Comme l’ensemble des membres de l’OTAN, Madrid s’était engagé, en 2014, à faire croitre ses dépenses de défense à un niveau équivalent à 2% du son PIB d’ici 2025. Mais à l’instar d’une majorité de ses membres, l’Espagne avait pris quelques libertés avec cet engagement. Ainsi, en 2020, le pays ne consacrait que 17,5 Md$ à son effort de défense, soit 1,4% de son PIB, ce qui n’était pas sans poser de lourdes contraintes quant au financement de la modernisation des forces armées, alors que celles-ci étaient engagées dans de nombreux programmes majeurs, comme la conception des sous-marins S-80 et des frégates F-110. Suite à l’attaque russe contre l’Ukraine, Madrid fit une nouvelle fois preuve d’un important esprit de corps, en annonçant, comme beaucoup d’autres pays européens touchés par la grâce, que le pays accroitrait lui aussi son effort de défense à 2% de son PIB, ans pour autant en établir un calendrier précis, le premier ministre Pedro Sanchez se contentant d’annoncer que cet objectif serait atteint « d’ici quelques années ». Pour autant, les armées espagnoles doivent désormais faire face à d’importants échéances en matière de modernisation, qu’il s’agisse des forces terrestres, notamment pour ce qui concerne les véhicules de transport de troupe blindés M113 et BMR-M1 qui constituent le fer de lance de l’infanterie mécanisée espagnoles, ou des forces aériennes avec le remplacement des F/A-18 et des AV8B Matador encore en service.
De fait, la commande de 20 Eurofighter Typhoon supplémentaires, destinés à remplacer les F/A-18 Hornet de l’escadron 46 qui assurent la protection de l’espace aérien des iles Canaries au large des côtes marocaines, était attendue de longue date, d’autant que les négociations à ce sujet avaient débuté il y a bientôt 2 ans. C’est désormais chose faite, puisque les autorités espagnoles ont annoncé la commande ferme de 20 nouveau chasseurs Eurofighter Typhoon, 16 en version monoplace et 4 en version biplace, pour un montant de 2 Md€. Les nouveaux chasseurs, qui seront équipés du radar E-Scan à antenne AESA, viendront renforcer les 69 Typhoon déjà en service aux sein des forces aériennes espagnoles, après que 4 des 73 appareils initialement commandés aient été détruits lors d’accidents. La commande espagnole intègre également 48 turboréacteurs EJ-200, le moteur qui équipe l’appareil européen co-conçu et construit par l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Espagne. Il s’agit à nouveau d’une bonne nouvelle pour Eurofighter, après plusieurs années de vaches maigres, après que Berlin ait annoncé la commande de 38 appareils en 2020 pour remplacer ses Typhoon de la tranche 1 en limite d’évolution, que la Luftwaffe ait annoncé son intention de commander au moins 15 nouveaux Typhoon en version ECR (guerre électronique) pour remplacer ses Tornado dans cette mission, et que Rome ait annoncé une commande de 24 appareils par le Le Caire.
Les forces aériennes espagnoles alignent 72 EF-18A Hornet aux cotés de 69 Eurofighter Typhoon
Pour autant, en ne commandant que 20 appareils, alors que les forces aériennes espagnoles doivent remplacer 72 F/A-18 Hornet, désignés EF-18A en Espagne, Madrid continue de laisser planer le doute quant à ses intentions dans le futur, notamment pour ce qui concerne une éventuelle acquisition de F-35A et B. En effet, à l’instar de l’Italie ou de la Grande-Bretagne, la Marine espagnole met en oeuvre un porte-aéronef à tremplin, le Juan Carlos 1, entré en service en 2010, et armé à ce jour d’AV8B Matador en limite de potentiel. Si la Marine espagnole veut continuer à disposer d’une capacité aéronavale, elle n’a d’autres choix que de se tourner vers le F-35B à décollage et atterrissage court ou vertical, seul appareil susceptible de remplacer le Matador à bord du Juan Carlos. Dans ces conditions, il serait pertinent, pour des questions de volume minimum de flotte, que les forces aériennes espagnoles remplacent les 50 EF-18A restant par des F-35A, et le choix de Madrid de procédé par étape, plutôt que de négocier une commande globale d’eurofighter pour obtenir de meilleures compensations industrielles, semblent évidemment aller dans ce sens.
Entré en service en 2010, le porte-aéronefs d’assaut Juan Carlos 1 met actuellement en oeuvre des chasseurs AV8B Matador
Jusqu’il y a peu, Madrid excluait, tout au moins officiellement, d’envisager d’acquérir l’appareil américain, craignant probablement une réaction épidermique de Paris dans le cadre du programme SCAF à ce sujet. Depuis, Berlin a abandonné son intention de commander des Super Hornet et des Growler pour se tourner vers le F-35A, alors que dans le même temps, les discussions entre Dassault Aviation et Airbus DS dans le cadre du programme SCAF sont au point mort, au point de laisser planer le doute sur la pérennité de ce programme. On peut donc s’attendre, dans un avenir relativement proche, à ce que Madrid annonce avoir engagé des discussion avec Washington pour acquérir une cinquantaine de F-35A pour remplacer ses EF-18A, et d’une quinzaine de F-35B pour remplacer les Matador à bord du Juan Carlos. C’est non seulement probable, mais il s’agirait, objectivement, de la meilleure décision pour Madrid afin de maintenir ses capacités opérationnelles dans les années à venir, dans la mesure ou aucun appareil européen ne peut équiper le Juan Carlos, qui est dépourvu de brins d’arrêt, et n’a pas la structure pour mettre en oeuvre des avions Rafale à partir de son tremplin, comme peuvent le faire, par exemple, les porte-avions indiens.
En 2004, en marge de son adhésion à l’Union européenne et 5 ans après son adhésion à l’OTAN, les autorités tchèques commandèrent à la Suède 14 chasseurs JAS-39 Gripen C/D, dont deux biplaces, pour remplacer ses Mig-23 et Mig-21 hérités de l’époque du Pacte de Varsovie, sous la forme d’un leasing de 12 ans pour un montant annuel de 1,7 Md de courroies, soit 65 m€. En 2015, Prague renouvela la location pour une durée de 12 ans, qui prendra fin en 2027. A cette date, plusieurs choix sont envisagés par les autorités Tchèques. La prolongation de la location des JAS-39 a été rapidement exclue, même si la réalisation de l’option d’achat proposée par Stockholm est toujours considérée. Le pays a également évalué la possibilité de se tourner, comme son voisin slovaque, vers le F-16V, mais l’Armée de l’Air tchèque comme les autorités du pays semblent considérer que l’appareil américain n’apporterait guère de plus-value vis-à-vis des Gripen actuellement en service, d’autant que le F-16 est un appareil « en fin de cycle » de leur point de vue. Les offres européennes de Gripen E/F et de Typhoon ont également été considérées, mais il semble que ce soit l’option du F-35A américain qui remporte l’adhésion de l’état-major comme du ministère tchèque.
En effet, selon le site d’information local echo24.cz, Prague serait proche d’annoncer la commande de 24 F-35A auprés de Lockheed-Martin, de sorte à former 2 escadrons de combat, contre un unique escadron de Gripen actuellement en service. Selon cette source, les autorités tchèques considèrent que l’appareil américain serait le plus évolué du moment, et offrirait un prix d’acquisition abordable de 85 à 90 m$, permettant à Prague de se doter d’une puissance aérienne efficace et significative, alors que le pays est engagé dans un vaste effort pour moderniser ses forces armées, ainsi que pour soutenir militairement l’Ukraine face à Moscou. Il s’agirait alors du 10ème utilisateur du Lighting II en Europe, après la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas, le Danemark, la Norvège, la Belgique, la Pologne, la Finlande et la Suisse, et alors que l’Allemagne s’est elle aussi prononcée pour acquérir 35 appareils de ce type pour assurer les missions de permanence nucléaire dans le cadre de l’OTAN, et que la Grèce a, elle aussi, annoncé son intention de se doter d’un escadron de F-35A dans la seconde moitié de la décennie.
