jeudi, décembre 4, 2025
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AUKUS : la vente de sous-marins américains à l’Australie pourrait être un jeu à somme nulle selon le Congrès US

Au delà de la crise diplomatique engendrée avec la France suite à l’annulation du programme de sous-marins de la classe Attack, le programme visant à équiper la Royal Australian Navy de sous-marins à propulsion nucléaire de facture américano-britannique, dans le cadre de l’alliance AUKUS, pourrait bien s’avérer un jeu à somme nulle. C’est en tout cas l’avertissement porté par deux sénateurs américains, le sénateur démocrate de Rhode Island Jack Reed et le sénateur républicain de l’Oklahoma, James Inhofe, dans une lettre envoyée le 21 décembre à la Maison Blanche. « Nous pensons que les conditions actuelles nécessitent une évaluation sobre des faits pour éviter de stresser la base industrielle sous-marine américaine jusqu’au point de rupture« .

Dans leur courrier, les deux sénateurs américains précisent que la production moyenne de sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire de la classe Virginia au cours des 5 dernières années n’aura été que de 1,2 navires par an, et mettent en garde l’exécutif contre toute ambition de flécher des sous-marins destinés à l’US Navy vers son allié avant que les besoins spécifiques de la marine américaine n’aient été satisfaits, ce qui ne procurerait aucun avantage opérationnel aux forces américaines ni mêmes alliés, en particulier dans le Pacifique face à la Chine. Si James Inhofe, membre du très influent comité sénatorial des forces armées lors de la rédaction de cette lettre, a pris sa retraite à l’occasion du renouvellement d’une partie du Sénat, le sénateur Jack Reed est demeuré président de ce Comité dans la nouvelle législature. L’inquiétude exprimée par les deux Sénateurs intervient alors que la période d’étude d’une durée de 18 mois annoncée lors de la création de l’alliance Aukus, précisément pour étudier les solutions permettant à la RAN de se doter de sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire, prendra fin en mars.

Les chantiers navals US vont devoir passer d’une production annuelle de 1,2 SNA par an ces 5 dernières années, à 2,7 navires par an dès l’année prochaine, s’ils entendent répondre aux seuls besoins de l’US Navy

La flotte sous-marine américaine se compose aujourd’hui de 14 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et de 4 sous-marins nucléaires lance-missiles de croisière de la classe Ohio, de 3 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) de la classe Seawolf, de 26 SNA de la classe Los Angeles et de 21 SNA de la classe Virginia. Parmi ces navires, les sous-marins de la classe Ohio, dont les plus anciens atteignent l’âge opérationnel de 38 ans, comme les Los Angeles dont le plus ancien affiche 37 années de service, doivent être prochainement retirés du service, pour être respectivement remplacés par les nouveaux SNLE de la classe Colombia qui doivent entrer en service à partir de 2027, et par les SNA de la classe Virginia déjà en service. En outre, l’US Navy s’est engagée dans un plan visant à faire croitre sa flotte de SNA à 70 unités pour 2040. Cela suppose donc la fabrication et l’addition au service de 12 SNLE de la classe Columbia et de 46 SNA sur une période de 17 années de temps, soit 1 SNLE tous les 2 ans et 2,7 SNA par an, un rythme que les chantiers navals américains peineront à tenir, même en dépit des efforts importants entrepris dans ce domaine par les industriels et l’US Navy.

Dans ce contexte, on comprend qu’il sera très difficile, pour ne pas dire impossible à l’industrie navale américaine, de produire les 8 SNA promis à la Royal Australian Navy dans le fenêtre de temps imposée par le remplacement des sous-marins de la classe Collins actuellement en service, alors que, raisonnablement, la mise en place d’un outil industriel en Australie destiné à une production aussi réduite dans le temps, sans opportunité d’exportation par ailleurs du fait de la nature nucléaire des bâtiments, semble hors de propos, même pour une production partielle. La situation est sensiblement identique en Grande-Bretagne, la Royal Navy devant remplacer dans les 15 années à venir les 4 SNLE de la classe Vanguard par les nouveaux SNLE de la classe Dreadnought. La production ne pouvant être étendue ni en Grande-Bretagne, ni aux Etats-Unis, et ne pouvant être localisée en Australie, la seule alternative qui se dessine, serait alors de prélever les 8 navires promis par Washington à Canberra sur les 46 SNA des classes Virginia ou éventuellement, SSN(x) à venir, destinés initialement à l’US Navy, et de reporter la montée en puissance de la flotte sous-marine américaine de 6 à 7 années, alors même que la fenêtre de tensions avec Pékin s’est déjà ouverte.

Les 26 SNA de la classe Los Angeles encore en service au sein de l’US Navy devront être remplacés dans les 15 années à venir

L’objectif avancé par Canberra, Washington et Londres lors de la signature de l’alliance AUKUS, était précisément de renforcer les capacités navales, et plus spécifiquement sous-marines, des alliés dans le Pacifique. Or, de manière objective, il semble bien que cet objectif n’a aucune chance d’être atteint, puisqu’il ne s’agirait, au final, d’un jeu à somme nul n’apportant aucune plus-value opérationnelle face à la Chine, et même affaiblissant l’alliance, puisque les 12 sous-marins océaniques à propulsion conventionnelle dont devait se doter la Royal Australian Navy, ne seront pas construits. En d’autres termes, non content de ne pas accroitre la flotte disponible de SNA, cette manoeuvre politique privera les alliés d’une ressource opérationnelle très précieuse si un bras de fer devait être entamé avec Pékin dans le Pacifique. De fait, le qualificatif de « jeu à somme nulle » avancé par les sénateurs américains, est bien en dessous de la réalité, puisqu’il s’agira, au final, d’un jeu à somme négative, autrement dit perdant, soit pour la Royal Australian Navy, soit pour l’US Navy elle-même.

Reste à voir, désormais, si le gouvernement Australien, et avec lui ceux de ses alliés américains et britanniques, aura la lucidité et le courage politique de reconnaitre l’inadéquation de ce qui se voulait être un coup de théâtre, et qui sera de toute évidence un coup dans l’eau. Paradoxalement, la seule alternative effectivement positive pour sortir de l’impasse qui se dessine pour Canberra, serait de s’appuyer sur Naval Group et les SNA de la classe Suffren, seul industriel occidental capable de produire des SNA et disposant de disponibilité industrielle potentielle dans les années à venir pour répondre aux besoins et au calendrier australien. L’autre alternative, celle visant à acquérir des sous-marins à propulsion conventionnelle sur étagère pour assurer l’interim le temps que des capacités industrielles américaines se libèrent, représenterait en effet un profond aveu d’échec pour les 3 alliés de l’alliance AUKUS, et une perte de temps et de crédits aussi absurde que critique que Canberra, précisément alors que le temps et les crédits sont aujourd’hui comptés face à Pékin.

Comment la nouvelle stratégie industrielle russe redéfinit l’équation stratégique du conflit en Ukraine ?

Après plusieurs mois d’errance, la stratégie industrielle russe contribue désormais à profondément bouleverser le rapport de force à court, moyen et long terme autour du conflit ukrainien et au-delà.

Depuis le début de l’agression militaire contre l’Ukraine, les armées russes ont subi des pertes très importantes, en particulier en matière de blindés. Ce sont ainsi plus de 1600 chars lourds russes, mais également presque 3500 véhicules blindés lourds et 300 systèmes d’artillerie mobile qui ont été détruits, endommagés ou capturés par les Ukrainiens de manière documentée, soit entre 20 et 60% de ses stocks d’avant-guerre, selon les catégories d’équipement.

Les pertes ukrainiennes, quant à elles, sont également importantes, mais dans une moindre mesure, avec 450 chars, moins de 900 blindés lourds et une centaine de systèmes d’artillerie mobile documentés, mais ces pertes représentent tout de même 20 à 40% de ses stocks initiaux.

Par ailleurs, les armées ukrainiennes ont reçu, dès les premières semaines d’engagement, des équipements supplémentaires, en particulier des blindés lourds fournis par les pays d’Europe de l’Est, dont des chars T-72 et PT-91 polonais et tchèques, ainsi que des véhicules de combat d’infanterie BMP1/2 et des systèmes anti-aériens S-300.

Dans le même temps, l’industrie de défense russe faisait face aux conséquences des sanctions occidentales, avec un ralentissement très significatif des cadences de production, notamment en termes de blindés.

Ainsi, la célèbre usine Uralvagonzavod de Nizhny Tagil, qui produisait les chars T-72B3M, T-80BVM et T-90M, ainsi que les véhicules de combat d’infanterie BMP-2M, était presque à l’arrêt entre avril et juin.

De fait, même avec de faibles capacités de production, l’Ukraine parvenait, notamment en s’appuyant sur les équipements capturés, mais également sur les capacités industrielles de certains de ses voisins européens pour réparer ses blindés, à conserver une dynamique positive, et à éroder l’avantage numérique russe initial, au point que désormais, les deux forces sont relativement de forces égales en matière de blindés lourds.

Et l’arrivée prochaine de véhicules de combat d’infanterie américains Bradley, Marder allemands et de chars légers français AMX-10RC, peut sembler de bons augures pour le rapport de force en faveur de l’Ukraine. Toutefois, depuis cet été, Moscou a changé de stratégie industrielle, redistribuant les cartes de ce conflit.

La nouvelle stratégie industrielle russe permettra d'augmenter la production de chars et de vci
Presque à l’arrêt jusqu’à l’été, l’usine russe Uralvagonzavod de Nizhny Tagil produit désormais 40 à 50 blindés lourds par mois

En effet, une fois le choc initial des sanctions occidentales passé, les industriels russes, en particulier ceux impliqués dans la production de blindés, ont réorganisé leur production, mais également leur supply chaine, quitte pour cela à renoncer à certaines capacités sur les modèles fabriqués.

Ainsi, la même usine Uralvagonzavod a repris, depuis le début de l’automne, la production de chars lourds, en l’occurrence la transformation de T-72A en T-72B3M, de T-80BV en T-80BVM, de T-90A en T-90M et de BMP-2 en BMP-2M (M pour modernisé), ainsi que la construction de T-90M neufs, à un rythme désormais très soutenu de 40 à 50 blindés par mois, soit quatre fois plus que celui d’avant-guerre.

Pour y parvenir, la BITD russe s’est tournée en grande partie vers des composants électroniques chinois et en provenance d’Hong-Kong pour remplacer les semi-conducteurs européens, japonais et américains employés jusque-là, et certaines capacités ont été retirées ou dégradées, notamment en termes de vision nocturne et de visée, du fait de composants moins performants, ou de l’absence de certains composants non substituables.

Par ailleurs, selon les informations du ministère de la Défense russe, dans les mois à venir, deux nouvelles usines verront le jour dans le pays, destinées cette fois à moderniser le parc de 800 T-62 encore disponible pour les porter au standard T-62M, un modèle certes datant des années 80, mais qui a la vertu d’être dépourvu de composants électroniques occidentaux, ce qui en facilite la production, tout en disposant d’une puissance de feu et de manœuvres significatives.

De fait, d’ici au début de l’autonome prochain, la Russie sera probablement capable de produire entre 100 et 150 blindés lourds de type chars de combat, véhicules de combat d’infanterie et artillerie automotrice par mois. Même si ces blindés auront des performances moindres que les modèles occidentaux modernes, ils feront jeu égal avec beaucoup de blindés ukrainiens ou occidentaux livrés ces derniers mois, eux-mêmes des modèles datant de la guerre froide, y compris les AMX-10RC, Bradley et Marder annoncés cette semaine.

Une telle capacité de production risque fort de bouleverser l’équation économique stratégique du conflit si celui venait à se prolonger au-delà de cette date.

