Il fallait s’y attendre. L’Allemagne, par la voix d’Olaf Scholz, a enterré les espoirs de pays comme la Pologne, les Pays Baltes ainsi que la France, au sujet de leur proposition pour la création d’un fonds européen destiné à l’acquisition des équipements de défense, pour faire face à l’évolution de la menace russe.
À l’occasion d’une conférence de presse à la sortie du conseil européen, le Chancelier allemand s’est fait le porte-parole des frugaux, qui rassemblent notamment les Pays-Bas, en s’opposant à ce que les fonds européens soient employés, en matière de défense, en dehors des outils déjà existants pour financer, exclusivement, les programmes industriels communs et la Recherche et de Développement technologique.
Si le rejet de la mutualisation de la dette est une position revendiquée de longue date par Olaf Scholz, et plus généralement, par l’Allemagne, non sans raison, il semble cependant qu’ici, un calcul plus politique que budgétaire, soit à l’œuvre pour Berlin qui, de son côté, s’est engagé dans une hausse historique de ses investissements de défense ces deux dernières années.
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Olaf Scholz refuse que le réarmement en Europe soit partiellement financé par de la dette mutualisée
Les déclarations faites par Olaf Scholz, forment une réponse unique à deux initiatives annoncées récemment. D’abord, au début du mois de mars, par la France, la Pologne et l’Estonie, avaient conjointement formulé une demande à la Commission Européenne, pour que la stratégie industrielle de défense européenne (EDIS) puisse être appuyée directement par des financements européens, ce qui aurait permis de financer, sur des fonds européens, certains programmes d’équipements de défense jouant un rôle stratégique au niveau de l’Union européenne.
Beaucoup plus récemment, il y a quelques jours, Varsovie associée à Tallinn, Riga et Vilnius, ont demandé à l’Union européenne de participer au financement des infrastructures de défense quoi doivent être déployées par ces pays le long des frontières russes et biélorusses, pour prévenir, autant que possible, une incursion ou une offensive russe, en particulier dans le, désormais bien connu, Corridor de Suwalki qui sépare Kaliningrad de la Biélorussie.
Dans les deux cas, il s’agissait, pour ces pays, et plus globalement, pour beaucoup de pays d’Europe de l’Est et du Sud, de mettre en place une stratégie proche de celle appliquée lors de la crise Covid, pour absorber conjointement le choc budgétaire des politiques de relance nationales.
La réponse d’Olaf Scholz, sans surprise, a été un « non », ferme et définitif. Plus question, pour le chef d’État allemand, de recréer une dette mutualisée pour financer, cette fois, l’effort de modernisation des armées pour faire face à l’évolution de la menace.
Berlin parie sur ses capacités de financement pour s’imposer dans la défense européenne
L’opposition allemande, et plus largement des pays qualifiés de frugaux, comme l’Autriche, les Pays-Bas ou les pays scandinaves, à la création d’un nouveau fonds d’investissement européen alimenté par une dette mutualisée, n’est pas surprenante, en particulier pour ce qui concerne les questions de défense.

En effet, si le fonds de relance Covid permettait d’assurer la stabilité économique à court terme de l’UE, et avec elle, garantir la stabilité de l’ensemble des états les constituant, la mutualisation de la dette défense aurait des effets économiques bien plus incertains pour Berlin et Stockholm, et presque inexistants pour La Haye ou Vienne.
Il s’agirait donc d’une perte sèche, du point de vue budgétaire, pour ces pays, par ailleurs attachés aux équilibres budgétaires. Ce d’autant que pour Berlin comme pour La Haye, la garantie sécuritaire européenne n’est ni donné par les pays d’Europe de l’Est, ni par la France, mais par les États-Unis, et les États-Unis seulement.
