Le 9 juillet 1995 entrait en service l’USS Port Royal, dernier croiseur de la classe Ticonderoga à rejoindre l’US Navy, mais également dernier croiseur produit en occident, ou tout au moins désigné comme tel. À l’échelle de la planète, il n’aura été suivi que par le croiseur de bataille nucléaire russe Piotr Veliki (Pierre le Grand), 3ᵉ et dernière unité de la classe Kirov à avoir rejoint la Marine Russe en 1998 après 15 années de construction et que les trois dernières unités aient été annulées suite à l’effondrement du bloc soviétique.
Suite à cela, aucune des grandes marines mondiales n’a produit de croiseur, jusqu’à l’entrée en service en 2008 du premier des 3 destroyers lourds sud-coréens de la classe Sejong le Grand et ses 128 silos verticaux pour un déplacement de 10.000 tonnes et 166 mètres de long. Il faudra encore attendre plus de 10 ans pour qu’une seconde classe de destroyers lourds, le Type 055 chinois de 12.000 tonnes, 180 mètres et 112 VLS, n’entre en service.
Depuis, plusieurs Marine, dont l’US Navy avec le programme DDG(x), l’Italie avec le programme DDx, ou encore la Russie avec la classe Lider, ont annoncé le lancement de programme visant à se doter de destroyers lourds ou de croiseurs. Reste à déterminer les raisons de ces changements de paradigmes amenant au regain d’intérêt des grandes marines mondiales vis-à-vis du croiseur, après qu’il fut mal-aimé pendant près de 30 années.
Qu’est-ce qu’un croiseur ?
Pour répondre à cette question, il convient de commencer par définir ce qu’est un croiseur. Plusieurs définitions existent, basées par exemple sur le tonnage du navire ou sa puissance de feu. Mais la plus pertinente n’est autre que celle permettant de classifier les unités de surface combattantes en fonction de leur mission principale structurant leur conception.
Ainsi, les frégates seraient des escorteurs spécialisés et les destroyers, plus lourds, des escorteurs polyvalents. Dans cette nomenclature, le croiseur se distingue du destroyer par le fait qu’il n’est pas un escorteur destiné à protéger un navire majeur comme un porte-avions ou un grand navire amphibie, mais qu’il représente à lui seul un navire majeur capable, comme c’est le cas du porte-avions, de contrôler un théâtre et disposant pour cela de tous les moyens pour frapper des cibles aériennes, navales ou terrestres.
Bien évidemment, un croiseur peut agir au profit d’un autre capital ship, comme c’était la mission des Ticonderoga américains, mais il est surtout en mesure de contrôler une force navale propre afin de créer un effet opérationnel et politique majeur.

Dès lors, sur la base de cette définition, il apparait clairement que les Type 055 chinois, comme les Sejong le Grand sud-coréens, répondent bien davantage à la classification de croiseur que de destroyer.
Ceci est confirmé par le format de déploiement fréquemment constaté de ces navires alors qu’ils constituent souvent le Capital Ship d’une flottille composée d’escorteurs, frégates ou destroyers, et de navires logistiques, de sorte à être capables de mener leurs missions premières, qu’elles soient anti-navires, de frappe vers la terre ou de protection anti-balistique et antiaérienne.
Il en ira de même des futurs DDGx et DDx de l’US Navy et de la Marina Militare, ou des trois nouveaux croiseurs russes dont la construction a été annoncée par Vladimir Poutine il y a quelques semaines, et qui seront probablement dérivés du modèle Lider à propulsion nucléaire présenté sur les salons russes depuis des années. Et si la rumeur concernant le développement de super-destroyers pour la Bundesmarine reste très incertaine, il n’en demeure pas moins vrai que, désormais, les croiseurs ont, à nouveau, les faveurs des amirautés.
Sejong le Grand, DDGx, Type 055 .. : Pourquoi le croiseur revient-il sur le devant de la scène des marines mondiales ?
Ce retour en grâce du croiseur résulte de l’évolution ou de l’apparition de nombreux facteurs concomitants. Le premier d’entre eux n’est autre que l’arrivée de munitions de frappe vers la terre, comme le missile de croisière, mais également le missile balistique et le drone de type munition rôdeuse, désormais disponibles dans de nombreux pays.
Au début des années 90, seuls deux pays disposaient de cette technologie, les États-Unis et la Russie, alors qu’aujourd’hui, la Chine, la Corée du Sud, la Turquie, l’Inde ou encore l’Europe, avec le MdCN français, s’en sont dotées en propre. Ces missiles permettent de frapper des cibles terrestres à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de kilomètres de distance pour certains, et disposent d’une importante capacité de destruction et d’une grande précision.
Et si un destroyer ou une frégate peuvent mettre en œuvre entre 16 et 32 de ces missiles, un croiseur peut, quant à lui, en accueillir 48 et plus, de sorte à obtenir un effet de saturation contribuant au succès des frappes.