L’arrivée de 50 véhicules de combat d’infanterie américains Bradley, comme les 40 Marder allemands et les AMX-10RC français, n’obèrent pas le fait que les occidentaux devront bientôt livrer de vrais chars de combat à l’Ukraine pour compenser ses pertes

En effet, il est hors de question pour l’Ukraine de produire efficacement des blindés lourds sur son territoire, du fait de la menace des frappes de missiles et de drones russes, interdisant tout investissement industriel dimensionné.

Dans le même temps, les stocks de matériels d’origine soviétique encore disponibles en Europe sont désormais presque exsangues, ce qui ne laisse, comme alternative aux occidentaux, que la livraison des chars lourds et des véhicules de combat d’infanterie de facture occidentale pour compenser les pertes opérationnelles des armées ukrainiennes.

Or, là encore, les parcs dont disposent effectivement les armées européennes sont relativement réduits, alors qu’aucune capacité industrielle de production intense n’existe dans ce domaine sur le vieux continent. En outre, ces parcs sont très hétérogènes, et les blindés modernes, comme le Leopard 2, le Leclerc ou le CV90, imposent des contraintes logistiques et de formation beaucoup plus importantes que pour les chars T-72 et les VCI BMP1 soviétiques employés par les Ukrainiens.

On comprend, dès lors, que même si les annonces faites ces derniers jours par Paris, Washington et Berlin, ouvrent la voie à la livraison de nouveaux types de blindés aux armées ukrainiennes, la perspective à moyen terme qui se dessine semble défavorable à Kyiv, même si, comme c’est désormais inévitable, les occidentaux venaient à accepter à relativement court terme de livrer des chars de combat, comme le Leopard 1 et le M60 dans un premier temps, suivis rapidement de Leopard 2, Abrams et peut-être quelques Leclerc et Challenger 2.

En effet, si le conflit venait à perdurer au-delà de l’été, la production industrielle russe serait alors sensiblement supérieure aux capacités de livraison occidentales en soutien à l’Ukraine, et en dépit de très importantes pertes, il est probable que les armées russes parviendraient à terme à user le potentiel ukrainien au-delà des capacités de compensation occidentales.

Cette évidence a très certainement été prise en compte par l’état-major ukrainien, raison pour laquelle celui-ci entend désormais concentrer le maximum de moyens disponibles dans une offensive qui aurait lieu à la fin de l’hiver et de la raspoutitsa, de sorte à récupérer le plus de territoires possibles, y compris en Crimée, avant l’inversion de rapport de force.

Les chars T-72 tcheques ou polonais envoyés en Ukraine ont incontestablement permis aux armées ukrainiennes d’inverser le rapport de force cet été face aux armées russes. Mais désormais, les stocks concernant ce type de matériels sont presque épuisés en Europe de l’Est.

Toutefois, ce scénario est construit sur de nombreuses hypothèses consécutives, même si les armées ukrainiennes ont démontré, depuis le début du conflit, leurs excellentes tenues et capacités opérationnelles, mais également la pertinence de leur planification.

D’une part, la recapitalisation des forces russes ayant débuté à l’automne 2022, les forces auxquelles devront se confronter les militaires ukrainiens, ne seront probablement pas sous-équipées, d’autant qu’elles pourront s’appuyer sur des positions défensives bien préparées.

En outre, même si les armées russes venaient à devoir se retirer d’Ukraine, ce qui est très improbable, car Moscou voudra toujours garder une partie du territoire ukrainien sous contrôle, ne serait-ce que pour bloquer le processus d’adhésion du pays à l’OTAN, il ne fait guère de doute désormais que le Kremlin ne renoncerait pas à ses ambitions, et reviendrait quelques mois ou quelques années plus tard à la charge, une fois le rapport de force définitivement en sa faveur.

Le fait est l’un des principaux enseignements de ce conflit depuis son entame en février 2022, est que le gouvernement russe ne semble nullement menacé, ni par sa population, ni par ses armées, ni par aucune force politique d’opposition, même lorsque ses armées enregistrent de cuisantes, défaites et lourdes pertes.

Dès lors, le Kremlin, et Vladimir Poutine, peuvent, sans grand risque, s’appuyer sur une stratégie à long terme qui, dans le présent contexte, apparait bien plus favorable que la situation à laquelle les armées russes font face en Ukraine ces derniers mois. De toute évidence, et ce quels que soient les succès des armées ukrainiennes dans les mois à venir, il semble que cette guerre soit bel et bien appelée à durer, tant le temps parait jouer en faveur de Moscou du point de vue militaire comme politique.

Il serait nécessaire de produire en Europe entre 150 et 200 chars lourds, VCI et canons automoteurs, pour compenser la remontée en puissance des armées russes dans les mois et années à venir, et ainsi soutenir les armées ukrainiennes sans venir menacer les capacités défensives européennes.

Il est évident que l’équation stratégique ainsi posée, ne peut trouver sa solution en Ukraine. Au-delà d’un très hypothétique retournement de situation dans le gouvernement russe, la seule alternative, pour contenir la remontée en puissance des armées russes, serait de se doter rapidement, en Europe, de capacités de productions en matière de blindés lourds, aux moins équivalentes à celles déployées en Russie, de sorte à livrer des blindés neufs aux forces ukrainiennes en nombre suffisant, ou tout au moins, de compenser les matériels d’occasion envoyés en Ukraine par les armées européennes dans des délais cohérents avec l’évolution de la menace.

Une telle initiative, qui devrait alors viser à produire entre 100 et 150 chars lourds, VCI et canons automoteurs par mois sur le vieux continent, répondrait parfaitement aux attributions des initiatives européennes comme le Fonds Européen de Défense, voire la Coopération Structurée Permanente ou PESCO, voire aux organes de coopération au sein de l’OTAN.

Toutefois, pour être efficace, celle-ci se doit d’être avant tout rapidement mise en œuvre, ce qui supposerait de s’appuyer sur des matériels existants, ainsi que relativement standardisée, de sorte à en simplifier non seulement la production, mais également la maintenance, ce qui ne manquera pas d’engendrer des bras de fer industriels et politiques difficiles à dépasser, en dépit des enjeux.

Plus encore que les réponses européennes à la crise Covid puis à la crise Énergétique, ce sera peut-être la capacité des européens à répondre, conjointement et efficacement, à ce défi industriel et militaire posé par Moscou à moyen terme (comprendre 3 à 4 ans), qui pourrait déterminer l’avenir de l’Union Européenne comme de l’Ukraine, faute de quoi, ce sera à Washington que se prendront toutes les décisions d’importance stratégique au sujet du vieux continent dans les années et décennies à venir.

L’annonce de la livraison des AMX-10RC français à l’Ukraine provoque d’importants remous en Europe

L’annonce faite par le président français Emmanuel Macron à la suite d’un entretient d’une heure avec son homologue ukrainien, Volodymyr Zelensky, au sujet de la livraison prochaine par la France de chars légers AMX-10RC et de véhicules blindés de transport de troupe Bastion à Kyiv, en soutien de l’effort de guerre ukrainien face à l’invasion russe, pourrait bien avoir des conséquences bien plus importantes que les blindés livrés par la France eux-mêmes. En effet, depuis cette annonce, les réseaux sociaux, mais également les médias européens, sont en effervescence, et deux polémiques ont semble-t-il concentré l’intérêt des européens à ce sujet, tous comme les articles de la presse spécialisée comme généraliste.

La première des polémiques est relativement stérile, et n’a guère d’intérêt au delà des cercles très restreints des spécialistes des blindés. En effet, du fait de sa masse de seulement 20 tonnes au combat, d’un blindage relativement mince pour ne protéger que contre les obus de 25 mm, et d’une configuration 6×6, les débats font rage, notamment sur les réseaux sociaux, pour savoir si oui ou non, l’AMX-10RC peut-être qualifié de char de combat léger comme l’a fait le président Français. Le fait est, char ou pas, le blindé qui sera livré par la France à l’Ukraine sera le premier blindé de première ligne de facture occidentale, à capacité offensive et à forte puissance de feu à être livré aux armées ukrainiennes, alors que jusqu’ici, en dehors des systèmes d’artillerie, seuls des véhicules de transport de troupe blindés de facture occidentale ont été livrés aux armées de Kyiv.

Bien que léger, l’AMX10RC dispose d’une importante puissance de feu capable de détruire la presque totalité des blindés engagés en Ukraine par la Russie.

Car si le 10RC est effectivement faiblement blindé, il n’en est pas moins doté de capacités offensives significatives, grâce notamment à son canon de 105 mm basse pression F2 BK Meka de 48 calibre conçu spécifiquement pour équiper un blindé de cette masse, tout en disposant d’une puissance remarquable, notamment lorsqu’il emploie l’obus flèche OFL 105 F3 capable de percer jusqu’à 365 mm d’acier à 60° d’inclinaison. Ainsi doté, le blindé est capable de percer la presque totalité des blindés russes, y compris en secteur frontal, à moins de 1000 m. L’autre atout du char est son extreme mobilité, souvent mise en oeuvre en opération extérieure et qui fit l’admiration des alliés de la France, notamment lors de la Guerre du Golfe lorsque les 10RC du 1er REC firent des prouesses aux mains des légionnaires. Enfin, même si les cellules sont usées par le temps, les chars légers français ont été régulièrement modernisés, et disposent désormais d’une vétronique évoluée multispectrale, d’une conduite de tir automatisée de type hunter-killer, et d’outils de communication, de commandement et de numérisation du champs de bataille avancés. En d’autres termes, char ou pas, les AMX 10RC que recevront les ukrainiens seront de précieux atouts aux mains des cavaliers ukrainiens.

Mais la plus importante des polémiques ne porte pas sur les performances du blindé offert par Paris, mais sur le précédent ainsi créé par Emmanuel Macron en matière de livraison d’armes occidentales offensives à l’Ukraine. En effet, jusqu’à présent, les grands pays européens attendaient systématiquement que Washington ouvre la voie en matière de catégorie d’équipements livrés à Kyiv. Ainsi, au delà des équipements de facture soviétique livrés par les pays d’Europe de l’Est et du Nord dès les premières semaines de guerre, il aura fallu attendre la livraison des premiers M113 américains pour que les européens entreprennent de livrer des véhicules de transport de troupe blindés, puis des M777 pour ce qui est des systèmes d’artillerie, et enfin des NASAMS pour les systèmes de défense anti-aérienne. Jamais, jusqu’hier, une nouvelle catégorie d’équipements majeurs n’avait effectivement été livrée à l’Ukraine par un pays européen en première intention, en dehors de promesses britanniques dont la mise en oeuvre fut beaucoup plus longue qu’escomptée.

Il aura fallu attendre la livraison des premiers M777 américains pour que les européens envisagent la livraison de systèmes d’artillerie modernes à l’Ukraine

De fait, quelques minutes seulement après l’annonce du président Français, de nombreuses voix se sont élevées en Europe, pour appeler les gouvernements respectifs à emboiter le pas de Paris. Cette dynamique est particulièrement sensible en Allemagne, les appels à enfin accepter de livrer à Kyiv les véhicules de combat d’infanterie Marder mais également les chars moyens Leopard 1 réclamés par Kyiv, à défaut de Leopard 2, s’étant multipliés sur les réseaux sociaux, avant d’être repris par la presse germanique. A en juger par les maladroites réponses des membres du SPD au pouvoir, arguant que le 10RC n’est rien d’autre qu’un blindé de 15 tonnes comme les APC deçà livrés par Berlin, le sujet embarrasse clairement la chancellerie et le gouvernement allemand, d’autant que les Etats-Unis, empêtrés dans le blocage du Congrès au sujet de l’élection du président de la Chambre de Représentants, sont discrets sur le sujet.

