moderne. Toutefois, sa faible vitesse, sa mauvaise manoeuvrabilité et l’absence de furtivité laissait penser que s’ils se montrèrent efficaces et même redoutables lors des conflits dits de basse intensité, face à des forces insurrectionnelles faiblement dotées en systèmes anti-aériens, ils seraient bien trop vulnérables pour être employés dans le cadre d’un conflit de haute intensité. Et les nombreuses pertes de drones de ce type, qu’ils soient américains, chinois ou turcs, lors de la guerre civile libyenne mais également en Syrie, semblaient attester l’hypothèse. Pourtant, le drone MALE léger TB2 Bayraktar, fer de lance de la société turque Baykar, a joué à plusieurs reprises un rôle décisif dans ce conflit, que ce fut en harcelant la colonne russe qui se dirigeait vers Kyiv au début de conflit à l’aide de munitions légères et en guidant les frappes de l’artillerie ukrainienne, mais également en localisant et leurrant le croiseur Moskva, ce qui permit aux missiles antinavires Neptune de frapper et couler le navire amiral de la flotte de la mer noire russe.

Fondamentalement, les réserves quant à la vulnérabilité des drones MALE en environnement contesté ont elles aussi été confirmées lors de conflit, et la flotte de TB2 ukrainien a payé au prix fort ses confrontations avec la défense anti-aérienne russe, une fois celle-ci mise en place. Au point que désormais, le drone turc n’est presque plus utilisé à proximité de la ligne d’engagement ni dans des opérations offensives, les ukrainiens lui préférant des drones plus légers, moins onéreux et plus difficiles à engager pour les missions de reconnaissance et de guidage de l’artillerie. Toutefois, il est incontestable que le TB2 a joué un rôle décisif dans les premiers mois de cette guerre, même s’il a depuis marqué ses limites. Il a d’ailleurs convaincu sur la scène internationale, pas moins de 27 pays ayant acquis ou passé commande du système turc selon Baykar.
4- Le canon anti-aérien Gepard : Allemagne
A la fin des années 60, la Bundeswehr entreprit de se doter d’un canon automoteur à vocation anti-aérienne, afin de renforcer la protection rapprochée de ses unités blindées et mécanisées face aux avions de chasse et hélicoptères soviétiques. C’est ainsi que naquit le Flakpanzer Gepard, qui porte sur un châssis de char Leopard une tourelle armée de deux canons Oerlikon de 35mm à grande cadence de tir dirigés par un radar Doppler Pulsé en bande S, un radar de conduite de tir en bande Ku, ainsi que d’un système de visée électo-optique, lui conférant des capacités d’engagement et de détection étendues, y compris contre des cibles lentes ou de faible dimension, et dans un environnement de guerre électronique. Au fil des années, cependant, l’arrivée massive des munitions aériennes de précision, permettant aux avions de combat de les larguer à haute altitude en dehors de l’enveloppe de tir de l’artillerie, mais également des munitions stand-off, c’est à dire lancées à distance de sécurité, amenèrent les armées à délaisser les systèmes anti-aériens basés sur de l’artillerie sol-air, pour les remplacer par des missiles capables d’atteindre des cibles à plus haute altitude, et à plus grande distance. Au début du conflit ukrainien, les systèmes anti-aériens comme le Gepard semblaient bel et bien appartenir au passé.

Depuis, à l’instar du TB2 ou Javelin, le Gepard est devenu un des symboles de la résistance ukrainienne, même si seule une trentaine de ces systèmes a été livrée à Kyiv par Rheinmetall, et que Berlin peine à fournir à son allié les obus de 35 mm nécessaires, face au refus de la Suisse de céder ses stocks de munition afin de ne pas être impliquée dans ce conflit face à la Russie. En effet, le Gepard s’est avéré l’un des systèmes les plus performants pour intercepter les missiles de croisière russes, mais surtout pour détruire les drones à longue portée Geranium II, qui ne sont autre que des drones suicides Shahed 136 acquis auprès de l’Iran. Non seulement le Gepard est capable de détecter, de poursuivre et de détruire les Geranium passant à moins de 3 km, mais il ne lui faut que quelques dizaines d’obus de 35 mm pour détruire sa cible, donc un cout compatible avec le prix de la cible estimé à 20.000 $, là ou le moindre missile anti-aérien léger dépasse les 300.000 $. Alors que la menace des munitions rôdeuses à longue portée est appelée à s’étendre (voir ci-dessous), il est probable que le succès des Gepard en Ukraine favorisera le retour en grâce de l’artillerie anti-aérienne, tout au moins dans l’attente des systèmes à énergie dirigée.