Les forces aériennes tchèques mettent en oeuvre 12 Gripen C et 2 Gripen D loués à la Suède depuis 2004
Dans les faits, le choix de Prague en faveur du F-35A semble en effet fondé. D’une part, deux des 4 pays présents à ses frontières mettront eux aussi en oeuvre cet appareil, qui sera, en 2030, le modèle d’avions de combat le plus largement représenté au sein de l’OTAN, y compris en Europe. Du point de la vue de la maintenance, de l’entrainement et de la coopération inter-alliés en facilitant le déploiement d’appareils alliés de même type sur ses bases aériennes, ce choix fait donc sens. D’autre part, contrairement aux avions européens proposés, le F-35A tchèque pourra participer, si besoin, aux missions de partage nucléaire de l’OTAN, même si le pays ne dispose pas, contrairement à la Belgique, aux Pays-bas, à l’Italie, l’Allemagne et la Turquie, de bombes nucléaires OTAN sur son sol. Le F-35A est également aujourd’hui probablement l’appareil occidental le mieux armé, en dehors de certaines versions dédiées à la guerre électronique et la mission SEAD comme l’EA-18G Growler et le Typhoon ECR, pour se confronter aux défenses anti-aériennes russes, ce qui reste la plus importante préoccupation des autorités tchèques. Enfin, contrairement au Gripen E, au Typhoon ou au F-16V, l’avenir du F-35A est garanti sur une longue période de temps, de sorte que le choix de l’appareil américain apparait moins risqué dans la durée que pour ces autres modèles.
La capacité du F-35A à mettre en oeuvre la nouvelle bombe nucléaire B-61Mod12 de l’OTAN est l’un des facteurs qui aurait influencé la décision de Prague
Reste qu’il s’agirait, si la décision venait à être confirmée (ce qui est probable), d’un nouveau revers pour Saab et son Gripen E/F, qui ne parvient plus à s’imposer lors des compétitions internationales, au delà du Brésil. Il en irait de même pour toute l’industrie aéronautique de défense européenne, puisque le F-35A américain conforterait sa position d’avions de combat majeur en Europe, mais également dans l’ensemble du camps occidental, l’appareil s’étant par ailleurs imposé en Australie, en Israel, au Japon, en Corée du Sud et à Singapour. Et si après l’Allemagne, la Grèce et l’Espagne se tournaient elles aussi vers le Lighting II, une partie majoritaire des capacités aériennes miltaires européennes serait alors controlée des Etats-Unis, avec les risques que cela comporte pour la sécurité du vieux continent. Pour autant, il serait pertinent pour les européens, et en particulier pour la France qui ne cesse de dénoncer cette situation et les risques qui en découlent, de s’interroger sur les raisons ayant amené plus de 80% des forces aériennes européennes à se tourner vers des appareils américains, qu’il s’agisse du F-35 ou du F-16V, ces dernières années, y compris pour les pays traditionnellement neutres ou non alignés, et de tenter d’y apporter des solutions, et non de se contenter de regretter la main-mise américaine dans ce domaine.
En 2019, l’Etat-Major de la Marine Nationale annonçait le début d’une expérimentation permettant à deux frégates FREMM de la classe Aquitaine, l’Aquitaine basée à Brest, et la Languedoc basée à Toulon, d’être dotées de 2 équipages, à l’instar de ce qui se pratique de longue date pour ses sous-marins à propulsion nucléaire. La frégate Bretagne fut elle aussi armée d’un double équipage en 2020, et désormais, c’est l’ensemble des FREMM des classes Aquitaine et Alsace qui sera doté de cette caractéristique. L’objectif est de permettre aux navires de maintenir une activité à la Mer de 180 jours par an, tout en ramenant la pression sur les équipages à seulement 90 jours par an, contre 110 à 140 avant cela. En outre, le remplacement des équipages peut être effectué directement sur les théâtres d’opération, de sorte à ne pas devoir entamer d’importants transits pour les navires de relève, ce qui permet d’augmenter, au delà des jours de mer de chaque navire, le nombre de jours de mer opérationnels vis-à-vis du modèle précédant.
La pertinence de ce mode de fonctionnement est apparu clairement ces derniers mois, notamment à l’occasion du déploiement de la frégate Bretagne dans l’Atlantique nord en Octobre dernier pour s’intégrer au SNMG 1 (Standing Nato Maritime Group 1) pour contrôler les mouvements des navires et sous-marins de la Marine russe dans l’atlantique Nord, en particulier entre les iles anglo-normandes et l’Iceland, mais également pour participer à l’exercice FLOTEX SILVER 21, qui s’est tenu fin novembre au large des cotes norvégiennes. En effet, après deux mois d’une activité opérationnelle intense, l’équipage A de la Bretagne fut remplacé par l’équipage B à l’occasion d’une escale dans le port icelandais de Reykjavik à la fin du mois de décembre, permettant à la frégate de reprendre sa posture opérationnelle début janvier pour deux mois supplémentaires. Cet équipage s’est visiblement distingué puisque le Commandant en Chef pour l’Atlantique de la Marine nationale, le vice-amiral d’escadre Olivier Lebas, a adressé officiellement ses félicitations à l’équipage de la frégate FREMM Bretagne, face aux dures conditions de mer (le navire ayant traversé 17 zones dépressionnaires sur son déploiement), mais également pour son efficacité et « ses résultats significatifs face aux bâtiments russes ».
Les nouveaux sous-marins russes de la classe Iassen-M offrent des performances bien supérieures à celles de leurs prédécesseurs, y compris dans le domaine acoustique
On pourrait sans fin se perdre en conjectures sur le sens de cette dernière phrase, d’autant que les capacités de lutte anti-sous-marine des FREMM et de leurs équipages ne sont plus à démontrer, et que de nombreux rapports indiquent que la flotte sous-marine russe subit un regain significatif d’activité ces dernières années, d’autant qu’elle reçoit désormais régulièrement de nouveaux navires ou des versions modernisés de ses bâtiments, comme les nouveaux SSGN de la classe Iassen et Iassen-M, et les SSGN de la classe Antei modernisés, des navires réputés pour être bien plus discrets que leurs prédécesseurs. De fait, il est en effet probable que l’équipage B de la Bretagne a eut fort à faire lors de sa patrouille de 2 mois en Atlantique Nord, d’autant que cette période correspondait à la phase préparatoire de l’attaque russe en Ukraine. Pour autant, c’est bien le fonctionnement en double équipage qui permit à un équipage frais et entrainé de prendre le relais en quelques jours de l’équipage A, pour mener cette mission, de sorte à permettre au navire d’évoluer au mieux de ses performances pendant 4 mois de temps, en plein hiver dans une des zones les plus éprouvantes pour les navires et les équipages en cette période, l’Atlantique Nord. De fait, la pertinence de cette approche a été largement démontrée par cette actualité, ceci ne faisant que corroborer les observations précédentes sur les autres théâtres d’opération. Pour autant, un autre exercice, Polaris 21, qui s’est tenu en fin d’année dernière, tend à en modérer les bénéfices perçus.
En effet, à l’occasion de cet exercice majeur organisé par la Marine Nationale qui s’est tenu du 18 novembre au 3 décembre 2021, et qui rassembla 25 navires, dont le PAN Charles de Gaulle et le PHA Tonnerre, ainsi que 65 aéronefs dont 20 Rafale Marine du Groupe Aérien Embarqué du PAN, les marines européennes et américaines purent expérimenter les conséquences d’une guerre navale et aéronavale de haute intensité en Méditerranée et dans le Golfe de Gascogne. Et les résultats furent pour le moins inquiétants, puisqu’au terme du premier engagement simulé, d’une durée de seulement 15 minutes, 2 frégates avaient été coulées (de manière simulées) et deux autres gravement endommagées, entrainant la perte de 200 à 400 marins, sous les coups des missiles P-800 Onyx et 3M14 Biryuza (de la famille Kalibr) lancés par les forces « rouges » adverses. A la fin de l’engagement, 8 navires de la force bleue, sensée représenter les forces de l’OTAN autour du PAN Charles de Gaulle, avaient été coulés ou mis hors de combat.
Le PAN Charles de Gaulle et la frégate Aquitaine qui en assure la protection anti-sous-marine
Il est vrai que lors de cette simulation, les forces alliées avaient été mises volontairement en situation très défavorable, en simulant par exemple un important brouillage empêchant l’utilisation des communications satellites. Pour autant, les résultats ont fait l’effet d’une bombe pour l’Amirauté française, obligeant celle-ci (et surtout le ministère de tutelle) à reconsidérer le format de la flotte française, de sorte non seulement à être en mesure de mieux répondre à ce type de menace et d’engagement, mais également d’être en mesure d’absorber les pertes qui résulteraient d’un tel engagement tout en conservant une capacité opérationnelle effective. Malheureusement, dans ce domaine, le double équipage des frégates ne peut guère apporter de solution à court ou moyen terme, en dehors de disposer d’équipages plus frais lors des affrontements (ce qui n’est pas un argument négligeable), de sorte que cette mesure peut s’avérer une bonne solution de temps de paix ou pour palier une transition délicate en terme de navires, mais qu’elle ne constitue en rien à une réelle augmentation de la masse au combat.