Le fait est, le choix de l’AMX10RC par Paris, plutôt par exemple que de quelques AMX-30B2 encore en état de fonctionner, est particulièrement pertinent. D’une part, ces blindés doivent précisément être remplacés dans les mois et années à venir par l’EBRC Jaguar, et le déficit capacitaire pour les Armées françaises est donc limité dans le temps, donc supportable sans effet notable sur les capacités opérationnelles ni sur les cycles de formation. D’autre part, du fait de sa faible masse et de sa configuration 6×6, le blindé ne représente pas une rupture radicale avec les autres équipements déjà livrés en Ukraine. Enfin, la France étant une nation dotée d’une dissuasion efficace, les menaces de représailles que pourraient imaginer le Kremlin suite à cette annonce seront certainement vaines, si tant est que Vladimir Poutine réagisse effectivement au sujet. A l’inverse, du fait de l’armement et de la technologie embarquée à bord du blindé, celui-ci ouvre clairement la voie à l’exportation potentielles d’autres blindés européens, comme le Marder, le Bradley mais également le CV90 ou le Leopard 1, sans que le gap capacitaire ne justifie d’un emballement des tensions entre Moscou et les Européens.

Selon les industriels allemands, l’Allemagne serait en capacité de livrer plusieurs dizaines de chars moyens Leopard 1 (ici un Leopard 1 A5 grec) à l’Ukraine sur des délais relativement courts.

De fait, en prenant cette décision, le président français a non seulement affirmé le soutien de la France à l’Ukraine de manière très audible, mais il a également, et simultanément, rebattu les cartes des perceptions diplomatiques en Europe, et mis dans un embarra plus que sensible son partenaire allemand, alors que Berlin entend prendre les rênes de la défense européenne dans les années à venir. En outre, et pour la première fois, un pays européen prend une décision majeure dans ce domaine, en amont des Etats-Unis même si ce n’est probablement pas pour déplaire à Washington. C’est ce que l’on appelle faire d’une pierre, deux coups. Après les sorties pour le moins contestées du Président Macron au sujet de l’Ukraine et de la Russie ces derniers mois, un tel renversement est incontestablement bien venu pour Paris.

L’US Army veut densifier sa défense anti-aérienne multi-couche

En matière de défense anti-aérienne, les moyens employés varient considérablement selon les ressources mais également les doctrines des armées. Pour autant, deux grandes doctrines se font face depuis l’apparition des missiles anti-aériens, au milieu des années 50. La doctrine soviétique, appliquée aujourd’hui par la Russie mais également par la Chine, s’appuie sur une défense multicouche à 5 niveaux, avec une capacité anti-balistique à très haute altitude, représentée par le S-300 PMU2 et par le nouveau S-500 à venir, une capacité anti-aérienne à longue portée et anti-balistique basse altitude (inf 50 km) représentée par le S-400, une défense moyenne altitude et moyenne portée attribuée aux systèmes Buk et au nouveau S-350, une défense à courte portée avec le TOR et le Pantsir, et enfin une défense basse altitude très courte portée constituée de missiles anti-aériens d’infanterie et de canons anti-aériens. Cette approche permet, théoriquement, d’opacifier l’espace aérien face à un grand nombre de menaces, y compris face à des menaces saturantes.

L’US Army, pour sa part, s’appuie sur une structure beaucoup plus légère à 3 niveaux, constituée du système anti-balistique à très haute altitude THAAD, du système anti-aérien et antibalistique Patriot à longue portée, et de systèmes SHORAD (Short Range Air Defense) et MANPADS (MAN-Protable Air Defense System) pour la protection à très courte portée, principalement autour du missile Stinger. En effet, tout au long de la guerre froide, et même après, les armées américaines, et avec elles celles de leurs alliées, considéraient que la défense aérienne revenait en premier lieu aux forces aériennes et en particulier à la chasse, s’appuyant pour cela sur des appareils très performants et disponibles en quantité comme le F-15 et plus tard le F-22. Le fait est, durant les guerres post-guerre froide, en particulier en Irak et en Ex-Yougoslavie, la suprématie de l’US Air Force et de ses alliés dans le ciel était incontestée, au point que la défense anti-aérienne semblait, si pas superfétatoire, tout au moins sensiblement moins critique que pour d’autres pays.

Le système anti-aérien à moyenne portée BUK (ici un BUK M3) participe à la défense anti-aérienne multi-couche des armées russes, mais également des armées ukrainiennes.

Pour la Russie, et dans une moindre mesure pour la Chine, celle-ci s’employant à mettre en oeuvre une doctrine intermédiaire, la suprématie aérienne n’est en effet pas un pré-requis pour l’action militaire, la puissance de feu étant avant du fait de l’artillerie. De fait, sa doctrine ne vise pas tant à s’emparer de la suprématie aérienne, qu’à empêcher l’adversaire de le faire. Paradoxalement, l’application de cette doctrine a été mise en évidence non pas par les armées russes, mais par leurs opposants ukrainiens, qui depuis le début du conflit, sont parvenus à empêcher les forces aériennes russes pourtant considérablement plus puissantes, de s’emparer de la suprématie aérienne au dessus du territoire, en ne s’appuyant presque exclusivement sur des systèmes de facture soviétique comme le S-300, le Buk et le Tor, et en n’employant la chasse qu’en dernier recours, taillant à ce titre en brèche les spéculations sur l’inefficacité supposée des systèmes anti-aériens russes eux-mêmes. Sont-ce les succès ukrainiens qui ont inspiré les stratèges de l’US Army ? Le fait est, dans le cadre du plan de budget 2023, celle-ci a demandé des crédits au Congrès, spécifiquement pour créer une quatrième couche dans sa défense anti-aérienne, celle qui est aujourd’hui assurée par le système Buk en Russie et en Ukraine, pour contrer les menaces à moyenne portée et moyenne altitude sur la base de Guam.

Ce n’est pas, comme on pourrait le pré-supposée, le théâtre européen qui motive cette demande de l’US Army. En effet, en Europe, les forces aériennes occidentales sont à ce point performantes, ventilées sur un grand nombre de bases aériennes et soutenues par un grand nombre d’appareils de type veille aérienne avancée, renseignement électronique et ravitailleurs, que la doctrine employée lors de guerre froide semble toujours être d’actualité, d’autant que les forces armées russes sont désormais loin de représenter une menace conventionnelle hors de portée des forces de l’OTAN. En outre, si les systèmes anti-aériens de facture russe se sont effectivement relevés efficaces, la chaine de commandement et de communication des armées a, quant à elle, montré d’importantes défaillances, là ou précisément les armées ukrainiennes ont pu s’appuyer sur une chaîne C2 très efficace. Enfin, il existe en Europe plusieurs systèmes complémentaires des Patriot/Thaad, comme le Mamba franco-italien, l’Iris-T allemand ou le Nasaux norvégien, qui peuvent précisément assurer cette couche intermédiaire.

Le NASAMS américano-norvégien est incontestablement le candidat le plus probable pour renforcer la défense anti-aérienne de Guam

La situation est en revanche très différente sur le théâtre Pacifique, caractérisé par des bases aériennes peu nombreuses et très distantes les unes des autres, et donc par le risque de devoir agir sans la couverture aérienne salvatrice de l’US Air Force ou des forces aéronavales de l’US Navy. C’est notamment le cas de la base aérienne et navale de Guam, pilier de la présence américaine dans le Pacifique orientale, qui joua un rôle déterminant lors de la seconde guerre mondiale en accueillant les bombardiers B-29 pour frapper le Japon. Dans l’hypothèse d’un conflit avec la Chine, autour par exemple d’une intervention de l’APL contre Taiwan, le Pentagone anticipe des frappes importantes et répétées de missiles de croisière et balistiques chinois contre les infrastructures de l’ile, notamment contre la base aérienne, ceci pouvant priver l’ile de sa précieuse flotte de chasseurs. Aujourd’hui, la défense antiaérienne de Guam est assurée par des systèmes THAAD et Patriot, ainsi que par les capacités des destroyers de l’US Navy et par un des deux systèmes Iron Dome acquis auprès d’Israel pour expérimentation. On notera à ce titre que les destroyers Arleigh Burke disposent, eux, d’une défense à 4 couches, avec le SM3 anti-balstique à haute altitude, le SM2/6 anti-aérien/balistique à longue portée, l’ESSM à moyenne portée et le système CIWS Phalanx et l’artillerie de navale pour la défense à très courte portée.

Plusieurs options sont disponibles pour developper une quatrième couche de défense à Guam. La plus probable repose sur le système NASAMS co-developpé par Raytheon et le norvégien Kongsberg, et qui a démontré son efficacité en Ukraine aussi bien contre des cibles rapides comme des missiles de croisière, que contre des cibles lentes comme les drones. D’une portée de 25 à 30 km, le NASAMS s’appuie sur le missile air-air AIM-120 AMRAAM, et est en service dans 8 forces armées, y compris aux Etats-Unis pour protéger la Maison Blanche. D’autres alternatives existent, comme l’IRIS-T allemand, lui aussi ayant fait la preuve de son efficacité en Ukraine, d’une portée de 25 km et basé sur le missile AIM-132 ASRAAM, le Spyder israélien d’une portée de 50 km, ou le Mamba franco-italien d’une portée de 45 km avec le missile Aster-15, et de plus de 100 km avec le missile Aster-30. Le NASAMS, et dans une moindre mesure l’IRIS-T, sont toutefois les candidats les plus probables, car déjà intégrés dans des défenses anti-aériennes coopérant avec les Patriot et le THAAD de l’US Army.

La défense anti-aérienne et anti-missiles / drones de la base américaine de Guam a été renforcée par l’intégration d’un système israélien Iron Dome.

L’arbitrage de l’US Army quant au système retenu pour compléter la défense anti-aérienne de Guam, doit être rendu dans les mois à venir, d’autant que cette capacité doit être déployée au cours de l’année 2023. Si, pour l’heure, aucun programme n’est lancé afin de déployer cette capacité au delà de Guam, il est certainement envisageable, si l’intégration au système de détection et de commandement répond aux attentes, que d’autres bases critiques de l’US Army pourraient, elles aussi, se voire doter de cette couche de défense supplémentaire, en particulier dans le Pacifique et dans l’Ocean Indien.

Faut-il profiler les criminels de guerre ?

Il y a quelques jours, les autorités ukrainiennes ont annoncé qu’elles avaient recensé pas moins de 58.000 crimes de guerre perpétrés par les forces russes sur son territoire depuis le début de l’intervention militaire le 24 février. De fait, peu de temps après le début des hostilités, des rapports faisant état de pillages, de viols, de tortures et d’exécutions sommaires, y compris de prisonniers de guerre et de civils, commencèrent à affluer, et de nombreux cas attestés par des partis indépendantes attestent effectivement de ces exactions. Pour le procureur en chef de la Court Pénale Internationale de La Haye, Karim Khan, c’est aujourd’hui toute l’Ukraine qui serait une scène de crime, tant les exactions ont été nombreuses. Si les instances nationales ukrainiennes et internationales sont aujourd’hui activement engagées sur le relèvement et la préservation des preuves, et sur l’identification des criminels, force est de constater que la compréhension des mécanismes ayant donné naissance à de telles horreurs réprimées par la justice internationale, est pour le moins sommaire, et se limite le plus souvent à la mise en cause de la chaine de commandement, et des effets psychologiques que la guerre peut provoquer.

En effet, si les accords internationaux, notamment la Convention de Genève, permirent de créer certaines instances pénales internationales capables de juger les criminels de guerre, comme ce fut le cas du Tribunal de Nuremberg pour juger les criminels nazis, le tribunal International pour l’Extreme-Orient pour les criminels japonais, ou encore pour juger les crimes de guerre en Ex-Yougoslavie et au Rwanda, force est de constater que la compréhension même des criminels de guerre, et de leur psychologie ayant donné naissance à ces crimes, est très superficielle, de sorte qu’il est aujourd’hui très difficile de mettre en cause pénalement l’ensemble des acteurs impliqués dans ces crimes, mais également de se doter d’outils permettant d’anticiper voire de prévenir l’émergence de ses exactions.