De fait, du point de vue allemand, il n’y a aucun intérêt à s’attacher à la création d’un fonds européen d’équipements de défense. Surtout que, dans le même temps, Berlin s’est engagé dans un effort sans précédent pour moderniser et étendre ses armées, profitant, pour cela, de ses finances publiques bien plus seines que la France, par exemple.
Rappelons que le budget de la défense allemand s’est envolé ces deux dernières années, passant de 53 Md€ en 2022 à 67,8 Md€ en 2023 (+8,7 Md€), puis 90,6 Md€ en 2024 (+22,8 Md€), soit une hausse de 55,4 %, et 31,5 Md€, en deux ans seulement.
Cet effort pourrait encore s’accroitre dans les années à venir, en particulier avec les projets avancés par Boris Pistorius, prévoyant notamment le déploiement permanent d’une brigade blindée allemande en Lituanie, ou la recréation d’un service militaire de 6 mois, probablement en s’inspirant du modèle de conscription choisie emprunté aux pays scandinaves.
Le fait est, selon Christian Lindner, le ministre des Finances allemands, si le niveau de la dette souveraine allemande parvenait à baisser sous le seuil des 60 % (63 % en 2023), l’Allemagne pourrait libérer jusqu’à 9 000 Md€ pour ses dépenses de défense d’ici à 2028.
Comme le ministre le reconnait lui-même, il s’agit là d’un plafond, plus destiné à la motivation qu’à un objectif factuel. Toutefois, tout indique que la classe politique allemande fait aujourd’hui bloc pour augmenter les dépenses de défense nationale, les capacités de la Bundeswehr, et les performances de l’industrie nationale de défense, en s’appuyant sur la bonne santé financière du pays.
L’Allemagne veut rester le pivot européen de la défense aux yeux de Washington
L’objectif de Berlin, pour s’engager dans un tel effort, est double. En premier lieu, il s’agit de conforter la position de leader économique au sein de l’Union européenne du pays, par une position de leader en matière de défense, au profit du rôle de pilote de la politique européenne, tout en profitant des investissements consentis pour amener l’industrie de Defense allemande sur le podium mondial.
Dans le même temps, les autorités allemandes anticipent un possible retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, pour être en position de négocier avec le nouveau président allemand, en anticipant ses exigences en matière de dépense de défense, et ainsi, rester l’interlocuteur principal de Washington en Europe.
Ce faisant, la chancellerie anticipe probablement les éventuelles menaces de déséquilibres des dépenses de défense, qui pourraient être proférées par D. Trump s’il venait à gagner les élections, et les menaces de rétorsion sur les exportations de voitures allemandes aux États-Unis, que l’on sait un argument très efficace pour convaincre l’exécutif allemand, par ailleurs déjà employé par Trump en 2017 face à Angela Merkel.
Cette stratégie est notamment mise en évidence dans la ventilation de l’effort de défense allemand. En 2024, Berlin va, en effet, dépenser 26 Md€ en acquisition d’équipement de défense, 10 Md€ de plus que la France, par exemple. Sur ces 26 Md€, près de la moitié est fléchée vers des achats d’équipements de facture allemande, l’autre moitié étant presque entièrement destinée à financer des matériels américains ou israéliens, alors qu’une part réduite s’oriente vers des équipements de conception européenne.
On retrouve également cette articulation dans l’initiative European Sky Shield, l’un des premiers piliers visibles de la stratégie allemande en matière de défense en Europe, s’appuyant sur le système IRIS-T SLM allemand, comme capacité structurante, épaulée par des Patriot américains pour l’interception à moyenne et longue portée, et par le système Arrow-3 américano-israélien, acquis exclusivement par l’Allemagne pour former un bouclier antimissile balistique européen.
La France, les pays d’Europe de l’Est et du Sud sans solution pour financer la modernisation des armées ?