La vulnérabilité des grandes unités navales, notamment des porte-avions et grands navires amphibies, est un second facteur favorisant le retour du croiseur. Par sa conception, le croiseur est tout à la fois moins exposé qu’un grand navire aéronaval, mais également plus résistant à d’éventuels dégâts, et surtout dispose d’une puissance de feu défensive largement supérieure pour contrer des attaques massives ou saturantes.
Ainsi, un unique Sejong le Grand met en œuvre 10 systèmes VLS Mk41, soit 80 silos verticaux pouvant accueillir chacun un missile surface-air à longue portée SM-2ER, un missile anti-balistique SM-3 ou SM-6, ou 4 missiles surface-air à moyenne portée ESSM, alors que ses 6 systèmes K-VLS lui permettant de mettre en œuvre 48 missiles de croisière Hyunmoo III, soit une puissance de feu équivalente à celle de quatre frégates lourdes comme les FREMM Aquitaine ou Alsace.
Par ailleurs, les nouvelles avancées enregistrées ces dernières années en matière d’artillerie navale, notamment depuis l’arrivée d’obus à propulsion additionnée et guidage GPS ou Laser, tendent à étendre encore davantage la puissance de feu d’un croiseur capable d’emporter plusieurs pièces lourdes ou moyennes pour densifier sa puissance de feu anti-aérienne comme anti-navire et vers la terre.
La question de la puissance énergétique des unités de surface combattantes
La taille et surtout la puissance énergétique des croiseurs constitueront également des atouts de taille dans les années à venir, avec l’arrivée de systèmes informatiques et de détection de plus en plus gourmands en énergie, et surtout des nouvelles armes à énergie dirigée comme le Laser à haute énergie, le canon à micro-onde directionnel ou encore le canon électrique, ou Rail Gun.
La plupart de ces technologies sont encore en cours de développement, mais leur entrée en service massive interviendra au cours de cette décennie, alors qu’elles imposent toutes deux contraintes majeures : une forte puissance électrique disponible d’une part, ainsi que de l’espace disponible pour les installer sur les navires d’autre part.
À ce titre, si les croiseurs ou destroyers lourds actuellement en service (en dehors des Kirov à propulsion nucléaire), utilisent encore une architecture énergétique classique avec un groupe propulsif et des générateurs électriques indépendants, les futurs destroyers lourds américains et italiens s’appuieront, comme c’est déjà le cas de certains destroyers comme les Type 45 britanniques, sur une propulsion électrique intégrée basée sur un groupe énergétique unique produisant la puissance électrique employée par l’ensemble des systèmes du navire, y compris la propulsion.
Cette architecture énergétique, par ailleurs similaire à celle mise en œuvre par les navires à propulsion nucléaire, offre nativement une grande souplesse d’évolution, notamment pour les systèmes très énergivores comme les armes à énergie dirigée.

Les atouts uniques du croiseur face à la frégate ou au destroyer
Le dernier des atouts du croiseur est économique et organisationnel, et il est de taille. En effet, le cout du développement et de construction d’un croiseur est sensiblement le même que celui d’un destroyer ou d’une frégate, une fois ramené à la puissance de feu disponible, et notamment au nombre de missiles et silos.
En revanche, un croiseur ayant la puissance de feu de trois frégates, n’aura besoin que d’un équipage équivalent à ceux de deux frégates, et probablement moins dans les années à venir grâce à l’automatisation grandissante des systèmes.
En outre, le navire est plus facilement ravitaillé, que ce soit à la mer ou en ports, qu’une flottille de frégates. Ces critères sont désormais des plus critiques, en particulier en occident, alors que toutes les marines, comme l’ensemble des forces armées professionnelles, rencontrent de grandes difficultés pour maintenir leurs effectifs.
Dans le même temps, le cout d’un croiseur est sans commune mesure avec celui d’un porte-aéronefs et de ce groupe aérien embarqué, qui requiert à la fois des investissements initiaux bien plus importants, mais également des effectifs sans comparaison avec l’unique équipage d’un croiseur.
Des contraintes et faiblesses faisant du croiseur un navire à part
Reste qu’en dépit de ses nombreux atouts, le croiseur n’en est pas moins dépourvu de certaines faiblesses ou limitations. Ainsi, en dehors de l’utilisation de son aviation embarquée (hélicoptères ou drones) et d’éventuels drones navals ou sous-marins, le croiseur n’est pas adapté pour les missions de lutte anti-sous-marine, raison pour laquelle, d’ailleurs, les Type 055 chinois sont toujours accompagnés d’une frégate anti-sous-marine Type 054A plus compacte et bien plus performante pour cette mission.
En outre, et contrairement au porte-avions capable de soutenir une activité opérationnelle intensive dans la durée, le croiseur dispose d’une très importante puissance de feu immédiate, lui conférant de fait un potentiel dissuasif important, mais il perd toute utilité une fois ses munitions tirées, tout au moins jusqu’à ce que nouveaux systèmes, comme le Rail Gun, soient fiabilisés et déployés.
Enfin, un unique croiseur ne pourra jamais contrôler la même surface navale et aérienne que trois frégates pouvant être déployées, et ne permet pas, par nature, de gradation ou de répartition de l’effort.
De fait, on comprend que le croiseur présente aujourd’hui de nombreux attraits, en particulier pour les Marines visant une forte répartition géographique, ainsi que pour celles qui font face à des contraintes importantes en matière de ressources humaines, mais qui disposent de ressources budgétaires importantes.
Plus rapide et moins onéreux à produire et à armer qu’un porte-avions ou qu’un grand navire amphibie, moins gourmand en ressources humaines, et plus dissuasif que des destroyers ou frégates, il répond à de nombreux besoins spécifiques, et il est dès lors logique que de nombreuses marines majeures ou moyennes entendent s’en doter dans les années à venir, qu’elles les classifient comme croiseur, destroyer ou frégate. Enfin, l’arrivée prochaine des armes à énergie dirigée, et la démocratisation de la propulsion électrique intégrée, tendront très probablement à accroitre le phénomène.




