Le TPI de La Haye a été créé en 2002. Il est activement présent en Ukraine pour récolter les preuves de crimes de guerre.

Les exactions gratuites contre les populations civiles adverses ou les prisonniers de guerre sont aussi anciennes que la guerre elle-même. Ainsi, en 260 avant notre ère, le grand général de l’état de Qin (Chine occidentale) Bai Qi, exécuta 400.000 prisonniers de l’Etat voisin de Zhao après la bataille de Changpin, en les enterrant vivants. A cette époque, le vainqueur avait droit de vie et de mort sur le vaincu, en Chine comme partout sur la planète. La notion de crime de guerre n’est apparue, quant à elle, qu’au 19ème siècle, notamment avec la signature de la Première Convention de Genève portant sur la protection des blessés de guerre en 1864, convention intimement liée à la création de la Croix Rouge suite à la bataille de Solferino en 1959. Depuis, 3 autres conventions ont été signées, en 1906 pour les marins blessés, en 1929 pour le traitement des prisonniers de guerre, et en 1949 pour la protection des populations civiles. La Cour Pénale Internationale, seule juridiction internationale apte à juger de tels méfaits, n’a été créée qu’en 2002. Avant cela, les criminels de guerre étaient le plus souvent jugés par des tribunaux nationaux, de telles procédures ne visant avant tout que le perdant d’un conflit, tant à des fins légales que politiques.

Il était alors commun de cacher ces exactions sous un terme générique, « Les horreurs de la guerre », et de les expliquer par la violence inhérente au combat. En d’autres termes, la guerre rendait (temporairement) fou, et les fous peuvent commettre les pires exactions. Depuis, les progrès de la psychologie et de la psychiatrie ont été considérables, sans pour autant que ce paradigme soit fondamentalement remis en question. Or, cette perception n’est pas sans rappeler celle qui prévalait au début des années 70 autour d’un phénomène probablement très ancien, mais dont la compréhension n’était que naissante, celle des tueurs en série. A cette époque, en effet, le paradigme clé des enquêtes policières, largement mis en scène dans les séries TV et les films de l’époque, reposait sur la mise en relation d’un mobile et d’une opportunité. En d’autres termes, la grille d’analyse de l’ensemble des enquêteurs occidentaux, visait à identifier les raisons objectives du crime d’une part, et ceux qui ont pu l’exécuter d’autre part, pour identifier le coupable. Mais une catégorie de criminels, les tueurs en série, semblait totalement échapper à cette analyse, car dépourvue de mobiles apparents.

Douglass et Kessler lors d’un entretient avec Edmund Kemper

De fait, leur arrestation était le plus souvent liée à un facteur indépendant de l’enquête, comme ce fut le cas pour Ted Bundy arrêté lors d’un contrôle routier, par un coups de chance comme David Berkovitz également connu sous le patronyme ‘Le fils de Sam », arrêté après qu’un témoin l’ai vu jeter une contravention a terre, ou lorsqu’ils se rendaient eux-même à la police, comme Edmund Kemper. Pour les inspecteurs de l’époque, ces derniers étaient considérés comme « des fous », ceci expliquant qu’ils n’entraient pas dans le moule de l’investigation criminelle traditionnelle. Conscients de cette impasse, deux agents du Bureau Federal d’Investigation, John Edward Douglas et Robert Ressler, aidés d’une infirmière spécialisée en psychiatrie et en scène de crime, Ann C. Wolbert Burgess, entreprirent de comprendre pourquoi les outils d’investigation traditionnels ne fonctionnaient pas avec ces criminels.

Pour cela, ils menèrent une série d’entretiens avec une trentaine de ces criminels aux mobiles insondables, dont les plus célèbres tueurs en série des années 70 comme Kemper, Berkovitz, Manson ou Bundy. Cette méthodologie leur permit d’identifier, par regroupement, plusieurs « profils » psychologiques, et de créer la taxonomie y attenant (ce sont eux qui inventèrent le terme « tueur en série »), pour au final donner naissance à une toute nouvelle méthode d’investigation, le profilage. Depuis, cette méthode est employée par l’immense majorité des polices dans le monde, en particulier pour identifier certaines catégories de criminels. Quant au profilage, il est devenu à lui seul un pilier narratif récurent de nombreux films, comme le Silence des agneaux ou SK1, ou de séries à succès, comme Esprit Criminel et MindHunter, deux séries qui, au passage, s’inspirent des personnages John Edward Douglas et Robert Ressler.

Le traitement judiciaire des crimes de guerre ne peut se limiter à la condamnation des exécuteurs.

Le parallèle avec la présente situation autour des crimes et criminels de guerre, et celle qui entourait les tueurs en série au début des années 70, est assez frappant. Dans les deux cas, il existe une incompréhension profonde des motivations et des raisons ayant engendré le passage à l’acte, et dans les deux cas, la réponse pénale se contente de juger une très faible partie des responsabilités, voire des crimes eux mêmes. En outre, pour les deux aspects, les enquêteurs ne disposent que d’une panoplie d’investigation limitée et inadaptée pour appréhender le crime, et donc découvrir le criminel et la chaine de responsabilité. Dès lors, il pourrait être pertinent, dans le cadre des instances internationales, de mener une étude reposant sur des paradigmes proches de ceux appliqués par Douglas, Ressler et Burgess dans les années 70, sur la base d’entretiens méthodiques avec les criminels de guerre effectivement arrêtés en Ukraine, voire au delà, de sorte à améliorer la compréhension des motivations, incitations et déclencheurs ayant amenés les criminels à agir, mais aussi à créer les regroupements permettant une analyse prospective des menaces voire une taxonomie adaptée à cette nouvelle discipline.

Un tel outil, au delà de son évidente utilité dans l’investigation des crimes de guerre, pourrait également permettre de faire évoluer la législation internationale, notamment pour permettre la mise en cause de certains incitateurs qui jusqu’ici évitaient les poursuites en dépit d’un rôle actif dans le processus, mais également de détecter, le cas échéant, les profils à risque dans les armées, soit pour les faire accompagner convenablement lorsque c’est possible, soit pour les écartés de la mission, voire des armées. Enfin, la compréhension de l’ensemble des processus permettrait d’anticiper de telles dérives lorsqu’elles résultent d’un processus d’état, que ce soit dans l’organisation des armées ou du commandement, voire dans les effets de la propagande médiatique ou institutionnelle, de sorte à justifier, le cas échéant, la mise en oeuvre de sanctions internationales pour inciter le dit état à rompre avec ces pratiques. Les bénéfices potentielles d’une telle étude, qu’elle soit menée dans le cadre du TPI, ou par une autre instance internationale suffisamment étendue comme l’Union Européenne, semblent dès lors justifier les moyens probablement réduits nécessaires pour la mener. La question, en tout cas, mérite probablement d’être posée …

La Marine chinoise ne parvient pas à former ses équipages pour suivre la livraison des nouveaux navires

À l’instar des marines occidentales, la marine chinoise fait, elle aussi, face à des difficultés en matière de ressources humaines. Mais contrairement à ses homologues, son problème vient du fait qu’elle ne parvient pas à former ses équipages suffisamment rapidement pour suivre les cadences de livraison de navires ces dernières années.

La montée en puissance de l’Armée Populaire de Libération, ces 30 dernières années, a été aussi rapide qu’ambitieuse. Celle-ci est passée d’une armée principalement défensive, basée sur les préceptes des armées populaires héritées des doctrines soviétiques, à une armée de haute technologie, disposant de nombreux équipements avancés et de doctrines comparables à celles employées par les mieux entrainées des armées mondiales.

Pour cela, Pékin a pu s’appuyer sur une planification industrielle et une recherche à la fois dynamique et remarquablement exécutée, permettant à ses armées de rattraper, en 30 années de temps, les 30 années de retard technologique et doctrinale qu’elles avaient face aux armées occidentales et même russes en 1990.

C’est ainsi que la chasse des forces aériennes de l’Armée Populaire de Libération s’est transformée d’une flotte basée sur les chasseurs dérivés des Mig-17, 19 et 21 soviétiques, à une flotte s’appuyant sur des chasseurs de 4ᵉ et de 5ᵉ générations parfaitement modernes, comme le J-10C monomoteur, le J-16 polyvalent et le nouveau J-20.

L’armée de terre, elle, s’est vue dotée de chars Type 96 puis Type 99/A comparables aux chars occidentaux, ainsi que d’un parc blindé et d’artillerie tout aussi performant. Dans le même temps, les effectifs ont été ramenés de 10 millions d’hommes sur la base d’une conscription stricte, à une force de 2 millions d’hommes pour moitié professionnels et pour moitié composée de conscrits volontaires pour un service de 24 mois.

Mais la composante qui a connu la transformation la plus radicale est incontestablement la Marine chinoise. Sur cette même période, celle-ci est en effet passée d’une force défensive littorale employant principalement des navires armés de canons, à une flotte de haute mer parfaitement moderne, alignant une centaine de destroyers et frégates armés de missiles, une soixantaine de sous-marins dont plus d’une dizaine à propulsion nucléaire, et même une composante aéronavale et amphibie en croissance rapide, faisant d’elle la seconde force navale de haute mer mondiale, et la principale compétitrice de l’US Navy.

Toutefois, contrairement aux forces aériennes et terrestres chinoises dont la progression technologique a été relativement linéaire ces 30 dernières années, la Marine chinoise a connu, à partir des années 2010, une croissance presque géométrique, au point que désormais, il est commun que 7 à 8 nouveaux destroyers et frégates entre en service chaque année, conjointement à deux ou trois sous-marins et à un ou deux grands navires aéronavals ou amphibies.

La Marine chinoise admet au service au dizaine de destroyers et frégates par an
La Marine chinoise perçoit chaque année plus de 6 nouveaux destroyers, comme les destroyers lourds Type 055.

Si les chantiers navals chinois sont effectivement parvenus à produire de nouveaux navires parfaitement modernes, comme les frégates Type 054A spécialisées dans la lutte anti-sous-marine, les destroyers anti-aériens Type 052D/L et les destroyers lourds Type 055, et des grands navires comme le porte-avions lourd Fujian et les porte-hélicoptères d’assaut Type 075, à un rythme des plus soutenus, il semble que les forces navales de l’Armée Populaire de Libération, elles, peinent à alimenter ces nouveaux navires en équipages et officiers formés et entrainés. C’est en tout cas le sens d’un article publié dans le « Quotidien de l’Armée Populaire de Libération », l’organe de presse interne aux forces, relayé par le site d’information eurasiantimes.com.

Selon cet article, les cadences de livraison de nouveaux navires modernes sont à ce point élevées que la Marine chinoise ne parvient plus à entrainer les personnels les plus critiques qui arment ces navires, notamment les spécialistes technologiques capables de mettre en œuvre les nouveaux équipements au mieux de leurs capacités.

Le problème parait également toucher les officiers de bord, et même les commandants de navire. Ainsi, il apparait dans plusieurs rapports que plusieurs officiers commandants, affectés à ces nouveaux navires, ne sont pas parvenus à effectuer l’ensemble du cycle de formation requis pour cette tâche, sans que cela n’empêche leur affectation.

En outre, l’évolution technologique très rapide à bord des navires chinois requiert désormais des profils de recrutement hautement qualifiés, qui de toute évidence semblent beaucoup plus difficiles à recruter que les personnels qui servaient traditionnellement à bord de ses bâtiments, tout au moins en nombre suffisant.