On le comprend, l’opposition d’Olaf Scholz à la création d’un fonds européen destiné à financer l’achat d’équipements de défense en Europe, n’a rien de surprenant. Non seulement correspond-elle à la posture traditionnelle d’un pays ayant pris soin de ne pas laisser filer ses dépenses publiques ces 30 dernières années, mais elle s’opposerait à la stratégie allemande visant à faire de la défense un second pilier pour renforcer sa position dominante au sein de l’Union européenne.
Dans le même temps, elle permet à Berlin d’anticiper, avec sérénité, un possible retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, en apparaissant comme « le bon élève » européen, aux yeux de l’éventuel nouveau président.
Cette décision ne fait cependant pas les affaires de Varsovie, Paris ou de l’ensemble des pays d’Europe de l’Est, la France parce qu’elle s’est enfermée dans une situation budgétaire la privant de toute voix au chapitre, les pays d’Europe de l’Est, car n’ayant pas les moyens budgétaires suffisants pour construire l’outil militaire qu’ils sont en mesure de mettre en œuvre, face à la menace russe.
Ce d’autant que Paris comme Varsovie, Tallinn, mais aussi Prague, Bratislava et Helsinki, ont tous été épinglés par Bruxelles pour une procédure en déficit excessif, en grande partie en lien avec l’augmentation des dépenses de défense, tout au moins, pour les pays bordant la frontière russe et biélorusse.
Ne pouvant se tourner vers un financement européen parallèle, ni augmenter leurs dépenses de défense en propre, sans venir encore alourdir leurs propres déficits déjà sous sanction, ces pays font face à une impasse, d’autant plus significative que la hausse de l’effort de défense requis doit s’inscrire durablement dans le temps, comme c’est le cas de la France ou de la Pologne.
Une solution envisageable, dans cette situation, serait de se tourner vers un modèle de financement alternatif, respectant les règles comptables édictées par Eurostat, sans création de dette souveraine ou de déficits immédiats : la location des équipements de défense.
Comme c’est le cas pour les entreprises, le recours à la location, ou leasing, permet de ne financer que l’utilisation d’un équipement, comme une charge, et non comme un investissement. Si, pour les entreprises, l’objectif est essentiellement d’optimiser le haut de bilan à des fins fiscales, pour un état, cela permet d’équiper les armées sans passer par l’inscription du prix d’achat des équipements dans la dette souveraine.
Dans la présente situation, la création d’un fonds public-privé, à l’échelle nationale, voire, mieux, à l’échelle des pays aujourd’hui en situation difficile, comme la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, les Pays baltes ou, encore, l’Italie, alimentant une offre de location d’équipements de défense vers ces pays, contournerait les effets sur la dette souveraine et sur les déficits publics, sans contrevenir aux règles budgétaires européennes. Cerise sur le gâteau, cela viendrait mettre à mal la stratégie allemande, et remettre les relations multinationales européennes, au centre des enjeux de défense.
Conclusion
Si la position d’Olaf Scholz n’est en rien surprenante, et répond aux intérêts de l’Allemagne, la situation ainsi créée, pour la France comme pour de nombreux autres pays, n’est donc pas sans issue.
Au contraire, en s’appuyant sur une ingénierie financière efficace, il serait possible de mettre en œuvre des mécanismes susceptibles de soutenir les acquisitions d’équipements de défense de ces pays, sans en alourdir les déficits et la dette souveraine, voire de libérer des capacités d’investissement au profit de dépenses non éligibles au leasing, comme dans le cas des infrastructures.
Reste que, pour y parvenir, il est indispensable de prendre parfaitement conscience de la stratégie déployée ici par Berlin, et de faire preuve de suffisamment de détermination et de volonté pour convaincre, éventuellement, d’autres pays de s’engager dans la même voie, pour en optimiser l’efficacité.
Dans le présent contexte politique, en France, cela semble toutefois difficile à envisager, d’autant que la défense n’apparait nullement comme la priorité d’aucun des grands partis ou rassemblement de partis, en position de diriger le pays, à l’issue des élections législatives françaises.