3- Le canon CAESAR : France
A partir du début des années 70, et la multiplication des radars de contre-batterie capables de calculer le point d’origine d’une frappe d’artillerie de sorte à diriger une frappe de riposte, les systèmes d’artillerie tractés traditionnels ont rapidement cédés leur place, dans la plupart des grandes armées mondiales, à des canons automoteurs sous blindage, capables de se mettre en batterie rapidement, de lever la batterie après le feu tout aussi rapidement, et de protéger les véhicules et les équipages des shrapnels d’artillerie s’ils venaient à subir un tir. C’est ainsi qu’apparurent des systèmes comme le M108 américain, le 2S3 Akatsya soviétique ou encore l’AuF1 français. Et si, après l’effondrement du bloc soviétique, les parcs d’artillerie mondiaux ont été considérablement réduits, les canons automoteurs chenillés sous blindages continuèrent de représenter l’essentiel des forces, épaulés par des canons tractés plus légers, mais également beaucoup plus vulnérables, et donc moins nombreux dans les armées modernes. De fait, la solution imaginée par GIAT industrie (devenu depuis Nexter) au début des années 90, prenait à contre-pieds l’ensemble des doctrines ayant court à cette époque.

En effet, plutôt que de parier sur le blindage et sur une plate-forme chenillée, les ingénieurs et militaires français conçurent un système à la fois léger, très mobile mais doté d’une excellente précision et d’une grande puissance de feu, en montant un canon de 155mm et 52 calibres doté d’un système de chargement semi-automatique sur un camion 6×6, et ne disposant pour seule protection que d’une cabine protégée contre les munitions légères. En revanche, le nouveau système était doté d’une excellente mobilité et d’un système de conduite de tir très efficace et précis, permettant la mise en batterie, le tir de 6 obus et la levée de la batterie en moins de 3 minutes. Le CAmion Equipé d’un Système d’ARtillerie, ou CAESAR, a rapidement montré son efficacité aux mains des artilleurs français, au moyen-orient comme en Afrique, notamment grâce à une mobilité et une précision sans pareil, permettant même de mener des raids d’artillerie dans la profondeur du dispositif adverse. Mais à l’instar du TB2, on pouvait s’interroger sur l’adéquation du système avec la réalité d’un engagement de haute intensité, notamment du fait de son faible blindage, et de l’absence de chenille.
En ce sens, les 18 CAESAR envoyés par Paris en Ukraine, ont non seulement démontré l’efficacité du système dans un conflit de haute intensité, mais ont également montré toute la pertinence des paradigmes mis en oeuvre par les ingénieurs français dans la conception du système 30 ans plus tôt. Ainsi, alors qu’au moins 22 canons tractés M777A2 livrés par les américains ont été détruits au combat, tout comme 2 M109 et 5 Krab polonais, tous deux sous blindages et équipés de chenilles, un seul des 18 CAESAR a été endommagé au combat sans qu’il fut détruit ou abandonné, et le canon français s’est rapidement taillé une réputation exemplaire auprès des mitaines ukrainiens. De toute évidence, le pari de GIAT, privilégiant la mobilité et la rapidité au blindage, et la légèreté aux chenilles, s’est avéré plus que payant, y compris en environnement de haute intensité et sur terrain difficile. Le succès est d’autant plus important que le CAESAR, plus léger et moins complexe à produire, peut être vendu à 5 m€ l’unité, contre plus de 15 m€ pour ses concurrents comme le M109 Paladin ou le Pzh2000 allemand.