A ce sujet, il est ainsi important de garder à l’esprit que pour répondre à l’invasion des iles Falklands en 1982, la Royal Navy mobilisa 43 navires de combat dont 3 porte-avions sur les 53 dont elle disposait, et 22 des 24 de ses navires de soutien, et qu’elle perdit lors de cette campagne 6 navires, dont deux destroyers (HMS Sheffield et HMS Coventry), deux frégates (HMS Antelope et HMS Ardent), un navire d’assaut (RFA Sir Galahad) et un navire logistique (SS Atlantic Conveyor), alors que 3 autres destroyers (HMS Glasgow, HMS Glamorgan et HMS Antrim), trois frégates (HMS Broadsword, HMS Plimouth et HMS Argonaut) et deux navires d’assaut (RFA Sir Lancelot et RFA Sir Tristam) furent gravement endommagés. Au final, 5 des 8 destroyers, 5 des 15 frégates et 3 des 8 navires d’assaut et de débarquement des forces britanniques furent détruits ou gravement endommagés lors de cette opération, un taux d’attrition relativement proche de celui constaté lors de Polaris 21, même si les technologies employées alors et aujourd’hui diffèrent sensiblement.
la Royal Navy perdit 6 navires, et 8 autres furent gravement endommagés, lors de la guerre des Malouines. Ici, l’épave du HMS Antelope coulée dans la Baie de San Carlos après l’attaque de 4 A-B Skyhawk argentins
Pour autant, si Polaris 21 a démontré que le format à 15 frégates, 1 porte-avions et 6 SNA était insuffisant pour permettre à la Marine Nationale de soutenir une action navale de haute intensité, il n’en demeure pas moins vrai que le passage en double équipage des frégates FREMM offre de nombreux avantages. Au delà de la permanence opérationnelle des navires renforcée et d’équipages mieux entrainés et plus alertes lors des missions, cette procédure permet également de conserver une masse humaine supérieure et parfaitement entrainée, à ce qu’elle pourrait être, et donc susceptible d’armer des navires surnuméraires sans devoir augmenter les effectifs, une procédure que l’on sait longue et délicate pour une armée technologique comme la Marine Nationale, que ne l’est la construction de frégates suppélemtnaires. Pour autant, cette seule procédure ne permettra pas de répondre à l’ensemble des défis, et la Marine Nationale, comme l’Armée de l’Air et de l’Espace, et encore davantage pour l’Armée de Terre, ne pourront faire l’economie d’un changement de format dans les années à venir, sous peine de voir s’éroder l’efficacité des armées françaises sur la scène internationale. Il s’agit là de savoir si la France veut se doter d’une armée de représentation, ou d’une armée de combat apte à protéger la nation et ses intérêts.
A l’occasion du salon Eurosatory qui s’est déroulé la semaine dernière à la Villette, l’Armée de Terre, par l’intermédiaire de son chef du Bureau Pan, le colonel Arnaud Goujon, avait évoqué la possibilité la commande de munitions vagabondes américaines Switchblade 300 à l’américain AeroVironment, depuis confirmée par le Ministère, dans le but de combler un déficit capitaine urgent. Cette procédure n’a rien d’exceptionnelle, d’autant que le Switchblade 300 n’est pas un équipement particulièrement évolué, ni spécialement cher. Il permettra en effet aux unités d’infanterie ou débarquées de l’Armée de Terre de se doter d’une capacité de feu indirect de précision, venant compléter la dotation de existante de munitions à tir direct comme la roquette M4, le missile Eryx, et le nouveau MMP. D’un point de vue opérationnel, il s’agit donc incontestablement d’un bonne nouvelle. Pour autant, du point de vue de la planification et de l’anticipation des besoins, il s’agit d’un immense raté, tant le besoin était prévisible, et prévu, et que la base industrielle de défense française dispose des capacités de répondre à un tel besoin sur des délais courts, si pas de la volonté de le faire.
En premier lieu, la technologie des munitions vagabondes est tout sauf récente. Les premiers prototypes de ces drones équipés d’une charge militaire explosant au contact ou à proximité de la cible, sont apparus dans les années 90, en particulier en Israel après le succès opérationnel de l’utilisation de drones face à la defense anti-aérienne syrienne au Liban en 1982. Les modèles actuellement en service, comme l’Harop et le Switchblade, ont été développés dans les années 2000, et sont entrés en service à la jonction entre les années 2000 et 2010, soit il y a presque 15 dans de cela. Les armées israéliennes ont ainsi employer leurs munitions vagabondes en Palestine, en Syrie et au Liban des le début des années 2010, et les forces spéciales US ont mis en oeuvre les premiers Switchblade des 2012 en Afghanistan et en Irak. De fait, la technologie est ancienne et suffisamment distribuée pour permettre à des opérateurs civils de « bricoler » des munitions vagabondes sur la base de modèles de drones du commerce, comme ce fut le cas en Syrie dès 2014, puis en Libye.
Le Harop fut l’une des munitions vagabondes qui démontra son efficacité lors de la guerre du Haut-Karabakh en 2020
Si le défi technologique est inexistant, et ne constitue donc pas un enjeu ou un frein particulier, peut-être pouvait-on douter de l’efficacité de ces armements ? En effet, que ce soit au Moyen-Orient comme en Afrique, leur utilisation a été relativement confidentielle, ne permettant pas d’arbitrer sur pièce quant à leur efficacité. Ceci dit, après la guerre du Haut Karabakh de 2020, le doute n’était plus permis. En effet, les munitions vagabondes israéliennes mises en oeuvre par les forces Azeris jouèrent un rôle décisif pour éliminer les défenses arméniennes, y compris les défenses antiaériennes basées sur des technologies mais également des doctrines héritées de l’époque soviétique. Certes, les Harop et Orbiter1K n’ont pas gagné la guerre du haut-karabakh à elles seules, mais elles firent l’éclatante démonstration de leur efficacité. Et il devint alors absolument limpide, pour ceux qui en doutaient encore, que ces munitions étaient efficaces et apportaient une plus-value significative au combat de haute intensité.
Et pourtant, il aura fallu attendre l’offensive russe en Ukraine, et l’utilisation faite des Switchblade 300, pourtant loin d’être les munitions vagabondes les plus performantes du marché, pour amener l’Armée de terre à lancer une procédure d’acquisition « en urgence », auprés du fabriquant américain, et pour que l’Agence Innovation de Défense lance un appel à projet pour deux modèles de munitions vagabonde, l’un pour l’infanterie de la catégorie du Switchblade 300, l’autre plus lourd de la catégorie du Switchblade 600, de l’Harop et ou de l’Orbiter 1K. Un tel raté est ahurissant, d’autant que le sujet, sa nécessité et son urgence avaient été traités à plusieurs reprises et de longue date par plusieurs médias spécialisés, en particulier par Meta-Défense. Alors, à qui la faute ?
les systèmes hard-kill sont tout aussi indispensables que les munitions vagabondes pour répondre à court terme aux enjeux de la Haute Intensité
Il est probable que chacun des acteurs de cette chaine aura une bonne explication à fournir, comme l’absence de budget dédié pour le plan, des priorités autres pour le ministère, des industriels peu réceptifs à une problématique jugée trop « confidentielle » pour la DGA, et bien d’autres. Pour autant, il semble indispensable d’identifier les causes réelles et objectives de cette inertie tendant à l’immobilisme, pour le pays qui a conçu le Rafale et le Suffren et qui ne parviendrait pas à anticiper et concevoir un drone à la portée d’une petite équipe de spécialistes des drones. Surtout, il serait très utile d’en appliquer les conclusions à d’autres sujets tout aussi urgents et évidents, comme l’absence de système Shorad et anti-drones, de systèmes Hard-kill sur les blindés de pointe de l’Armée de Terre, de polyvalence et de multi packing pour les VLS des frégates de la Marine Nationales, et d’un Rafale dédié aux missions de guerre électronique et de suppression des défenses anti-aériennes, tant pour l’Armée de l’Air que pour l’Aeronavale. Car, ne nous y trompons pas, ces 4 sujets sont tout aussi urgents et indispensables face au changement de nature des conflits à court terme, que ne le sont les munitions vagabondes. Faudra-t-il là aussi les commander en urgence aux américains, aux allemands ou aux israéliens ?
