En avril dernier, les forces armées russes avaient déployé en deux mois de temps plus de 100.000 hommes le long des frontières ukrainiennes, créant d’importantes tensions régionales. Mais en l’absence de certaines observations, comme l’assemblage massif de Battalion Tactique Inter-armes, le format de combat des unités russes comparable aux Groupement tactique Inter-armes français, de stocks suffisants de munitions et de carburant, du pré-positionement de forces de soutien comme les hôpitaux de campagne, cette démonstration de force ne permit pas au Kremlin de convaincre les occidentaux de la réalité de la menace. Pour autant, ce déploiement de forces n’engendra pas de modifications sensibles des postures défensives en Europe et au sein de l’OTAN, ces derniers estimants encore que si la Russie pouvait s’engager dans ce type de manoeuvre, elle ne pouvait pas assembler et mettre en oeuvre une force de combat significative dans la durée pour, par exemple, s’emparer de territoires importants.
Il ne fallut que 6 mois aux Armées russes pour démontrer aux planificateurs européens toute l’étendue de leur erreur. Alors que de novembre à décembre 2021, les armées russes déployèrent une force armée sensiblement similaire à celle déployée au Printemps, elles entreprirent, à partir de début janvier, de considérablement renforcer leur propre dispositif, qualitativement comme quantitativement. Aujourd’hui, selon les renseignements US transmis à l’OSCE, ce sont entre 170.000 et 190.000 militaires russes qui sont déployés le long des frontières ukrainiennes, formant 115 à 120 Bataillions Tactique Interarmes alignant au moins 1.200 chars de combat, appuyés de quelques 500 avions de combat, 50 bombardiers et 40 navires de guerre naviguant en Mer Noire, et protégés par pas moins de 35 des 50 brigades anti-aériennes de l’arsenal russe. En outre, l’ensemble des forces de soutien et d’exploitation sont en place, comme les unités de franchissement, les unités de forces spéciales, et les unités médicales avancées.

De fait, si en début de crise en novembre 2021, une majorité des experts les plus reconnus sur la scène publique restaient prudents et circonspects quant aux objectifs réels du Kremlin, ils se sont très majoritairement rangés derrière l’hypothèse d’une offensive militaire contre l’Ukraine dépassant largement les seules frontières du Donbass, avec des similitudes de plus en plus marquées avec le déroulé des événements ayant précédés la guerre russo-georgienne de 2008. Pour autant, quelle que soit la conclusion de cette crise, le déploiement de force russe réalisé par le Kremlin aura très profondément changé l’ensemble des paradigmes sécuritaires en Europe mais également dans le Monde, appelant européens comme américains à réviser radicalement leurs doctrines militaires et leur propre planification défense.
La doctrine militaire française prévoit en effet d’être en mesure de déployer, sous 6 mois de délais, un Corps d’Armée de 60.000 militaires, mais dont seulement 20.000 hommes, une division, serait effectivement fournie par les armées françaises. Si cette doctrine permettait de répondre à l’émergence de crises typiques de la période post guerre-froide, elle présente d’importantes déficiences pour répondre au défi russe, notamment en terme de délais, puisqu’il ne fallut que 3 mois à la Russie pour déployer une puissance militaire homogène de 190.000 hommes, et de volume, les armées françaises n’étant capables de mettre en ligne que 10% des effectifs russes, alors que la population française n’est que de moitié inférieure à celle de la Russie, qui plus est avec une démographie bien plus favorable, et que la France est 30% plus riche que son voisin slave. En matière de chars de combat, Moscou a déployé le long des frontières ukrainiennes 1.200 chars de combat, soit 6 fois le nombre théorique de chars en service au sein de l’Armée de terre.

La situation n’est guère meilleure dans le domaine du soutien, les armées russes ayant déployé le long des frontières ukrainiennes une force aérienne de chasse deux fois plus importante que l’ensemble de la flotte de chasse théorique française, et plus de navires de combat armés que n’en dispose la Marine nationale, pour la seule crise actuelle. Quand à la puissance anti-aérienne déployée par Moscou autour de l’Ukraine, elle est à elle seule 7 fois plus importante et dense que l’ensemble des systèmes anti-aériens en service dans les armées de l’UE et de l’OTAN déployés en Europe aujourd’hui. En d’autres termes, non seulement les armées françaises, à données macro-économiques comparables entre pays, sont incroyablement sous-dimensionnées face aux capacités de mobilisation de l’Armée russe, mais elles répondent à des objectifs et des délais n’étant plus en adéquation avec la réalité du théâtre européen. Sachant que les Armées françaises représentent aujourd’hui incontestablement la puissance militaire occidentale la plus opérationnelle du vieux continent, on comprend l’ampleur du défi posé par la fulgurance du déploiement russe.
Au delà du seul cas de la France, ce déploiement de force signale également à l’OTAN que ses propres paradigmes sont loi d’être suffisants pour contenir la seule menace conventionnelle russe aujourd’hui, et ce d’autant que, comme développé dans un article publié la semaine dernière, celles-ci auront une puissance militaire surmultipliée d’ici 2030, soit un battement de cil à l’échelle de la programmation militaire. Ainsi, si effectivement à l’échelle tactique, le rapport de force offensif se doit d’être 3 fois supérieur à celui du défenseur pour surpasser l’avantage défensif, l’équilibre des forces est largement préférable pour garantir une réelle posture défensive à l’échelon stratégique. En d’autres termes, pour répondre aux capacités de mobilisation actuelles des armées Russes, l’OTAN devrait être en mesure de mobiliser et déployer une force armée de 200.000 hommes et plus de 1.200 chars de combat en 3 mois de temps, 5 fois ses objectifs actuels.

La situation est d’autant plus critique que le déploiement de force en Europe et l’assemblage de forces opérationnelles multinationales nécessitent des délais bien plus importants pour l’OTAN que pour la Russie, cette dernière s’appuyant sur un réseau ferré nationale bien maitrisé et des forces habituées à collaborer ensemble, en particulier depuis la reprise en main de Sergei Choïghou et A. Gerazimov en 2012 et les très nombreux exercices et inspections menés par les deux hommes depuis cette date. En outre, il semble de plus en plus hypothétique de s’appuyer dans la planification de l’OTAN sur d’éventuels renforts massifs venus des Etats-Unis et du Canada, en particulier sur des délais courts, alors que la montée en puissance chinoise concentrera l’essentiel des moyens américains dans les années à venir.
Il semble donc désormais indispensable, en France comme partout en Europe, et de manière collective au sein de l’Union européenne comme de l’OTAN, de procéder à une ré-évaluation radicale des objectifs, doctrines et de la planification défense, afin d’être en mesure de répondre à l’équilibre, et non à minima, à la réalité de la menace que font désormais peser les armées russes en Europe, et qui ne cessera pas d’augmenter dans les années à venir. En France, cela doit passer par la rédaction, dans les plus brefs délais une fois l’élection présidentielle passée, d’un nouveau Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité Nationale révisant en profondeur les objectifs confiés aux Armées, ainsi que les nouveaux formats et moyens dont elles devront disposer pour y parvenir. De part sa dissuasion nucléaire, et la campagne de tirs de missiles ICBM, SLBM, tactiques balistiques, croisière et hypersoniques menée par la Russie ce samedi montre qu’elle continue de jouer un rôle déterminant, son siège de Membre Permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unis, et son histoire récente, la France est en effet légitime pour ouvrir la voie aux européens dans ce domaine, et d’une certaine manière, montrer l’exemple par des actes et non des discours.


















