La planification à moyen et long terme de l’US Navy a été, ces 15 dernières années, un sujet pour le moins chaotique, avec la présentation de nombreux plans contradictoires selon que la Maison Blanche et le Congrès privilégiaient les économies budgétaires ou la reconstruction militaire. Ces hésitations et retours en arrière successifs, ainsi que des programmes hasardeux et excessivement onéreux comme LCS et les destroyers Zumwalt, ont entrainé une situation désormais difficile, alors que les capacités budgétaires et industrielles peineront à absorber en temps voulu le retrait planifié des nombreux bâtiments et aéronefs ayant atteint leurs limite d’âge. Au delà des arbitrages annuels complexes qui donnent, chaque année, lieu à un féroce bras de fer entre l’US Navy et le Congrès, notamment au sujet du retrait des navires inefficaces comme les corvettes LCS, le commandement de la Marine américaine devait proposer un nouveau plan pluriannuel pour le dimensionnement de la flotte. Ce qu’il fit en en Avril 2022. Mais plutôt que de proposer un unique plan qui donnerait lieu à un nouveau bras de fer avec le Congrès, entre les partisans d’une flotte massive et ceux d’investissements plus réduits, le Chef des Opérations Navals, l’amiral Gilday, opta pour une stratégie originale dans ce contexte.
En effet, l’US Navy présenta non pas 1 mais 3 options de planification, de sorte à permettre aux sénateurs et représentants américains de se projeter à moyen terme dans la réalité du devenir de la puissance navale américaine face aux investissements consentis. Ainsi, la troisième option, la plus ambitieuse, proposait de faire croitre les investissements consacrés à la construction navale de 4 Md$ par an, permettant d’atteindre en 2045, un format de 11 porte-avions nucléaires, 80 destroyers, 49 frégates et LCS, de 59 sous-marins nucléaires d’attaque, 59 navires amphibies, 50 navires logistiques et de 42 navires de soutiens, soit 363 navires. Les deux autres hypothèses, moins onéreuses, privilégiaient alternativement la flotte de surface ou la flotte sous-marine au détriment de l’autre, de sorte à n’atteindre que 332 navires en 2045. Toutefois, et comme nous l’avions écrit en avril, l’architecture des propositions faites au Congrès, semblaient s’appuyer sur une stratégie marketing bien connue, l’effet de domination asymétrique.

Ainsi présentée, en effet, les parlementaires américains devaient faire face non pas aux bénéfices liés à l’investissement, mais aux renoncements qu’engendreraient le choix d’une des deux premières hypothèses, soit dans le domaine de la flotte de surface, soit dans celui de la flotte sous-marine, faisant du surcout de la troisième hypothèse, par ailleurs plus ambitieuse que la simple synthèse des deux premiers scénarios, un cout acceptable à la vue des renoncements évités. De fait, la stratégie du CNO semblait bien reposer sur un pari audacieux basé sur une théorie marketing, davantage conçue pour vendre des voitures, téléviseurs et des montres, que pour présider à la destinée de la première force navale mondiale. Pour autant, ce pari a, de toute évidence, été couronné de succès, de l’avis même de l’Amiral Gilday.
En effet, à l’occasion du symposium annuel de la Surface Navy Association, celui-ci a donné des précisions sur la manière dont les parlementaires américains se sont emparés de ce dossier, et de sa structure non conventionnelle. Selon le CNO, ces derniers ont été « très déterminés dans leurs ambitions en matière de construction navale. Et ils ont été très clairs dans l’expression de leurs attentes ». Et de fait, le budget 2023 pour les armées US voté il y a quelques jours, intègre une augmentation de 4 Md$ des crédits consacrés à la construction navale, soit le montant attendu pour répondre à la trajectoire de la troisième hypothèse. En outre, les capacités de production de l’industrie navale militaire américaine ont fait l’objet d’une attention très particulière des sénateurs et représentants lors des entretiens autour de ce budget, et d’ambitieuses décisions ont été prises pour accroitre celles-ci, tant en matière de navires de surface que de sous-marins.

Reste que la dimension budgétaire ne constitue qu’un des volets critiques de l’ambitieux plan présenté par l’amiral Michael Gilday. En effet, et comme il l’a à plusieurs reprises répété, lui comme le Secrétaire à la Navy Carlos des Toro, le plus grand enjeux pour l’US Navy est de parvenir à transformer l’industrie navale américaine, tant pour accroitre les capacités de production que pour réduire les délais de construction ou de maintenance des bâtiments, des sujets qui, aujourd’hui, handicapent considérablement l’efficacité à la Mer des forces navales américaines. D’ailleurs, les parlementaires américains n’ont pas signé un chèque en blanc à la Marine américaine dans le cadre du budget 2023, en liant la poursuite de l’effort budgétaire pour la construction navale à d’importants progrès dans ces domaines, et ce dès cette année.
L’efficacité de la stratégie employée par le CNO pour amener le Congrès à soutenir les investissements souhaités, pourrait donner des idées à d’autres armées. Malheureusement, celle-ci ne peut fonctionner que dans le cas d’une discussion relativement ouverte autour de la planification défense des instances politiques, et notamment du parlement, mais également d’un intérêt important de l’opinion publique pour ces sujets, de sorte à faire pression sur les décisions prises. Or, en Europe, les décisions autours des questions de défense suscitent le plus souvent moins d’intérêt de la part de l’opinion ou des médias, et sont parfois, comme c’est le cas en France, prises principalement par l’exécutif en dehors de tout débat, alors que le parlement comme les chefs d’état-major n’ont souvent qu’un rôle mineur ou bien moindre qu’aux Etats-Unis sur ces questions. Ceci expliquent probablement, en partie, l’état des forces armées européennes aujourd’hui.

