2- Le lance-roquettes à longue portée HIMARS : Etats-Unis
En bien des aspects, le M142 HIMARS pour High Mobility Artillery Rocket System, de l’américain Lockheed-Martin, est le pendant du CAESAR dans le domaine des lance-roquettes multiples. Comme le système français, il a pris une certaine distance avec les paradigmes hérités de la guerre froide, ceux -là même qui donnèrent naissance au M270 des années 80 reposant sur un châssis chenillé lourd et sous blindage. Toutefois, si monter un canon de 155mm sur un camion était clairement innovant en 1994, faire de même avec un lance-roquette multiple l’était beaucoup moins, y compris en 2005 lorsque les premiers HIMARS furent livrés à l’US Army. En effet, la plupart des LRM soviétiques puis russes, s’appuient sur cette configuration depuis la seconde guerre mondiale et les fameux orgues de staline. Et aujourd’hui, les BM-21 Grad, BM-27 Ouragan ou le BM-30 Smerch, reposent tous sur cette configuration.

Pourtant, c’est bel et bien l’arrivée des premiers HIMARS livrés par les Etats-Unis aux forces ukrainiennes, qui joua un rôle déterminant dans le renversement du rapport de force intervenu cet été, alors même que les armées de Kyiv comme de Moscou disposaient déjà, en nombre important, des systèmes Grad, Ouragan et Smerch, sensés avoir des performances comparables, sur le papier tout du moins. En effet, ce n’est pas tant la portée de l’HIMARS, ni sa précision, et pas davantage que la qualité des renseignements US qui existait avant leur arrivée en Ukraine, qui peuvent expliquer le rôle crucial des HIMARS, mais leurs capacités à intégrer l’ensemble de ces facteurs très rapidement, pour se saisir des moindres opportunités pour frapper les points d’appuis des armées russes dans la profondeur de leur dispositif, avec un préavis extrêmement court. Associés au système de communication et de commandement performant mis en oeuvre par les forces ukrainiennes, les HIMARS ont ainsi été capables d’exploiter les moindres faiblesses du dispositif russe, bien au delà des capacités offertes par les systèmes analogues déjà en service de part et d’autre de la ligne de front.

A l’instar du TB2 ou du CAESAR, les succès du HIMARS en Ukraine n’ont pas laissé indifférentes les armées mondiales, et plusieurs d’entre elles, notamment en Europe, ont annoncé depuis leur intention de se doter de ce système, ou de systèmes équivalent comme le K239 Chunmoo sud-coréen commandé par la Pologne. Même la très conservatrice Armée de Terre française a annoncé, récemment, qu’elle entendait se doter rapidement de ce type d’équipement afin de remplacer ses Lance-Roquettes Unitaires en limite d’âge et trop peu nombreux, le système HIMARS étant considéré comme le choix le plus probable de Paris en l’absence de solution nationale ou européenne de même acabit.
1 – Le drone à longue portée Shahed 136 : Iran
Les munitions rôdeuses, parfois appelées drone suicide, avaient déjà, par le passé, fait la démonstration de leur efficacité sur plusieurs champs de bataille, notamment en 2020 lors du conflit dans le Haut-Karabach. Cependant, celles-ci avaient été alors employées très majoritairement à des fins tactiques, afin de détruire l’artillerie et la défense anti-aérienne adverse, ainsi que pour harceler les unités sur la ligne d’engagement, notamment en détruisant les fortifications ennemies. L’arrivée du drone Shahed 136 dans le conflit ukrainien a, quant à lui, marqué une profonde évolution dans l’utilisation de ce type d’armes, qui est désormais employée non par pour frapper des objectifs militaires proches, mais des infrastructures et des cibles civiles sur l’ensemble du territoire ukrainien. Traditionnellement, cette mission est confiée aux missiles de croisière et missiles balistiques, ainsi qu’à l’aviation de chasse, comme ce fut par exemple le cas lors des deux guerres contre l’Irak. Mais face à une défense anti-aérienne ukrainienne résiliante et efficace, ces frappes de missiles russes eurent et continuent d’avoir des effets sensibles mais limités, alors que chaque missile Kh-101 ou Kalibr coute entre 1 et 3 m$ à produire pour l’industrie russe déjà sous tension.