Pour aguerrir ses équipages, les navires de l’APL participent chaque année à plusieurs exercices de tir réels

Les difficultés auxquelles font face les Forces navales chinoises, n’ont rien de surprenant. Les grandes marines mondiales, comme l’US Navy, la Royal Navy, la Marine Nationale ou la Marine russe, font toutes face à des difficultés de recrutement, en particulier pour ce qui concerne les profils les plus pointus, largement convoités par les entreprises civiles qui offrent bien souvent des perspectives de carrière, et de rémunération, bien plus attrayantes.

Ainsi, il était généralement admis dans la Marine Nationale qu’il serait difficile de former plus du 25 à 30 équipages « nucléaires », qu’ils soient à bord de sous-marins ou de porte-avions, ce qui limite le volume de la flotte, non du fait des crédits disponibles, mais bien des ressources humaines.

Toutefois, les Marines occidentales comme russes ont fait face, ces 30 dernières années, à une déflation sensible de leur flotte comme des effectifs. Les besoins de recrutement ont donc, eux aussi, diminués, permettant de maintenir la dotation des équipages et leur formation au niveau requis.

En Chine, à l’inverse, l’État-major de la marine a dû simultanément répondre à une évolution des profils requis et des besoins de formation, concomitamment à une augmentation rapide de la flotte, créant le goulet d’étranglement auquel il fait face aujourd’hui. Reste que de nombreuses mesures sont prises par Pékin pour répondre à cette situation.

En premier lieu, les armées chinoises ont considérablement investi ces dernières années dans leurs infrastructures de formation, de sorte que désormais, chacune des trois flottes dispose d’un centre de formation et de simulation globale et parfaitement moderne. Le recrutement a également sensiblement évolué depuis le début des années 2010, avec des conditions beaucoup plus attractives pour les militaires que précédemment, épaulées il est vrai par une propagande très active de l’APL vers la population.

De fait, le déficit de commandant de bord entrainés et formés auquel fait face la Marine chinoise, pourrait rapidement se résorber, une fois que les nouvelles générations d’officiers ayant rejoint l’APL il y a moins de 10 ans, auront acquis l’âge et l’expérience requise pour prendre ces postes.

La Marine chinoise s’est dotée de manière autonome d’une capacité aéronavale embarquée significative en moins de 10 ans.

Dès lors, il est probable que les difficultés abordées dans les articles publiés récemment, ne seront que temporaires, même si elles peuvent s’étendre sur plusieurs années encore. Il est toutefois intéressant de remarquer que ce point est non seulement abordé par l’état-major chinois, mais qu’il est abordé publiquement.

Cela démontre à la fois un changement de paradigme de l’APL en matière de communication, mais également l’attention que porte l’état-major chinois à la formation de ses officiers, officiers mariniers et marins. Cela semble confirmer, enfin, que l’objectif de la Marine chinoise, et au-delà de l’ensemble de l’APL, n’est pas de défier l’occident à court terme, en menant par exemple une opération militaire contre Taïwan, mais d’attendre que ses forces soient effectivement pleinement opérationnelles, entrainées et dimensionnées pour cela.

Et il paraît donc hasardeux de parier sur un manque de compétences ou de détermination de l’APL, quelle que soit sa branche, pour prendre l’ascendant contre elle si une confrontation devait avoir lieu…

L’US Army disposera d’une première capacité hypersonique dès la fin de 2023

L’entrée en service, en 2018, du missile hypersonique aéroporté Kinzhal russe, fit l’effet d’une douche froide outre atlantique, alors que le Pentagone avait coutume de se positionner au somment de la pyramide technologique défense depuis la fin des années 80. Soudain, la Russie, un pays perçu comme vaincu lors de la Guerre Froide, avec un PIB à peine supérieur à celui de l’Espagne, se dotait non seulement d’une technologie dont les armées US ne disposaient pas, mais dont elles ne pouvaient, en l’état, se prémunir. La réaction d’orgueil de Washington et du Pentagone fut à l’échelle de l’affront subit, puisque dès 2019, pas moins de 6 programmes de missiles hypersoniques furent lancés par les armées américaines, selon qu’ils soient à moteur fusée ou propulsés par un scramjet, aéroportés ou lancés d’un conteneur terrestre ou naval, destinés à viser des cibles terrestres ou navales.

Alors que ces 25 dernières années, une majorité de programmes américains de défense fut marquée par des échecs cuisants (remplacement des Bradley, hélicoptère RAH-66 Comanche ..), par des programmes aux coûts exorbitants (F-35, sous-marins Seawolf) et par des impasses technologies (destroyers Zumwalt, corvettes LCS), tous engendrant des surcouts monumentaux sans permettre aux armées d’entreprendre efficacement leur modernisation, il aura fallut à peine plus de 5 ans pour donner corps à plusieurs de ces programmes hypersoniques, comme le missile hypersonique aéroporté aérobie HAWC (Hypersonic Air-Breathing Weapon Concept) développé par la DARPA pour l’US Air Force, qui enregistra plusieurs essais réussis en 2022, ou comme le programme AGM-183A ARRW pour Air-launched Rapidement Respons Weapon developpé par l’Air force et Lockheed-Martin qui, après plusieurs échecs, est parvenu en décembre 2022 a effectué une séquence de vol hypersonique complète.

Le missile AGM-183A ARRW a été testé avec succès début décembre 2022 par l’US Air Force

Quant au programme Long-Range Hypersonic Weapon, développé conjointement par l’US Army et l’US Navy, il a également enregistré, en juin 2022, un succès lors des essais, et doit encore accomplir deux vols d’essais en 2023 avant d’équiper, d’ici la fin de l’année, une première unité de l’US Army. Ce système, qui se compose d’un propulseur hypersonique de type moteur fusée développé par l’US Navy, et d’un planeur hypersonique développé par l’US Army, a satisfait jusqu’ici aux essais séparés de ses deux composants, et doit désormais démontrer sa capacité à évoluer efficacement et de manière controlée dans son intégralité avant de rejoindre son premier déploiement opérationnel. Il sera mis en oeuvre à partir de conteneur spécifiques terrestres , ainsi que par des systèmes de lancement verticaux spécialement dimensionnés ou de conteneurs embarqués à bord des navires américains, les destroyers de la classe Zumwalt étant les premiers bâtiments à être équipés de ce type de munition en 2024.

De fait, et comme planifié par le Pentagone, il est désormais plus que probable que les 3 principales armées américaines, l’US Army, l’US Navy et l’US Air Force, disposeront bel et bien, dès 2025, d’une première capacité opérationnelle étendue hypersonique, 8 ans à peine après l’électrochoc russe. Après presque 3 décennies de programmes marquées par d’important retards, des budgets qui explosent et de nombreuses impasses, il s’agit presque d’un profond changement de culture, tant pour les armées que pour l’industrie de défense US, qui ont cette fois privilégié, de toute évidence, le résultat et le calendrier à des considérations parasites comme des ambitions technologies démesurées ou des disputes industrielles et politiques. Il est vrai qu’au delà du Kinzhal, la Russie a annoncé l’entrée en service du missile anti-navire hypersonique 3M22 Tzirkhon en 2023, alors que la Chine et la Corée du Nord ont, eux aussi, annoncé l’entrée en service de capacités similaires ces dernières années.

Il n’aura fallu que 5 années au programme Mobile Firepower Protected pour débuter la production industrielle du blindé

A ce titre, d’autres programmes en cours outre-atlantique semblent, eux aussi, suivre cette nouvelle ligne directrice orientée résultats tracée par le Pentagone. C’est notamment le cas du programme de char léger Mobile Firepower Protected ou MFP, dont le programme a été lancé en 2017, les prototypes livrés en 2020, l’arbitrage en faveur de GDLS rendu en juillet 2022, et dont la production a d’ores et déjà débuté, pour un première livraison des la fin de l’année 2023. On peut comparer ce programme mené tambour battant aux 30 années, 3 programmes majeurs échoués et plus de 22 Md$ dépensés en vain, pour le remplacement du véhicule de combat d’infanterie M2/3 Bradley, alors qu’un nouveau programme OMFV a été relancé en 2021 pour tenter de répondre à ce besoin désormais plus qu’urgent et que les Bradley de l’US Army affichent un âge canonique de plus de 35 ans pour les plus récents.

Il semble bien, dès lors, que les Etats-unis se soient, une nouvelle fois, réveillés technologiquement et industriellement, comme ils le firent en 1917 puis en 1940 en amont de l’entrée dans les deux guerres mondiales, et en 1949 après 4 années d’euphorie suite à la fin de la seconde guerre mondiale et à la certitude de disposer de l’avantage nucléaire pendant plusieurs décennies avant que la guerre de Corée, puis le premier essais nucléaire soviétique réussi, ne vinrent les ramener à la réalité. Pour autant, et contrairement au XXème siècle, rien ne garantit désormais que la puissance économique et technologique américaine puissent être à ce point supérieures à celles de ses compétiteurs, plus particulièrement de la Chine, pour qu’elles permettent, comme ce fut le cas précédemment, de rattraper en peu de temps le retard enregistré. Plus spécifiquement, alors que les Etats-Unis avaient une avance technologique et économique considérable sur la Chine il y a de cela tout juste 30 ans, ces 3 décennies perdues en programme stériles et dépenses inutiles, pourraient bien ne jamais permettre de restaurer l’avance perdue. En d’autres termes, si les programmes hypersoniques US permettront probablement au Pentagone de recoller à la course technologique sino-russo-américaine dans ce domaine, ils pourraient bien être le symptôme visible, concomitamment, de la fin définitive de l’avantage technologique militaire occidental sur la planète.

L’US Army inquiète de l’endurance de ses nouveaux canons d’artillerie à portée étendue

Parmi les enseignements issus du conflit en Ukraine, le rôle central de l’artillerie dans les conflits de haute intensité est incontestablement le plus important, alors que les capacités d’artillerie lourde avaient été négligées ces 30 dernières années, au point d’être ramenées à leur portion congrue dans de nombreuses armées occidentales, dont l’Armée de terre française et même l’US Army. Si le nombre de « tubes » par soldat a ainsi été divisé par 3 depuis 1990 en occident, les performances des systèmes d’artillerie occidentaux ont, quant à elles, connu de fulgurants progrès, tant en terme de précision que de portée ou de mobilité. L’arrivée des systèmes modernes à canon long comme le CAESAR français ou le Pzh2000 allemand, tous deux dotés de canon de 155mm long de 52 calibres, 52 fois le calibre de l’arme (soit, 8,47m) au lieu des canons de 39 calibres qui équipaient les M109 ou les AuF1, permirent de conférer aux systèmes une allonge plus importante, avec un portée passant de 24 à 28 km pour les anciens systèmes, à une portée de 40 km, et davantage avec des obus à propulsion additionnée, pour les nouveaux.

Les avantages que confèrent ces nouveaux systèmes ont été largement mis en évidence lors des combats en Ukraine. Ainsi, les AHS Krab (Pologne), Caesar (France) et Pzh2000 (Allemagne) ont très largement surclassés les 2S3 Akatcya et 2S9 Msta-S russes, en portée comme en précision, comme en atteste les ratios de pertes documentés. Ils ont, en conséquence, été très largement employés par les militaires ukrainiens, en dépit de leur faible nombre, pour contenir les offensives russes, soutenir les contre-offensives ukrainiennes, mais également pour mener des frappes de contre-batterie et d’opportunité. Toutefois, pour atteindre de telles performances, les canons de 52 calibres doivent absorber des contraintes mécaniques et thermiques beaucoup plus importantes que leurs homologues de 39 calibres, ceci entrainant une usure plus rapide des tubes, mais également de l’ensemble des pièces mécaniques du système d’artillerie et du véhicule porteur. C’est ainsi que l’association d’une utilisation intense, d’un faible nombre d’unités et de contraintes supérieures, entraine aujourd’hui l’érosion des capacités d’artillerie ukrainienne, alors que 16 des 18 CAESAR et l’ensemble des Pzh2000 livrés à l’Ukraine doivent être régénérés après 4 mois de guerre. En revanche, aucun de ces systèmes n’a été détruit par le feu adverse, même si une munition rôdeuses Lancet a endommagé un CAESAR sans pour autant le détruire il y a quelques semaines.