2021 aura été, sans le moindre doute, l’année du Rafale, avec 188 appareils commandés à l’exportation par la Grèce (18+6 exemplaires), la Croatie (12 appareils), l’Egypte (30 appareils), les EAU (80 appareils) et l’Indonésie (42 appareils), ceux-ci venant s’ajouter aux 96 Rafale commandés précédemment par l’Egypte (24 appareils), le Qatar (24+12 appareils) et l’Inde (36 appareils). Ce faisant, le fleuron de Dassault Aviation et de l’ensemble de l’industrie aéronautique française, se rapproche des scores d’exportation de son prédécesseur, le Mirage 2000 avec 284 appareils commandés par 7 pays, contre 298 appareils commandés par 8 pays pour le 2000. Pour autant, l’avionneur français n’entend pas s’arrêter là, en participant notamment aux deux grandes compétitions indiennes, la compétition MMRCA 2 pour 114 ( ou 57) avions de combat à destination de l’Indian Air Force, et celle pour équiper les porte-avions de la Marine indienne portant sur 57 appareils. Dans les deux cas, il semblerait que le Rafale soit bien positionné, si pas favori de la compétition, tout au moins à en croire la presse indienne. Dans le même temps, d’autres clients de l’avion français envisagent d’étendre leur parc, comme la Grèce qui vise la constitution d’un second escadron d’ici la fin de la décennie, ou l’Egypte qui envisagerait de porter son parc à 80 appareils.
Au-delà de ses clients existants vers lesquels Dassault Aviation poursuit son effort, l’avionneur français et la Team Rafale qui rassemble également Thales, Safran et MBDA ainsi que plusieurs centaines de sous-traitants, continuent d’oeuvrer aux cotés des services plénipotentiaires de l’Etat, et avec le soutien de la DGA, pour étendre cette base client, même si, probablement échaudés par l’épisode suisse, ceux-ci restent désormais encore plus discrets qu’à l’accoutumé. Si des discussions sont en cours avec plusieurs pays, dont la Malaisie, le Bangladesh et même l’Arabie saoudite, 3 prospects se détachent du lot, pour être désormais, si pas proches d’une commande, en tout cas proches d’une décision : l’Irak, la Serbie et la Colombie; de sorte qu’après avoir égaler les scores d’exportation du mirage 2000, le Rafale pourrait bien, au final se rapprocher et peut-être même dépasser les 470 appareils exportés vers 10 pays du Mirage F1, sans toutefois espérer rattraper le record absolu du Mirage III/V, exporté à 950 exemplaires vers 17 clients initiaux. Mais il s’agissait d’un autre temps …
Mirage 2000 et Rafale Qatari lors d’un exercice en Turquie.
Les négociations avec les autorités irakiennes ont été entamées depuis plusieurs années, avec l’objectif pour Bagdad de renouer avec ses anciens partenaires miltaires, comme la Russie et la France, et de réduire la dépendance irakienne à l’industrie de défense US et au controle imposé par Washington. Selon les informations glanées de part et d’autres de la part des journalistes spécialisés, Paris et Bagdad négocieraient en effet la vente de 14 avions Rafale au standard F4, mais également de 12 hélicoptères de manoeuvre H225M Caracal et de systèmes d’artillerie français (probablement CAESAR), dans un modèle economique permettant aux autorités irakiennes de payer la France directement en hydrocarbure. Les déclarations irakiennes autour de ces négociations sont à prendre avec précaution, notamment avec des prix annoncés incohérents avec le prix marché du Rafale, même d’occasion. Pour autant, lors du discours d’ouverture du salon Eurosatory 2022, le Président Emmanuel Macron a cité l’Irak, qui plus est en premier de sa liste, lorsqu’il énuméra les clients de l’industrie de défense française, ce qui laisse supposer qu’effectivement, des avancées significatives ont été obtenues dans ce dossier, et qu’une annonce officielle est désormais proche.
Les négociations avec Belgrade pour le remplacement des Mig 29 Serbes ont également débuté il y a plusieurs mois. Pour les autorités serbes, il s’agit de remplacer les avions de combat vieillissant livrés par la Russie, son partenaire militaire historique, tout en évitant de subir les sanctions américaines en application de la loi CATSAA. En outre, en négociant avec Paris, Belgrade sait pouvoir s’appuyer sur un allié de poids dans sa volonté d’adhérer à l’Union Européenne, tout en conservant une certaine autonomie de manoeuvre sur le plan international. Les négociations portent sur l’acquisition de 12 Rafale au standard F4, et tout porte à croire que celles-ci pourraient donner lieu à la signature officielle d’un contrat au début de l’année 2023. A ce titre, le ministre de La Défense Serbe Nebojsa Stefanović, en visite au salon Eurosatory 2022, s’est ensuite rendu au siège de Dassault Aviation, un signe de l’avancée des négociations autour de ce contrat, et que les tensions d’il y a deux mois par la Serbie au sujet des missiles Meteor sont désormais déclinées au passé.
Après avoir acquis le Mirage F1 et le Mirage 2000, Athènes a commandé 24 Avions Rafale en 2021, et envisage de commander un second escadron lors de la seconde moitié de la décennie
Des 3 prospects cités ici, la Colombie est certainement le client potentiel qu’il sera le plus difficile de convertir pour Dassault. Bogota a en effet lancé une consultation pour le remplacement de ses avions de combat Kfir, consultation à laquelle Lockheed-Martin et son F-16V et Saab avec son JAS-39E/F Gripen ont répondu, tout comme Dassault avec une offre sur 15 Rafale et 9 options. Dans ce dossier, l’avion français sera incontestablement le plus performant, mais également très probablement le plus onéreux. En outre, la Colombie vient de se voir reconnaitre le statut d’allié Majeur par Washington, lui donnant accès à un circuit court pour l’acquisition de matériel militaire américain et à de plus amples possibilités de coopération économique et militaire avec les Etats-Unis. Pour autant, le Rafale français s’est déjà imposé dans un contexte relativement similaire, en Croatie, face au Gripen C suédois et au F-16V américain. Certes, il s’agissait dans ce cas de Rafale d’occasion, mais cet exemple montre que l’avion français est largement en capacité de faire valoir sa plus-value opérationnelle face aux deux monomoteurs, raison pour laquelle Dassault, qui n’a pas pour habitude de s’engager dans des compétitions perdues d’avance, participe à celle-ci. En outre, la France peut s’appuyer sur le récent succès de son CAESAR dans ce pays pour créer une dynamique de coopération dans le domaine de La Défense, même si, au sujet d’un contrat qui dépassera probablement les 2 Md€, cet atout ne jouera probablement qu’à la marge de la décision.
Rappelons qu’un Rafale exporté rapporte entre 40 et 60 m€ à l’Etat en taxes et cotisations sociales, et assure l’activité professionnelle à plus de 2500 personnes sur une année. En outre, chaque année, l’appareil va générer 3 à 4 m€ en moyenne de commandes pour l’industrie française pour les pièces de rechange, munitions, et pour la modernisation des appareils, soit une activité récurrente annuelle pour 80 personnes dont 35 emplois directs, et 1,5 à 2 m€ de retour social et fiscal pour l’Etat. Avec un parc exporté de 300 appareils, ce sont donc 25.000 emplois et un demi milliard d’euro de recettes sociales et fiscales qui sont assurés chaque année, et ce pendant au moins 30 années (hors inflation). Enfin, l’experience montre que les utilisateurs d’un modèle d’avion de combat donnés sont bien plus susceptibles d’acquérir un appareil de nouvelle génération du même industriel à la suite, surtout s’ils s’estiment satisfait du précédent appareil et du partenariat technologique et industriel. Ainsi, 5 des 8 clients du Mirage 2000 (Inde, Qatar, Egypte, EAU et Grèce) ont commandé le Rafale.
L’extraordinaire évolutivité du Rafale permet aux appareils du premier standard F1 d’être portés au dernier standard F3R, et même au futur standard F4 (ici illustré) qui fait la jonction avec les capacités de 5ème génération, une capacité unique au monde.