Le Shahed 136 iranien, lui, ne coute que 20.000 $ l’unité, tout en permettant d’atteindre des cibles à prés de 2500 km, et de lui infliger de sévères dommages avec une charge militaire de 40kg. En outre, part sa vitesse réduite, sa fiable signature radar et thermique, et son profil de vol atypique à basse altitude, le drone est à la fois difficile à détecter et à intercepter, y compris pour des systèmes anti-aériens évolués, alors que les missiles employés pour une telle interception coûtent entre 10 fois et 30 fois le prix de la cible visée. Paradoxalement, le Shahed 136, comme tous les drones de sa famille, est loin d’être très évolué, ceci expliquant son prix de revient très faible. Mais leur nombre et leur portée, permettent aux planificateurs russes d’attaquer simultanément et sous plusieurs angles une même cible même défendue, ceci expliquant à la fois le succès de cette munition depuis son introduction dans ce conflit, et la volonté de Moscou de se doter d’une capacité de production propre, quitte à céder 24 de ses précieux Su-35ES à Téhéran pour cela.
Avec le Shahed 136, les munitions rôdeuses sont donc entrées dans le domaine des armes stratégiques. En dépit de leur faible charge militaire, elles sont capables de détruire les infrastructures d’un pays sans qu’il soit, aujourd’hui, possible d’y répondre efficacement. En effet, pour le prix d’un unique missile de croisière, soit 2 m$, il est possible de mettre en oeuvre une centaine de ces drones. Et pour 2 Md€, soit le prix d’un unique destroyer Arleigh Burke armé de 24 missiles de croisière Tomahawk, il est potentiellement possible de lancer 100.000 de ces drones armés de 40 kg de charge explosive sur un pays, de quoi neutraliser avec une grande efficacité la presque totalité de ses infrastructures critiques. Les parades existent, comme les canons d’artillerie anti-aériens, les armes à énergie dirigée ou encore les systèmes de brouillage GPS/GLONASS nécessaires à la navigation du système. Pour autant, du fait de leur grande autonomie, il serait nécessaire de protéger soit l’ensemble des sites, soit l’ensemble des points d’accès, avec suffisamment de moyens pour contrer une attaque saturante, ce qui, au final, couterait considérablement plus cher que les 2 Md$ investis par l’adversaire pour créer la menace. En ce sens, le Shahed 136 redéfinit à lui seul une part non négligeable du rapport de force stratégique mondial.
Conclusion
La guerre en Ukraine étant la premier conflit de haute intensité post-guerre froide, il est naturel qu’il fasse émerger de nombreux nouveaux systèmes, que ce soit pour en apprécier les qualités ou pour en constater les insuffisances. Au delà des 5 équipements présentés ici, d’autres équipements ont fait la preuve de leur efficacité, voire ont ouvert la voie vers de nouvelles tactiques. C’est notamment le cas des drones navals employés par l’Ukraine pour attaquer la base navale de Sebastopol en Octobre puis celle de Novorossiysk un mois plus tard, ou du missile anti-navire ukrainien Neptune qui permit de couler le croiseur Moskva. De même, les munitions légères, comme les missiles anti-aériens portables Stinger, Mistral ou l’excellent Grom polonais, et les missiles antichars Javelin, Stugna-P et Milan, ont été au coeur de la résistance ukrainienne les premiers mois de la guerre, et continuent de jouer un rôle critique pour contenir la puissance blindée et aérienne russe.
Comme tout exercice de ce type, la liste présentée ici est emprunte d’une certaine subjectivité, ne serait-ce que du fait que les informations qui parviennent en occident remontent principalement au travers du spectre ukrainien, et que la communication internationale russe est à ce point peu fiable qu’il est difficile de lui prêter un quelconque crédit. Il apparait cependant, et en dépit de la subjectivité de la liste, que tous ces équipements brillent par certaines qualités communes, en particulier celle d’être relativement légers et surtout économiques. Alors que l’ensemble des Etats-majors et ministères de la défense en Europe planchent aujourd’hui sur le format et les équipements de leurs armées dans les années à venir, notamment pour faire face à l’hypothèse des conflits de haute intensité, il semble pertinent de prendre en compte cette observation, alors que la tendance, ces 30 dernières années, était à l’inverse de se tourner vers des équipements toujours plus lourds, plus technologiques et plus onéreux.



