Les tubes de 52 calibre du Pzh2000 ou du Caesar offrent des portées très supérieures à celle atteinte par des tubes de 39 ou 45 calibre. En revanche, ils s’usent plus vite lors des tirs.

Cette problématique n’a pas échappé aux artilleurs américains qui testent, depuis plusieurs mois, le nouveau système Extended Range Cannon Artillery, l’un des 32 piliers de modernisation de l’US Army en cours de développement. Contrairement aux systèmes européens (Caesar, Pzh2000, Archer) ou sud-coréens (le K9 Thunder), le programme ERCA vise en effet à developper un canon d’artillerie non pas de 52 calibre, mais de 58 calibre, permettant d’atteindre une portée de 70 km, soit celle atteinte aujourd’hui par les canons de 52 calibre en employant de couteux obus à propulsion additionnée. Mais si les contraintes thermiques et mécaniques réduisent la durée de vie opérationnelle d’un canon de 155mm L/52 (pour Length/52 caliber) à quelques mois dans un environnement de haute intensité, on pouvait craindre que la durée de vie du canon XM907 L/58 employé sur le M1299 du programme ERCA, serait encore plus réduite du fait d’une usure plus rapide. Le fait est, les essais effectués lors des tirs par les prototypes de M1299 montrent en effet l’apparition rapide de faiblesses et de dégâts sur le tube, laissant supposer une usure très rapide du système.

Pour l’heure, l’US Army entend poursuivre les tests, de sorte à étudier précisément la vitesse de dégradation du tube et de l’ensemble des systèmes lors des tirs. Dans le même temps, elle s’est tournée vers les industriels pour tenter de trouver des solutions palliatives, notamment pour renforcer le tube et ainsi accroitre son endurance au feu, sans dégrader ses performances. Mais en l’état de la technologie métallurgique, sachant que les pays les plus à la pointe dans ce domaine comme peuvent l’être la France et l’Allemagne, font eux aussi face à des problèmes similaires pour les canons de 52 Calibre, on peut se demander si l’objectif visé par le programme ERCA, et le moyen employé, a savoir l’allongement du tube, ne sont pas trop optimistes, alors que d’autres alternatives, certes onéreuses de prime abord comme les obus-fusée à propulsion additionnée, permettent d’atteindre de telles portées au besoin à partir de tubes de 52 calibre.

Le M109A7, qui équipe les brigades d’artillerie de l’US Army, n’est à ce jour équipé que d’un tube de 155mm L/39 lui conférant une portée de 25 km avec des obus conventionnels

Le programme ERCA n’est en effet pas le seul à étudier les solutions permettant d’étendre la portée de l’artillerie mobile. Ainsi, en novembre 2019, l’allemand Rheinmetall établissait un nouveau record de portée pour un canon de 155mm avec un tir enregistré à 76 km avec un obusier G6, mais également à 67 km avec un Pzh2000 et même 54 km avec un obusier de 39 Calibre, et non de 52 calibre. Pour atteindre de telles portées, le groupe allemand a développé un nouvel obus respectant le standard OTAN JBMOU, le Assegai V-LAP, pouvant être employé par des obusiers de 39, 45 et 52 calibre, avec l’objectif d’atteindre à terme une portée de 83 km. De son coté, le français Nexter développe l’obus de précision Katana visant à atteindre une portée de 50 km avec une précision inférieure à 10 mètres à partir d’un canon de 52 Calibre. Le suédois Bofors et l’américain Raytheon développent, quant à eux, l’obus de précision à poussée additionnée M982 Excalibur, dont la portée devrait atteindre les 70 km pour un tube de 155mm L/52 dans les années à venir. L’Italie, enfin, développe avec l’allemand Diehl, l’obus Volcano, lui aussi donné pour atteindre 50 km avec une précision inférieure à 3 mètres, grâce à un moteur fusée et un guidage GPS.

On remarquera que l’ensemble de ces programmes privilégient la solution des obus à propulsion additionnée et à guidage GPS ou terminal, plutôt que l’augmentation de la longueur du canon comme le programme ERCA. En effet, si les munitions coutent effectivement beaucoup plus cher qu’un obus standard comme l’ERFB (Extended Range, Full Bore) permettant au CAESAR d’atteindre des cibles à 42 km, ils n’engendrent pas d’usure prématurée du tube, aux conséquences rédhibitoires si un conflit devait intervenir et durer. En outre, les tirs à très longue distance, au delà de 50 km, sont relativement rare au combat, puisqu’il est nécessaire de disposer d’informations précises et actualisées sur la position exacte de la cible, mais également d’être en capacité d’évaluer les résultats du tir, ce qui est naturellement d’autant plus difficile que celle-ci se trouve dans la profondeur du dispositif adverse. Enfin, au delà de 60 km, l’utilisation de capacités à longue portée employant des roquettes guidées plutôt que des obus de 155mm se justifie le plus souvent, du fait de la nature de la cible.

Les obus de précision à propulsion additionnée, comme le Volcano italien, peuvent atteindre des cibles au delà de 50 km avec une précision inférieure à 10 mètres. En revanche, ces obus sont beaucoup plus onéreux que les munitions traditionnelles.

En d’autres termes, la plus value escomptée par l’US Army avec le M1299 et le programme ERCA dans son ensemble, risque fort de ne pas contre-balancer les contraintes en matière de conception (en requérant des alliages beaucoup plus complexes à usiner et onéreux à fabriquer), ainsi qu’en terme d’usure prématurée des systèmes, face aux autres alternatives existantes pour atteindre des cibles dans la bande 50-70 km. De fait, il serait probablement plus efficace, aujourd’hui, de s’atteler à étendre la durée de vie opérationnelle des tubes de 52 Calibre, et à developper au besoin des capacités de frappes étendues en s’appuyant sur la munition elle-même, plutôt que d’espérer atteindre des capacités qui semblent hors de portée du savoir-faire métallurgique du moment, surtout lorsque l’on sait qu’à ce jour, les systèmes d’artillerie M109A7 qui constituent l’essentiel des capacités d’artillerie automotrice de l’US Army, restent équipés d’un canon de 39 Calibre dont la portée plafonne à 40 km avec des obus à propulsion additionnée comme le XM1113. Parfois, le mieux est clairement l’ennemie du bien. C’est probablement le cas ici.

La Colombie annonce l’échec du contrat Rafale.. et la commande de canons CAESAR pour 101 m$

M.à.j : Bis Repetita. Quelques heures seulement après avoir annoncé la commande de CAESAR auprès Nexter, les autorités Colombiennes ont fait marche arrière, pour confirmer la commande de 18 systèmes ATMOS de l’israélien Elbit à la place. Selon Bogota, Nexter avait refusé de renoncer à l’augmentation de 12% de ses tarifs vis-à-vis de la cotation initiale, alors que Elbit a accepté de renoncer à cette hausse. Comme le Rafale, le CAESAR était sorti en tête des évaluations menées par les armées colombiennes.

De toute évidence, l’annonce faite par le président Colombien il y a deux semaines concernant une prochaine commande de 16 avions Rafale par Bogota était quelque peu prématurée. En effet, dans une interview donnée à la radio nationale W, le ministre colombien de la défense, Ivan Velasquez, a annoncé que les négociations avec Dassault Aviation, qui portaient initialement sur l’acquisition de 3 à 4 appareils et des services associés pour 678 m$, et qui devaient impérativement intervenir avant la fin de l’année 2022, avaient échoué. Selon les informations filtrées à ce sujet, l’avionneur français aurait refusé de s’engager sur une commande aussi faible, et souhaitait que la commande globale, soit 16 appareils pour 3 Md$, soit négociée d’une traite. Le ministre colombien a ajouté que Saab aurait également rejeté cette offre, alors que l’avion suédois JAS 39 Gripen avait également satisfait aux exigences des forces aériennes colombiennes.

On comprend mieux, dans ce contexte, la discrétion de Dassault, mais également des autorités françaises, après l’annonce du président Colombien du 21 décembre. En effet, l’enveloppe budgétaire autour de laquelle la négociation avait lieu, avait été votée par la précédente mandature, et son extension pour atteindre les 16 appareils et les 3 Md$ requis, n’avait quant à elle pas été avalisée par le Parlement, alors que le nouveau président Gustavo Petro avait annoncé peu de temps après son élection, que le remplacement des Kfir des forces aériennes colombiennes n’était pas sa priorité. De fait, entre un espace de négociation particulier tenu, des délais excessivement courts, et un volume de commande très réduit sans capacité d’engagement, il devenait naturellement très difficile aux négociateurs français et à leurs homologues colombiens de trouver un terrain d’entente.

La Colombie est le 9eme client export du CAESAR de Nexter

Pour autant, le Rafale, et l’industrie de défense française, restent dans la course en Colombie. En atteste l’annonce faite par le ministère de la défense concernant l’acquisition de canons CAESAR 6×6 auprès de Nexter, pour un montant de 101 m$. Le nombre de systèmes commandés par l’Armée Colombienne, ainsi que les services et équipements associés, comme les munitions, n’ont pas encore été divulgués. Le Caesar français avait été évalué par l’armée colombienne dans une compétition qui l’opposait au canon ATMOS de l’israélien Elbit, et le Yavus du turc, deux autres systèmes inspirés du CAESAR associant un canon d’artillerie et un camion. Le type de CAESAR commandé n’est pas non plus spécifié, s’il s’agit du CAESAR classique actuellement en service, ou, ce qui est plus probable, du CAESAR NG en cours de conception dont la production débutera en 2026, et déjà commandé par la France, la Belgique et la Lituanie.

Il faut toutefois rester prudent dans cette annonce, celle-ci n’ayant, à cette heure, pas encore été confirmée coté français. Si elle venait à se confirmer, il s’agirait du 9eme client export du système d’artillerie de Nexter, 4 dans la version actuelle 6×6 (Arabie Saoudite, Indonésie, Maroc et Thaïlande), 2 dans la version 8×8 blindée (Danemark et République Tchèque), et 3 pour la versions 6×6 NG (Belgique, Lituanie et Colombie), alors que l’Ukraine met en oeuvre 18 CAESAR 6×6 livrés par la France en soutien de son effort de guerre contre l’invasion russe. Pour répondre à l’accumulation des nouvelles commandes, alors que plus de 413 unités ont d’ores et déjà été livrées ou commandées (hors Colombie), et que l’Ukraine réclame elle aussi de nouvelles unités sur des délais courts, Nexter a entrepris un important effort pour réduire la durée de construction et d’assemblage du CAESAR, et augmenter ainsi sensiblement ses cadences de production.

Le CAESAR NG dispose d’un moteur plus puissant de 460 cv, d’un système modernisé et d’une cabine au blindage renforcée. Il doit entrer en production en 2026.