On le voit, il est plus que probable que la dynamique Rafale entamée en 2015 et accentuée en 2021, continuera de progresser dans les années à venir. L’avion français surclasse déjà tous les appareils de sa catégorie et de sa génération en matière d’exportation, et pourrait même permettre à l’industrie aéronautique militaire française de retrouver un niveau qu’elle n’avait plus connu depuis la fin des années 80. Avec un standard F4 qui lui permettra de se doter de capacités de 5ème génération, tout en conservant les atouts propres à sa génération en terme de manoeuvrabilité, de performances et de rayon d’action, il est possible que d’autres clients potentiels se manifestent dans les années à venir, qu’il s’agisse de trouver une alternative au F-35A américain, ou d’en palier les limites. Et une fois qu’il sera doté de drones autonomes Remote Carrier et de missiles de nouvelle génération dans le cadre de la version F5, il n’aura strictement plus rien à envier aux autres avions de combat, quel que soit le domaine, tout en offrant une polyvalence inaccessible à ces derniers.
Il est fréquent que le Congrès des Etats-Unis, qui rappelons le a le dernier mot en matière de planification militaire outre-Atlantique, jouent le rôle de modérateur face aux demandes des armées américaines, souvent promptes à des arbitrages radicaux en matière de format. Ainsi, ces dernières années, le Congrès a systématiquement rejeté les demandes de l’US Air Force concernant le retrait de sa flotte de A-10, cette dernière les jugeant inadaptés au combat de haute intensité moderne. Pour les parlementaires américains, en revanche, il n’est pas question de réduire le format des forces sans être en mesure de mettre une recapitalisation cohérente en face. C’est ainsi que, ces dernières semaines, ces derniers ont retoqué la demande de l’US Navy de retirer du service le croiseur Vicksburg et 4 LHD, ainsi que celle de 5 des 9 LCS, demandant à l’US Navy de résoudre leurs problèmes de propulsion pour éventuellement, par la suite, les transférer à des marines alliées si besoin. La même logique s’applique pour l’US Air Force, qui voit sa demande de retirer du service les 33 F-22 Raptor Block 20 actuellement employés pour la formation des pilotes, les parlementaires US estimant préférable de les moderniser au standard Block 30/35 apte au combat.
Pour les parlementaires américains, il n’est en effet pas question de retirer du service ces appareils, alors que le format de l’US Air Force est problématique pour soutenir la compétition simultanée avec la Russie et surtout la Chine, surtout que celle-ci n’a pas produit d’alternative pour la formation des pilotes devant évoluer sur F-22 à sa demande de retrait des 33 premiers appareils. En outre, les 186 F-22 Raptor de l’US Air Force vont représenter la seule capacité de combat air-air avancé de cette force aérienne jusqu’à l’arrivée du NGAD au début de la prochaine décennie, le F-35A n’étant pas taillé pour cette mission, et le F-15EX n’étant pas encore en service en nombre suffisant pour constituer la masse nécessaire pour une telle mission. Pour autant, suite aux enseignements de la guerre en Ukraine et aux nombreuses pertes de Su-25 russes comme ukrainiens, le Congrès a autorisé l’US Air Force à retirer du service une partie des A-10 Thunderbolt II qu’il avait jusqu’ici protégé bec et ongles, jugeant effectivement que les appareils n’étaient plus apte à mener des missions de combat en environnement contesté.
Le F-22 restera le chasseur de supériorité aérienne de l’US Air Force jusqu’à l’arrivée du NGAD au début de la prochaine décennie
Mais il est probable qu’au delà des questions de masse temporaire et de modernisation, une autre dimension ait été prise en compte par les parlementaires américains dans ce bras de fer permanent avec les armées US. En effet, l’US Air Force comme l’US Navy présentent depuis quelques années des planifications basées sur la suppression des « Legacy systems », c’est à dire les équipements hérités de la guerre froide. Pour ces deux armées, il s’agit de libérer les ressources nécessaires pour accueillir et mettre en oeuvre les nouveaux systèmes d’arme, comme les avions de combat F-35 et F-15EX puis NGAD et F/A-XX, les porte-hélicoptères d’assaut classe America, les frégates Constellation et les navires et drones sans pilote. Les parlementaires craignent, pour leur part, que cette stratégie vise à mettre le Congrès face à un arbitrage impossible dans les années à venir, alors que la pression opérationnelle russe et surtout chinoise iront croissantes, et que les formats des armées US seront au plus bas, obligeant l’état fédéral et les parlementaires à allouer des hausses de budget très importantes pour permettre à ses forces de rattraper leur retard numérique, après avoir retiré du service, parfois de manière anticipée, de nombreux systèmes d’arme.
Le Congrès US a autorisé la mise sous cocon d’une trentaine de A-10 Thunderbolt II de l’US Air Force
La pilule est d’autant plus amère pour les parlementaires US que la présente situation dans laquelle se retrouvent les armées US, qui font face à d’importants besoins de modernisation des forces de manière simultanée, est avant tout la conséquence d’arbitrages contestables et de programmes mal menés ou mal maitrisés par ces mêmes forces ces dernières décennies, entrainant des dépenses colossales pour des résultats opérationnels très limités, comme ce fut le cas pour le programme OMFV de l’US Army, les programmes Zumwalt et LCS de l’US Navy, et le bien évidement, les programmes F-22 et F-35 de l’US Air Force, mais également de l’US Navy et US Marines Corps. Dès lors, il est probable que le Congrès, tout au moins tant qu’il restera à majorité démocrate, résistera aux tentatives du Pentagone de l’entrainer vers cette situation de non décision, qui obligerait les Etats-Unis a accroitre leur effort de défense de 20 à 30% pour répondre simultanément à l’ensemble des besoins.
En amont du conflit en Ukraine, plusieurs spécialistes mettaient en doute l’efficacité des drones MALE dans une conflit dit de haute intensité, les jugeant trop vulnérables face aux defense anti-aériennes modernes. Pourtant, lors des premières semaines de combat, les TB2 Bayraktar fournis par la Turquie à l’Ukraine jouèrent un rôle important pour stopper les colonnes russes avançant vers Kyiv, en parvenant à s’insinuer dans les défenses anti-aériennes poreuses mises en oeuvre par les forces russes lors d’une offensive de toute évidence mal planifiée, et à frapper ou guider des frappes d’artillerie contre des colonnes de ravitaillement, des blindés et même plusieurs systèmes de défense anti-aérienne. Il n’en fallut pas davantage pour que nombreuses voix, en Europe mais également en France, plébiscitent cette capacité, et appellent les armées nationales à se doter rapidement de drones MALE « bon marchés » comme le TB2, pour reproduire le schéma tactique mis en oeuvre par l’état-major ukrainien. Toutefois, au delà de la seconde phase de cette « opération spéciale militaire » russe en Ukraine à partir de la fin du mois de mars, la situation pour ces systèmes changea radicalement, alors que les forces russes entreprirent de mettre en oeuvre une defense anti-aérienne intégrée homogène pour défendre leurs assauts terrestres.
De fait, depuis deux mois maintenant, les TB2 ukrainiens ne font plus guère parler d’eux, si ce n’est dans le guidage de frappes contre des navires russes, en particulier pour la destruction de croiseur Moskva. Selon les opérateurs ukrainiens eux-mêmes, les TB2 n’ont plus aucune utilité désormais dans le Donbass, ceux-ci étant incapables de pénétrer le glacis défensif anti-aérien déployer par les forces russes, et reposant sur une triple couche de systèmes ; les S-400 et S-300 à longue portée pour la défense de théâtre à moyenne et haute altitude, les Buk M2/M3 pour la défense divisionnaire à moyenne et basse altitude, et les TOR M1/M2 pour la défense à courte portée pour la basse et très basse altitude, en plus des systèmes SHORAD comme le Tunguska, le Sosna et les MANPADS. Cette impressionnante capacité défensive est appuyée en outre par une importante concentration de moyens de guerre électronique rendant le controle des drones légers très hasardeux. La situation est à ce point figée que les opérateurs de drones ukrainiens en viennent à recommander aux Etats-Unis de ne pas livrer les 4 systèmes MALE MQ-1C Grey Eagle promis par Washington, de crainte que ces systèmes soient immédiatement neutralisés par la DCA russe, et que leurs précieuses technologies embarquées ne tombent dans les mains de l’ennemie.
Les ukrainiens recommandent désormais de ne pas livrer les 4 systèmes MQ-1C Grey Eagle promis par Washington face à la menace que représente la DCA russe
Malheureusement pour les défenseurs ukrainiens, au delà des capacités de frappe, la neutralisation des drones, qu’ils soient MALE ou légers, engendre un désavantage tactique majeur, alors que l’état-major ukrainien table désormais sur la précision et l’allonge plus importante des systèmes d’artillerie européens et américains pour compenser son infériorité numérique critique dans ce domaine. En effet, en l’absence de drones pour reconnaitre les cibles dans la profondeur du dispositif russe, et pour diriger les attaques d’artillerie et de lance-roquettes multiples, les ukrainiens ne pourront plus s’appuyer que sur des renseignements terrestres, ou les informations fournies par les radar de contre-batterie livrés par les occidentaux, sans pouvoir, d’ailleurs, en évaluer l’efficacité. Dans un contexte d’infériorité numérique marqué en matière de systèmes d’artillerie, il s’agit, pour les ukrainiens, d’une contrainte pouvant mettre en péril leurs capacités à défendre le Donbass face à la poussée russe.
Il n’y a rien d’étonnant, dès lors, à ce que les demandes ukrainiennes se portent désormais sur des avions de combat modernes, en particulier des appareils dotés de capacités de guerre électronique et de suppression des défenses anti-aériennes adverses, dont eux-mêmes ne sont pas dotés, mais également de capacités d’interception à longue portée pour repousser les avions de veille avancée Mainstay au delà de leur portée efficace au dessus du champs de bataille, seule solution pour reprendre l’avantage tactique dans le Donbass. Pour autant, Européens comme Américains ne semblent pas prêts à franchit un tel pas, qui constituerait potentiellement un casus belli pour Moscou, même si dans ce domaine, la soit disant ligne rouge russe à plusieurs fois été repoussée ces derniers mois avec notamment la livraison de chars lourds, de VCI et de systèmes d’artillerie, et qu’elle le sera encore dans les mois à venir, avec la livraison de systèmes de défense anti-aérienne évolués comme l’IRIS-T allemand.
Les ukrainiens demandent des avions de combat occidentaux modernes capables de neutraliser les défenses anti-aériennes russes
Reste que le revirement observé ces dernières semaines quant à la guerre aérienne en Ukraine, avec un retour marqué de la doctrine russe de neutralisation de l’espace aérien par une défense multi-couche intégrée, d’une concentration importante de systèmes d’artillerie et de guerre électronique, et par la conduite d’une guerre d’attrition en application des préceptes doctrinaux hérités de l’époque soviétique, montrent qu’il est évidement urgent de ne pas se précipiter dans l’acquisition ou le developpement de drones de combat de type MALE, furent-ils Low Cost, en dehors de certains besoins spécifiques comme la surveillance de zone de faible intensité, ou éventuellement la patrouille maritime. En revanche, il semble indispensable d’accélérer la mise en oeuvre de drones furtifs, qu’ils soient à long rayon d’action comme le S-70 Okhotnik B ou le Sharp Sword russe, ou aéroportés comme les Remote Carrier européens, mais également de se doter, à nouveau, d’importantes capacités de suppression des défenses anti-aériennes de l’adversaire et de guerre électronique offensive.
Car, au delà d’une hypothétique mais désormais possible guerre entre l’OTAN et la Russie, durant laquelle cette mission pourrait être confiée aux appareils les plus à-même de l’accomplir dans la coalition comme les EA-18G Growler de l’US Navy, les Typhoon ECR de la Luftwaffe, et les F-35A américains et européens, le risque de se retrouver dans une telle situation pour les forces aériennes et aéronavales françaises, en dehors du cadre de l’OTAN, vont aller croissant, alors même que les armées ne disposent que de faibles capacités pour y répondre. Il est donc désormais indispensable, outre l’accélération du developpement des Remote Carrier du programme SCAF, d’entreprendre la conception d’un Rafale dédié à cette mission, tant dans sa version terrestre qu’embarquée, et des munitions nécessaires à son accomplissement, et ce sur des délais courts, alors qu’il est plus que probable que les clients actuels du Rafale se montreraient plus qu’intéressés par une telle capacité.
Lancé par Canberra en 2018, le programme LAND 400 phase 3 visait à remplacer les M113 en service au sein des forces armées australiennes par 450 véhicules de combat d’infanterie de nouvelle génération pour un investissement prévu de 18 à 21 Md$ australiens, soit entre 12 et 14 Md€. Il oppose désormais deux modèles, le KF41 Lynx proposé par Rheinmetall Defense Australia, et le Redback AS21 du sud-coréen Hanwha, après l’élimination de l’Ajax et du CV-90 en 2019. Toutefois, selon les informations obtenues par le site economique Financial Review, il semble que Canberra soit sur le point de réduire ses ambitions autour de ce programme, pour ne viser qu’une commande de 300 exemplaires, un tiers de moins que les 450 initialement prévus, afin de rester dans l’enveloppe budgétaire planifiée, et ne pas venir menacer l’exécution d’autres programmes de défense critiques pour l’Australie, alors que le budget prévisionnel pour 450 VCI atteint désormais les 27 Md$. Ainsi, une telle diminution de volume permettrait de recoller à la fourchette budgétaire initiale, d’autant que le pays a lancé de nouveaux programmes ces dernières années.
Depuis le début des années 2010, l’Australie a considérablement fait évoluer sa politique de défense, en particulier à partir de 2015 lorsque la menace que représenteront les armées chinoises dans les années à venir devint parfaitement évidente pour les autorités du pays. En quelques années seulement, Canberra entreprit de moderniser ses forces aériennes avec l’acquisition de F-35A Lighting II (72 appareils), de EA-18G Growler (12 appareils), de chars lourds M1A2 Abrams (75 exemplaires), de véhicules de transport de troupe blindés et de reconnaissance Boxer (221 exemplaires), de canon automoteurs K9 Thunder (30 exemplaires), d’hélicoptères de combat AH-64E Apache (29 exemplaires), de frégates Type 26 de la classe Hunter (9 unités), d’avions de patrouille maritime P-8A (12 exemplaires) et de sous-marins (12 sous-marins Shortfin Barracuda remplacés par 8 SNA dont le modèle n’a pas encore été annoncé), pour ne citer que les programmes majeurs en cours ces 10 dernières années.
L’Australien Army a commencé à recevoir les premiers de ses 221 véhicules de combat d’infanterie et de reconnaissance Boxer
Pour financer cet effort, Canberra a renouvelé 3 fois son document directeur (Livre Blanc) ces 7 dernières années, et a augmenter son effort de defense de 1,6% de son PIB en 2015, à 2,2 % en 2021, avec une hausse substantielle de 7,4% en 2022 pour atteindre les 49 Md$ australiens, soit 32,5 Md€, dans une trajectoire budgétaire similaire à celle de nombreux autres pays du théâtre Pacifique, comme le Japon, la Corée du Sud, l’Indonésie et bien évidement, Taiwan. De fait, Canberra dépense pour sa défense presque 2 fois plus par habitant et 3 fois plus par militaire que la France, avec une population de seulement 25 millions d’habitants et des forces armées fortes de 65.000 militaires d’active et 25.000 réservistes. Dans ces conditions, et sachant que l’Australien Army disposera déjà de plus de 220 Boxer et de 75 Abrams, ramener le programme LAND 400 Phase 3 à 300 véhicules de combat d’infanterie parait raisonnable, tant du point de vue budgétaire que du point de vue des ressources humaines effectivement disponibles, d’autant que le nouveau gouvernement travailliste au pouvoir n’est plus contraint par la surenchère défense appliquée par le précédent gouvernement de Scott Morisson pour tenter de préserver ses chances électorales (sans succès ceci dit).
En octobre 2018, les autorités belges annoncèrent l’acquisition de 34 avions de combat F-35A auprès de l’américain Lockheed-Martin pour remplacer sa flotte de F-16, s’alignant ainsi sur le choix néerlandais, Amsterdam ayant commandé en 2013 37 appareils de ce type, format qui évoluera jusqu’à 52 appareils aujourd’hui, et qui pourrait bien continuer à croitre maintenant que les autorités néerlandaises ont entrepris d’accroitre leur effort de défense à 2 % du PIB.
Pour autant, la décision du gouvernement Michel de 2018, en grande partie conditionnée par l’intense lobbying de l’OTAN et du ministre flamand de La Défense Steven Vandeput, n’a jamais cessé de susciter la controverse outre-Quiévrain, avec notamment une remise en question récurrente de la part de plusieurs parlementaires belges.