Reste que l’échec du contrat Rafale colombien, tout prévisible qu’il fut, est évidement une déception. L’offre française avait emporté la décision en étant jugée par le président Petro comme  » la plus performante en terme budgétaire, d’efficacité et d’opérabilité », et d’ajouter que « Une heure de vol du Rafale coutera 30% moins cher qu’une heure de vol des avions Kfir actuels ». On remarquera à ce titre que l’autorisation donnée par le Conpes, l’organisme d’état en charge de la compétition, portait bien sur l’ensemble du parc, soit 16 appareils, alors que l’autorisation budgétaire effectivement disponible jusqu’au 31 décembre, héritée de la précédente présidence, ne permettait de ne financer que 2 ou 3 appareils, et une partie des systèmes et services connexes. On ignore à ce jour si les conclusions de la Conpes seront prolongées en 2023 pour permettre de poursuivre les négociations avec Dassault, ou si une nouvelle procédure d’évaluation sera entamée, alors que les Kfir Colombiens arrivent en bout de course et devront, dans tous les cas, être remplacés dans les mois et années à venir.

Ces 5 menaces stratégiques faiblement létales vont bouleverser les équilibres militaires mondiaux

Si les menaces stratégiques sont le plus souvent associées à des armes de destruction massive, de nouveaux équipements et nouvelles capacités militaires en redéfinissent la réalité, avec l’émergence de menaces stratégiques faiblement létales.

Le concept de frappe stratégique a émergé lors de la Seconde Guerre mondiale, d’abord au travers du Blitz allemand contre les villes britanniques qui s’est étalé entre la fin de la bataille d’Angleterre proprement dite, en septembre 1940, et mai 1941, lorsque la Luftwaffe fut réorientée vers l’est en prévision du plan Barbarossa.

Il s’agissait, pour les stratèges allemands et notamment pour Herman Goehring commandant la Luftwaffe, de détruire la volonté de résistance des Britanniques eux-mêmes, en frappant non seulement des cibles militaires comme les bases et les usines, mais également les grandes villes du pays, comme Londres, mais également Coventry, Plymouth, Birmingham et Liverpool.

Cette campagne, qui fit 43.000 tués et 90.000 blessés graves dans la population civile, fut un échec, la Luftwaffe ayant perdu presque 900 avions, dont une bonne partie de sa flotte de bombardement, sans atteindre les objectifs visés.

Cet échec ne dissuada cependant pas les Britanniques et les Américains de faire de même, en menant de multiples raids stratégiques de jour (US Army Air Force) et de nuit (Royal Air Force) contre les sites industriels, mais également les villes allemandes, ainsi que certaines villes en zone occupée, faisant plus de 500.000 morts en Allemagne, autant au Japon, avec 100.000 morts en Italie et 67.000 tués en France.

Les bénéfices de cette campagne aérienne stratégique alliée restent encore en débat, même s’ils ont objectivement et significativement érodé les capacités industrielles et les réserves de carburant de l’Axe.

Toutefois, l’explosion des deux bombes de Hiroshima et de Nagasaki en aout 1945, changea la donne, en créant pour la première fois, par la frappe de cibles civiles, un effet stratégique majeur avec la reddition de l’Empire japonais, il est vrai déjà en très mauvaise posture après avoir perdu l’immense majorité de sa flotte et l’arrivée des divisions russes engagées en Europe pour mener l’offensive contre les forces nippones en Mandchourie.

Pour autant, c’est bien l’arme nucléaire qui conditionna le rapport de force mondial depuis cette date, en créant le concept d’arme de destruction massive, capable de détruire simultanément les infrastructures et les populations civiles d’une grande ville, pour atteindre les objectifs politiques visés, plutôt qu’en visant la destruction de l’outil militaire adverse comme durant les 50 siècles d’histoire humaine avant cela.

les menaces stratégiques ont jusqu'ici le plus souvent été associées aux armes nucléaires
Les armes nucléaires ont constitué le pilier de la communication stratégique entre superpuissance depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale

Si la bombe A, puis la bombe à Hydrogène, constituèrent le cœur des capacités stratégiques des plus puissantes nations de la planète, celles-ci développèrent, au fil des années, d’autres capacités dérivées, comme les armes chimiques ou bactériologiques, ou les armes à rayonnement, destinées plus particulièrement à détruire les populations sans détruire les infrastructures.

Ces armes, rassemblées dans l’acronyme NRBC pour Nucléaire, Radiologique, Biologique et Chimique, constituèrent le pivot du rapport de force stratégique durant toute la guerre froide, et même au-delà. Cependant, depuis plusieurs années, voire quelques décennies, une autre catégorie d’armes stratégiques a graduellement fait son apparition.

Contrairement aux précédentes, celles-ci visent non pas à détruire les populations, mais à détruire les infrastructures et les capacités économiques et sociales d’un pays, pour obtenir l’objectif stratégique visé, sans franchir le seuil nucléaire ou assimilé, en entrainant la mort de millions de civils.

Dans cet article, nous étudierons les cinq capacités stratégiques répondant à cette classification, qui pourraient bien changer non seulement le rapport de force dans les années à venir, mais également la logique même de seuil stratégique et de riposte.

1- Les armes à impulsion électromagnétique

De toutes les capacités stratégiques non létales, l’utilisation des armes à impulsion électromagnétique est la plus ancienne. En effet, dès les premières explosions nucléaires en 1945, les conséquences de la puissante impulsion électromagnétique alors générée ont été étudiées d’abord par les Etats-Unis, puis, à partir de 1949, par l’Union Soviétique.

En 1962, les deux superpuissances menèrent presque simultanément des expérimentations en ce sens, avec le projet Starfish Prime américain qui fit détoner une charge nucléaire de 1,44 mégatonne à 400 km d’altitude au-dessus du Pacifique, et le projet 184 soviétique qui fit de même avec des charges moins importantes de 300 kt au-dessus du Kazakhstan.

Dans les deux cas, il s’agissait avant tout alors de neutraliser les capacités militaires de l’adversaire sur un large périmètre en détruisant l’ensemble des circuits électroniques qui faisaient alors leur apparition dans les véhicules, navires et aéronefs militaires.

En revanche, à cette époque, l’utilisation comme alternative des bombes et des missiles nucléaires dans la posture de dissuasion n’était pas même envisagée, la vulnérabilité des infrastructures civiles aux EMP étant jugées trop limitée.

Le réseau électrique représente l’une des cibles les plus évidentes d’une attaque par Impulsion Électromagnétique

La situation n’a guère évolué à ce sujet jusqu’au début des années 2000, et le début de la numérisation globale de l’économie, mais également de l’ensemble de la vie sociale des pays. Dans le même temps, les connaissances autour du phénomène d’impulsion électromagnétique et de ses effets, avaient également largement progressé, de sorte qu’en 2001, le Congrès américain lança une étude de vulnérabilité des Etats-Unis à ce type de menace, avec la création de la United States EMP Commission.

Les premiers retours de cette commission, en 2004 et surtout lors d’une audition au Sénat en 2005, montrèrent que ce type d’arme représentait désormais une menace stratégique pour le pays, non seulement par leur efficacité sur les infrastructures stratégiques comme la grille électrique ou les télécommunications, mais également en détruisant là presque totalité des capacités de transport du pays.

En outre, la commission identifia pas moins de 15 pays, en plus des Etats-Unis, qui menaient des expérimentations dans ce domaine, dont la Corée du Nord, l’Iran, la Russie, la Chine, Cuba, l’Inde, le Pakistan et Cuba.

Reste que le « ticket d’entrée » pour se doter d’une telle capacité stratégique est hors de portée de l’immense majorité des pays. En effet, au-delà des armes à impulsion électromagnétique non nucléaires qui ne disposent pas d’une puissance suffisante pour être qualifiées de stratégiques, il est simultanément nécessaire de disposer d’une capacité balistique avancée à longue portée, ainsi que de têtes nucléaires de forte puissance (dépassant 100 kt) et suffisamment miniaturisées pour prendre place à bord de ces missiles.

En outre, même si les effets destructeurs majeurs de l’arme nucléaire employée dans une telle hypothèse, comme l’onde de choc et le mur de chaleur, sont largement atténués par l’explosion exoatmosphérique, comme les retombées radioactives, les victimes d’une telle arme, comme les passagers des moyens de transport et les malades hospitalisés ou dépendant d’une technologie, pourraient convaincre le pays visé du caractère « nucléaire » et « destruction massive » de l’attaque, et donc entrainer une riposte nucléaire.

Pour autant, la menace est jugée suffisamment importante pour convaincre les autorités japonaises d’enterrer les capacités de commandement et de soutien de cinq de ses districts militaires majeurs, précisément pour résister à une frappe EMP.

2- Les essaims de drones, de la science-fiction aux menaces stratégiques ;

Si l’utilisation des drones armés d’une charge militaire n’est pas apparue lors de la guerre en Ukraine, c’est bien durant celle-ci que, pour la première fois, ceux-ci ont été employés de manière massive et coordonnée pour détruite, dans la durée, les infrastructures civiles de l’adversaire.

Pour cela, les armées russes s’appuient sur le drone iranien Shahed-136, un appareil de conception relativement simple d’une centaine de kilos, capable de transporter sur 2 500 km une charge militaire de 40 kg pour frapper avec une grande précision, grâce à la navigation satellite, sa cible.

Ces drones ont été employés par Moscou, aux côtés de capacités plus traditionnelles comme les missiles de croisière, pour détruire les capacités énergétiques ukrainiennes, dans le but de déclencher un exode massif de la population civile vers l’occident, et d’amener les autorités ukrainiennes à négocier sur des termes défavorables.

Pour l’heure, le volume des frappes russes n’a pas permis d’atteindre de tels objectifs. La résilience de l’opinion publique ukrainienne semble plus forte que jamais, comme ce fut le cas pour les Britanniques pendant le Blitz.

Avec un prix unitaire de seulement 20.000 $, le drone iranien Shahed 136 met la capacité de frappe stratégique à la portée de (presque) toutes les bourses.

Toutefois, le Shahed 136 a une qualité encore sous-exploitée par Moscou, tout du moins sur la scène publique. En effet, sa simplicité permet de le produire rapidement et à faible coût, on parle de 20 000 $ par unité, pour qu’il soit possible, en quelques mois, de produire plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de ces drones pour mener une attaque dévastatrice contre les infrastructures ukrainiennes, et ce sans qu’il soit possible aux capacités anti-aériennes des armées ukrainiennes d’y répondre efficacement.

On peut même penser que les attaques limitées menées par les armées russes ces dernières semaines, à l’aide de ces drones, mais également de missiles de croisière, ont davantage pour objectif de dimensionner la DCA ukrainienne soutenue par les occidentaux, avec exemple la livraison de systèmes anti-aériens lourds comme le Patriot et le Mamba, plutôt qu’à multiplier les défenses légères seules, capables de contenir une attaque saturante massive en préparation.

Puisque les drones, et surtout les drones évoluant en essaim, représentent une menace contre laquelle les systèmes de défense actuels sont inefficaces, étant limités en munition et en capacité de riposte, que pourraient-elles faire face à des groupes de drones capables de rassembler plusieurs centaines de vecteurs ?

Au-delà du cas spécifique en Ukraine, ce type de drones, très économiques, constitue aujourd’hui la capacité stratégique de prédilection pour une réponse du faible au fort, alors qu’il ne faut « que » 10 Md$ pour s’équiper de 500.000 drones, soit une capacité de frappe largement suffisante pour détruire l’ensemble des infrastructures critiques d’un pays comme la France, à une échelle encore inconnue par sa finesse, en éliminant simultanément l’ensemble des transformateurs haute tension, des tours de communication, des échangeurs, ponts et tunnels routiers et ferroviaires, les capacités de guidage et les balises de navigation aérienne, les datacenters et bien d’autres cibles, y compris les sites politiques majeurs.

Si une telle attaque massive ferait nécessairement de nombreuses victimes, cette dimension pourrait largement être modérée en la menant en seconde partie de nuit, lorsque l’activité est la plus faible. En d’autres termes, cette technologie met à disposition d’un pays comme l’Algérie, les moyens de mener une frappe stratégique majeure contre un autre pays, y compris doté de l’arme nucléaire comme la France (exemple donné à des fins d’illustration), sans que Paris puisse s’en prémunir, ni que le seuil nucléaire ne soit franchi.