En effet, selon plusieurs articles de presse, les compensations économiques promises par les Etats-Unis et Lockheed-Martin en application de la commande des 34 appareils, pour 4 Md€, sont loin d’atteindre les 3,69 Md€ visés.
À ce jour, elles ne s’élevaient même qu’à 700 m€, principalement au travers de deux contrats, l’un concernant la relation de pièces en titane pour l’aile de l’appareil avec la société Asco de Zaventem, l’autre étant établi sur les contrats de maintenance en devenir passés avec certaines entreprises belges.
Au total, le ministère de l’Économie prévoit désormais que le retour économique total en application des compensations promises s’élèveront à 1,85 Md€, soit précisément la moitié du montant initialement annoncé, et qui avait dès son origine mis en doute par certains parlementaires et par la presse belge, ainsi que par la presse française particulièrement virulente sur le sujet, même si elle évite de porter son regard sur les compensations industrielles autour du programme franco-belge CaMo, lui aussi de 4 Md€.
Les compensations industrielles dans le cadre du programme CaMO sont également en deçà des attentes des entreprises belges
Reste qu’à la différence des Etats-Unis, les industriels français ne s’étaient pas engagés en amont sur un montant de compensation, le sujet ayant été traité dynamiquement après la signature du contrat de coopération franco-belge.
Le sujet autour de ces compensations industrielles est d’autant plus sensible en Belgique que la France avait proposé, dans le cadre d’une offre similaire à CaMO portant sur le Rafale, une compensation industrielle très élevée équivalente à l’ensemble de l’investissement de Bruxelles pour ce programme, et ce, sur l’ensemble de sa durée de vie, et non sur sa simple étape d’acquisition.
Pour autant, cette offre était restée lettre morte, d’une part en raison du puissant lobbying flamand visant à harmoniser les moyens aériens et navals entre la Belgique et les Pays-Bas, et dont le français Naval Group profite au travers du programme de guerre des mines portant sur 12 navires, 6 pour chaque Marine ; et d’autre part en raison du refus de Dassault Aviation de s’investir dans cette compétition, que l’avionneur français considérait comme jouée d’avance en faveur du F-35, bien que plusieurs ministres belges, et en particulier le premier d’entre eux, Charles Michel, étaient prêts à défendre la proposition française.
Le remplacement des F-16 belges par le F-35A débutera en 2025.
Il est intéressant de constater que cette stratégie commerciale, visant à promettre des compensations commerciales supérieures à celles qui seront effectivement appliquées, est assez commune dans l’univers des contrats de défense, en particulier par les industriels US, qui préfèrent bien souvent payer les pénalités contractuelles plutôt que de dépenser d’importantes ressources pour mettre en œuvre ces compensations industrielles.
Cette pratique a ainsi engendré une certaine irritation des autorités indiennes autour de plusieurs contrats majeurs, comme par exemple au sujet du P-8A Poseidon ou de l’AH-64.
Si le sujet n’est pas considéré comme un problème majeur pour certains pays, la Pologne ayant, par exemple, abandonné l’idée de compensations industrielles autour de son programme d’acquisition de F-35A en échange d’une baisse tarifaire accordée par le FMS, il s’agit d’un véritable sujet pour d’autres pays, comme la Grèce qui doit maintenir son industrie aéronautique, ou la Suisse pour qui les compensations industrielles furent un élément clé dans l’arbitrage final en faveur de l’appareil américain. L’avenir nous dira si le problème que rencontre Bruxelles se reproduira également à Berne…
Le nouveau porte-avions chinois, baptisé CV-18 Fujian, a été lancé le vendredi 17 juin 2022 à Shanghai, marquant une nouvelle étape dans l’évolution industrielle et opérationnelle de la Marine de l’Armée Populaire de Libération.
Au-delà d’un incontestable succès industriel pour Pékin, qui a lancé, en moins de 12 ans, trois porte-avions de technologie et de tonnage croissants, le Fujian constitue un atout clé pour la Marine Chinoise dans son bras de fer en devenir avec l’US Navy et ses alliés, offrant plusieurs avancées majeures concernant les capacités dont disposeront militaires et industriels chinois dans les années à venir, allant de la propulsion électrique intégrée ouvrant la voie à une propulsion nucléaire, à un groupe aérien embarqué étendu comparable à celui dont disposent les super porte-avions de l’US Navy.
Le CV-18 Fujian est le plus imposant navire militaire non américain de l’histoire
Avec le Fujian, la Marine chinoise s’impose désormais comme le seul compétiteur de l’US Navy sur les océans. En effet, le nouveau porte-avions chinois, avec une longueur de 320 mètres et une jauge estimée entre 80.000 et 100.000 tonnes, n’est autre que le plus imposant navire de guerre non américain jamais construit, avec des mensurations comparables à celles des porte-avions de la classe Kitty Hawk, les derniers porte-avions à propulsion conventionnelle de l’US Navy dont la dernière unité a été retirée du service en 2005 (2007 pour la sous-classe USS Kennedy).
Les porte-avions chinois précédant, le CV16 Liaoning et le CV17 Shandong, lancés respectivement en 2011 et 2017, avec une jauge à 65.000 tonnes, étaient dérivés du porte-avions russe Kuznetsov dont ils partagent l’architecture STOBAR à tremplin et brins d’arrêt, tout comme les HMS Queen Elizabeth II et HMS Prince of Wales britanniques.
Le CV18 Fujian surclasse de plus de 30% pour le tonnage ces bâtiments qui étaient à ce jour les plus imposants navires militaires hors ceux mis en oeuvre par l’US Navy. En outre, il affiche un tonnage deux fois plus imposant que celui du seul autre porte-avions non américain doté de catapultes de la planète, le Charles de Gaulle français et ses 42.000 tonnes.
Avec un déplacement de 60.000 tonnes, le CV-16 Liaoning est 30% moins imposant que le nouveau CV-18 Fujian
De telles dimensions, proches de celles de l’USS Enterprise CVN-65, premier porte-avions à propulsion nucléaire à avoir rejoint l’US Navy en 1961, qui quitta le service en 2017 et qui fut notamment l’un des héros du premier opus du film Top Gun, montrent que l’industrie navale chinoise a désormais atteint un degré de compétence venue tangenter le savoir-faire américain dans ce domaine, celles-ci.
Qui plus est, le Fujian n’est pas simplement imposant, il est également très moderne, embarquant notamment une propulsion électrique intégrée et un système de trois catapultes et de brins d’arrêt électromagnétiques comparables à ceux qui équipent la toute nouvelle classe de porte-avions de l’US Navy, l’USS Ford.
Il sera, à ce titre, particulièrement intéressant d’observer le temps qui sera nécessaire pour terminer le navire, et pour le déclarer opérationnel, ainsi que le délai requis pour construire et lancer une très probable seconde unité de la classe.
Rappelons qu’il ne fallut en effet que 3 ans aux chantiers navals chinois pour lancer le Shandong après le lancement du Liaoning, alors qu’il fallut plus de 10 ans pour relancer ce dernier après son acquisition auprès de la Russie.
Une propulsion électrique intégrée prête pour le nucléaire
La stratégie industrielle navale appliquée par Pékin est, on le sait, très méthodique, et chaque nouvelle classe s’enrichit des acquis de la précédente, que ce soit dans le domaine technologique, industriel comme opérationnel, et ce, dans une dynamique très soutenue.
Ainsi, il eut été, sans le moindre doute, bien plus facile pour les ingénieurs chinois de doter le Fujian d’un système de propulsion traditionnel, et de catapultes à vapeur. Toutefois, en choisissant une propulsion électrique intégrée et des catapultes électromagnétiques, les ingénieurs chinois préparent de toute évidence l’arrivée prochaine d’une nouvelle classe de porte-avions à propulsion nucléaire, désignée Type 004, dont on peut estimer l’entrée en service entre le début et le milieu de la prochaine décennie.
En effet, contrairement à une propulsion traditionnelle pour laquelle la puissance des moteurs est directement transmise aux arbres d’hélices, une propulsion électrique intégrée repose sur des turbines produisant une importante puissance électrique alimentant l’ensemble des systèmes du navire, y compris les moteurs électriques qui propulsent le navire.
Le CV-18 Fujian lors de son lancement – Remarquez les 3 catapultes électromagnétiques protégées par un hangar, et les dimensions imposantes du point d’envol
Il s’agit, en fait, d’une architecture très proche de celle employée sur les porte-avions à propulsion nucléaire, au sein desquels les chaufferies nucléaires remplacent les moteurs thermiques, de sorte à produire l’énergie électrique nécessaire à la propulsion, mais également aux systèmes du navire, dont les catapultes et les brins d’arrêt électromagnétiques.