3- Les attaques Cyber ;

Depuis le début de la numérisation de l’économie, dans les années 80, la menace Cyber a souvent fait les gros titres de l’actualité. De nombreuses attaques réussies, qu’elles aient été menées par des groupes de hackers privés ou par des états, ont, en effet, enflammé l’imaginaire collectif, au point que le cinéma et les séries télévisions en ont fait un des piliers narratifs de ces dernières décennies.

Bien sûr, certaines actions d’éclat, comme la destruction des centrifugeuses iraniennes à l’aide du virus Stuxnet, ou l’attaque cyber d’avril 2007 contre l’Estonie, paralysant les institutions, mais également le système bancaire du pays, attribuée à la Russie en représailles du déplacement d’une statue en bronze représentant des soldats soviétiques, pouvaient inquiéter gouvernants comme opinions publiques.

C’est alors que la plupart des gouvernements entreprit de se doter de capacités de défense dans ce domaine, et d’étudier les scénarios de vulnérabilités critiques pour s’en prémunir.

La menace cyber est identifiée depuis plusieurs décennies, et fait l’objet de moyens importants pour s’en doter comme pour s’en prémunir, de la part de toutes les grandes armées mondiales (ici l’Armée Populaire de Libération chinoise)

De fait, si la menace cyber est incontestablement la plus reconnue des menaces stratégiques non létales, c’est également celle contre laquelle les moyens de défense sont les plus nombreux et les performants aujourd’hui.

Aux Etats-Unis comme en France, et dans l’ensemble des pays membre de l’OTAN, des capacités défensives, mais également offensives, ont ainsi été développées depuis une vingtaine d’années, de sortes à préserver les infrastructures critiques de ce type de menace.

Si, de temps à autre, des déclarations alarmantes émergent dans la presse sur le sujet, il s’agit incontestablement de la menace la mieux prise en compte par les états occidentaux présentée dans cet article.

À ce titre, les effets, que l’on peut qualifier de limités, des attaques cyber menées par la Russie contre l’Ukraine depuis plus d’une année maintenant, démontrent que dans ce domaine, le bouclier tend à pouvoir contenir la lance, tout au moins pour ce qui concerne les infrastructures militaires et stratégiques civiles, désormais raisonnablement protégées.

Reste que la menace évolue très rapidement, et que la moindre faiblesse dans la préparation opérationnelle ou dans la vigilance d’un état, sera très probablement exploitée de manière radicale par un adversaire potentiel, y compris de manière anticipée, avant même qu’un statut de conflit vienne à émerger.

En effet, la guerre cyber est parée d’une autre caractéristique unique dans ce panel, à savoir qu’elle a déjà lieu, y compris parfois entre alliés, et ce, sous le seuil de conflictualité le plus faible, sans qu’il soit, le plus souvent, possible d’en désigner l’origine même lorsque l’attaque elle-même est identifiée.

À ce titre, elle ne constitue pas, à proprement parler, une capacité de frappe stratégique non létale contre les infrastructures civiles de l’adversaire à la demande, comme c’est le cas des EMP ou des drones, par exemple.

Elle peut, en revanche, créer l’opportunité du déclenchement d’hostilité, si une défaillance critique dans le dispositif cyber d’un adversaire potentiel venait à être identifiée, sachant qu’il est très probable que cet atout n’aura qu’une durée de vie efficace réduite.

En outre, comme les drones, le ticket d’entrée pour qu’un État puisse se doter de capacités offensives potentiellement stratégiques dans ce domaine, est relativement bas, les mettant à la portée d’un grand nombre de pays, voire d’organisations criminelles ou terroristes.

4- La neutralisation des satellites

Communication, navigation, surveillance électro-optique et radar, météorologie… La dépendance des forces armées modernes aux satellites est désormais critique, tant ceux-ci interviennent à tous les échelons de la chaine de commandement et de décision.

Toutefois, ces 30 dernières années, cette dépendance a également atteint, progressivement, la sphère civile, au point que la perte des capacités de communication et de navigation offertes par les milliers de satellites civils qui orbitent autour de la terre, aurait des conséquences critiques sur l’économie, mais également les transports et les communications, en particulier pour les pays les plus avancées technologiquement comme ceux appartenant à l’OTAN.

De fait, il peut être tentant pour un adversaire de détruire, ou tout au moins de neutraliser, les capacités satellitaires critiques d’un ou de plusieurs de ses adversaires, de sorte à créer des effets socio-économiques et politiques comparables à ceux liés à une frappe stratégique.

La Russie, mais également les Etats-Unis, la Chine et l’Inde ont fait la démonstration de capacités anti-satellites.

Reste qu’y parvenir est loin d’être aisé, même pour les pays les plus dotés en matière de capacités militaires. Il est possible, par exemple, de détruire les satellites de l’adversaire, solution retenue dans les années 80 pour contrer les capacités satellitaires croissantes de l’adversaire dans le bras de fer permanent que se livraient les Etats-Unis et la Russie.

Pour y parvenir, deux solutions étaient disponibles, toutes deux aussi complexes, à savoir le missile antisatellite, ou ASAT, d’une part, et le satellite tueur de satellite, d’autre part. Des capacités expérimentales ont été développées par Washington et Moscou dans ces domaines à la fin de la Guerre Froide, et d’autres pays, comme la Chine et l’Inde, ont depuis développé des capacités similaires.

Toutefois, cette solution est à double tranchant. En effet, en détruisant un satellite, un vaste champ de débris spatiaux est créé, ces débris pouvant, à leur tour, venir endommager ou détruire d’autres satellites, dans un cercle vicieux théorisé par Donald J. Kessler en 1978, et qui porte désormais le nom de Syndrome de Kessler.

D’autres possibilités offensives pour priver l’adversaire de ses capacités satellitaires existent, comme l’utilisation des capacités cyber pour prendre le contrôle de tout ou partie des systèmes du ou des satellites.

À ce titre, en 2019, le think tank britannique Chatham house avait appelé à considérer que la totalité de la flotte de satellites civils occidentaux était comprise, tant les vulnérabilités de ces systèmes dans ce domaine étaient importantes.

De même, il est possible de brouiller les communications satellites, par exemple, les signaux de géolocalisation, et ce, de manière parfois très discrète, mais très efficace, comme le Spoofing qui consiste à faire dériver le signal, pour que les données de géolocalisation remontées par les récepteurs GPS, GALILEO ou GLONASS, sont inexactes.

Si ces moyens ont d’évidentes applications militaires au-dessus du champ de bataille ou pour, par exemple, priver les drones et les munitions adverses de leurs capacités de navigation par satellite, elles ne peuvent, à elles seules, plonger un pays dans le chaos, tel que visé par une frappe dite stratégique.

Toutefois, employés conjointement à d’autres formes d’attaques, comme des attaques cyber et la destruction des câbles sous-marins, ils peuvent mener à la neutralisation de l’ensemble des moyens de communication d’un pays.

5- La rupture de câbles sous-marins

La vulnérabilité des câbles de communication sous-marins, ceux-là mêmes qui permettent de transporter les données d’internet sur la planète, mais également des pipelines et des gazoducs immergés, avait fait l’objet de nombreuses mises en garde depuis plus d’une dizaine d’années de la part des Etats-majors occidentaux, mais également de nombreux think tank.

Ceux-ci cumulent, en effet, une forte valeur stratégique, et une accessibilité relativement aisée pour qui dispose d’un certain degré de technologies en matière sous-marines. En outre, par leur répartition et leur dimension, ils sont contraignants à protéger, alors qu’il serait très ardu d’établir l’origine d’une attaque sur ces infrastructures de manière certaine.

La destruction des gazoducs Nord Stream 1 et 2 en septembre 2022, a montré toute la justesse de ces prévisions, même si, dans ce cas précis, les conséquences économiques ont été limitées, les deux gazoducs étant à l’arrêt par la guerre en Ukraine.

Les drones sous-marins vont être les piliers de la guerre des cables qui ne manquera pas d’arriver.

Quoi qu’il en soit, les économies mondiales, et en particulier celles des pays les plus développées, qui dépendent tout autant de l’interconnexion numérique que de l’approvisionnement en matière première, reposent en grande partie sur la pérennité de ces infrastructures. Ce qui, naturellement, en fait une cible de choix pour qui veut mener une frappe stratégique non létale contre ces pays.

Pour des marines disposant d’un grand savoir-faire en matière sous-marine, mais également de drones sous-marins, mener une telle offensive serait relativement aisé, et peu risqué, puisque comme dans le cas des gazoducs nord stream, l’origine de l’attaque serait très complexe à établir.

En outre, contrairement à des frappes par drones ou par EMP, les pertes humaines consécutives à de telles attaques seraient minimes dans la population. Il serait alors presque impossible, pour un état, de justifier du franchissement du seuil nucléaire sur la base de telles attaques.

Dans ce domaine, l’évolution viendra, du point de vue offensif comme défensif, des avancées technologiques enregistrées dans le domaine des drones sous-marins. Ceux-ci seront, en effet, capables de naviguer de plus en plus précisément sous les océans, de sorte à venir reconnaitre, voire détruire ces infrastructures sous-marines, ou, à l’inverse, pour les surveiller et le cas échéant, les protéger d’une éventuelle attaque.

Si, aujourd’hui encore, très peu de pays peuvent effectivement venir menacer ces infrastructures sous-marines, il est fort probable que dans les années à venir, le ticket d’entrée dans ce domaine ira à la baisse. Cela permettra la multiplication des systèmes offensifs et défensifs sous-marins sur la planète, faisant de la guerre des câbles un enjeu stratégique majeur des prochaines crises internationales.

Conclusion

On le voit ces dernières années, par l’évolution technologique tant des armements que de l’économie, de nombreuses formes de frappes stratégiques ne reposant pas sur les capacités, traditionnelles et massivement létales, comme les armes nucléaires, radiologiques, biologiques ou chimiques, sont apparues.

Certaines d’entre elles tendent à préserver la hiérarchie technologique militaire mondiale existante par leurs prix ou de leurs prérequis technologiques, alors que d’autres, comme les drones et le Cyber, tendent à niveler cette hiérarchie par le bas. Ils permettent ainsi à des pays privés, technologiquement ou politiquement, de ces capacités stratégiques traditionnelles, de se doter de nouveaux systèmes d’armes susceptibles, eux aussi, d’atteindre les mêmes effets que ces armes de destruction massive.

La communication stratégique traditionnelle, établie à partir des démonstrations de force et des essais d’armes nucléaires, pourrait bien rapidement évoluer avec l’apparition de ces nouvelles capacités de frappe stratégique faiblement létales.

On peut s’attendre, dès lors, à ce que la hiérarchie militaire héritée de la guerre froide et auparavant de la Seconde Guerre mondiale, soit appelée à évoluer sensiblement dans les années à venir, aiguillonnée en cela par la radicalisation de certaines superpuissances comme la Russie, prompt à diffuser certaines technologies critiques pour renforcer sa position internationale.

Conséquemment, il est également probable que le franchissement du seuil stratégique soit beaucoup plus aisé dans l’esprit des stratèges, mais surtout des dirigeants politiques qui les commandent, qui se persuaderaient alors de demeurer sous le seuil nucléaire stratégique tout en ayant franchi le seuil stratégique politique.

Dès lors, loin d’être une nouvelle encourageante, car à moins forte létalité potentielle, l’arrivée de ces nouvelles capacités stratégiques faiblement létales, pourrait au contraire accroitre considérablement l’insécurité mondiale taillée dans le marbre de la dissuasion nucléaire depuis 1945.