Cette technologie permet également de libérer des espaces dans le navire, notamment les turbines et alternateurs employés dans une propulsion conventionnelle à seule fin de produire le courant électrique du bord, mais également, dans le cas d’une propulsion nucléaire, en faisant fi des réservoirs de carburant consacrés au navire.
En d’autres termes, les choix technologiques appliqués au Fujian préparent parfaitement l’arrivée de la future classe de porte-avions à propulsion nucléaire tant pour les chantiers navals que pour la marine chinoise.
Il est intéressant, à ce titre, de remarquer que Pékin applique une progression technologique proche de celle appliquée par l’US Navy entre les années quarante et 80 dans la conception de ses porte-avions, tout en l’appliquant sur une période de temps deux fois plus réduite, et ce, sans bénéficier d’un accompagnement technologique ou opérationnel extérieur, ce qui constitue, en soi, une réelle prouesse.
Des capacités opérationnelles doublées
Pour autant, le Fujian, et son probable sister-ship qui devrait en toute logique rejoindre le service autour de 2027, ne sont en rien de simples démonstrateurs technologiques. À l’instar du Liaoning et du Shandong, le nouveau porte-avions chinois servira aussi bien à former et acquérir de l’expérience industrielle et opérationnelle, qu’à renforcer significativement les capacités opérationnelles à disposition de l’amirauté chinoise.
Ainsi, avec ses 3 catapultes électromagnétiques et son pont d’envol plus de 35% plus étendu que celui de ses prédécesseurs, le Fujian sera en mesure de soutenir une activité opérationnelle deux fois plus importantes, avec 80 à 120 rotations aériennes estimées, que celle soutenue par le Liaoning ou le Shandong qui, avec leur tremplin, ne peuvent effectuer plus de 40 à 60 rotations aériennes par jour, au mieux.
En outre, grâce aux catapultes électromagnétiques, les appareils lancés par le Fujian pourront emporter plus de charge utile au décollage, tout en consommant moins de carburant lors de cette manœuvre, un atout opérationnel de taille, surtout face aux immensités du théâtre indo-pacifique sur lequel le navire évoluera principalement.
Avec son tremplin, le Liaoning ne peut soutenir plus de 40 manœuvres aériennes par jour, 60 en pointe, là où le Fujian pourra en effectuer le double
De fait, à l’instar des porte-avions américains des classes Nimitz et Ford, mais également dans une moindre mesure du Charles de Gaulle français, le Fujian sera apte à soutenir une campagne de projection de puissance de haute intensité, apportant l’équivalent opérationnel d’une escadre aérienne sur le théâtre d’opération, là où ses prédécesseurs ne peuvent produire que l’équivalent d’un escadron de combat.
Il faudra cependant un certain temps aux marins et pilotes chinois pour exploiter au mieux ces nouvelles capacités, comme ce fut le cas pour les Marines américaines et françaises au fil des années.
Un Groupe Aérien Embarqué et un Groupe d’Action Naval polyvalents et exhaustifs
À l’instar d’un paradigme très en vogue en ce moment, un porte-avions se doit d’être considéré non pas comme un système d’arme, mais comme un système de systèmes, dans lequel le navire lui-même ne constitue qu’un élément, certes particulièrement imposant, et dont les avions, hélicoptères et drones constituent, eux aussi, des composants clés.
Là encore, le Fujian va marquer une profonde évolution pour les capacités opérationnelles chinoises, puisque son groupe aérien embarqué sera bien plus imposant et polyvalent que celui des deux porte-avions précédents.
Outre un plus grand nombre d’appareils mis en œuvre, 40 à 50 contre une vingtaine, le Fujian pourra par ailleurs accueillir des aéronefs bien plus diversifiés, au-delà des J-15 et Z-8 qui arment le Liaoning et le Shandong.
Ainsi, son groupe aérien embarqué sera composé du nouveau chasseur d’attaque furtif moyen J-35 en cours de développement, et proche, dans l’esprit, si pas dans les performances qui restent inconnues à ce jour, du F-35C américain, mais aussi de l’avion de veille aérienne avancée KJ-600, un appareil de type Awacs très inspiré, semble-t-il, de l’E-2 Hawkeye qui arme les porte-avions américains et français.
Par son aspect et ses dimensions, le KJ600 de veille aérienne embarqué chinois semble très inspiré de l’E2 Hawkeye américain
Le chasseur lourd J-15, qui équipe déjà les porte-avions à tremplin chinois, armera également le groupe aérien embarqué du Fujian, dans une version spécialement développée pour employer les catapultes électromagnétiques et désignée J-35T, alors qu’une version de guerre électronique comparable à l’EA-18G Growler américain est également en développement.
Enfin, tout laisse à croire que le Fujian mettra en œuvre des drones de combat, même si l’on ignore à ce jour quelles seront leurs missions exactes et les modèles de drone concernés. Ainsi, à l’instar des Nimitz et des Ford américains, le Fujian disposera d’un groupe aérien embarqué global, polyvalent et homogène, offrant une réponse à l’ensemble du spectre de capacités opérationnelles attendues pour ce type de navire.
Le chasseur furtif J-35 embarquera à bord du Fujian
Enfin, le Fujian s’intégrera dans un groupe d’action naval, ou Task Force, lui aussi bien plus performant que ceux qui opèrent à ce jour. Le porte-avions évoluera en effet sous la protection d’une escorte particulièrement robuste composée de destroyers lourds Type 055, de destroyers anti-aériens Type 52DL, de frégates anti-sous-marines Type 054A/B et de sous-marins nucléaires d’attaque Type 093 et du futur Type 095.
Ces navires modernes, très bien équipés et armés, et dont les performances n’ont plus grand-chose à envier à leurs homologues occidentaux les plus avancés, offriront au Groupe d’Action Naval Chinois des capacités de combat proches de celles dont disposent les Task Force de l’US Navy, tout au moins une fois que les marins chinois auront acquis l’expérience nécessaire pour employer au mieux ces unités, de manière indépendante et surtout conjointe.
Conclusion
On le voit, si l’arrivée du Liaoning puis du Shandong avait déjà considérablement fait évoluer le rapport de force dans le Pacifique, le lancement du CV-18 Fujian laisse présager d’une évolution au moins aussi importante, qualitativement comme quantitativement, sur ce théâtre d’opération.
Par ailleurs, il semble évident que le nouveau porte-avions est inscrit par son architecture dans une trajectoire visant à doter la marine chinoise de porte-avions à propulsion nucléaire comparables à ceux en service au sein de l’US Navy, et ce, d’ici moins d’une dizaine d’années, tout en emmagasinant l’expérience opérationnelle requise pour exploiter au mieux ces monstres des mers.
De toute évidence, dans ce domaine, Pékin ne se perd pas en conjectures stériles quant à la vulnérabilité supposée de ces géants des océans, et entend bien s’en doter le plus vite possible et en nombre suffisant, de sorte à pouvoir tenir tête si besoin à l’US Navy dans le Pacifique et dans l’Océan Indien.
Reste que le plus stupéfiant dans cette trajectoire, n’est autre que l’extraordinaire planification mise en œuvre par Pékin. En effet, tout porte à penser que le Fujian, qui entrera en service probablement en 2025, arrivera conjointement aux avions J-15T et D, au J-35 et au KJ-600 qui composeront son groupe aérien embarqué.
En outre, le pays fourni un important effort pour accroitre le nombre de pilotes et de techniciens formés à cette échéance pour opérer le bâtiment, et que les navires qui formeront l’escorte du porte-avions au sein du groupe d’action naval auront, eux aussi, terminé leurs cycles de formation et de montée en puissance.
En d’autres termes, et comme ce fut le cas pour le chasseur embarqué J-15, des destroyers Type 52D et des frégates Type 054 vis-à-vis du Liaoning, l’ensemble des composantes de cette force arrivera simultanément en service, avec des personnels formés et des procédures établies, qu’il restera cependant à aguerrir par plusieurs années d’entrainement.
C’est probablement l’excellence de cette planification (à l’opposée de la Russie par exemple), en contraste des difficultés rencontrées dans ce domaine en Europe et Outre-Atlantique, qui devrait le plus inquiéter les stratèges occidentaux concernant la montée en puissance militaire de la Chine aujourd’hui et pour la décennie à venir.