Si l’attention médiatique est focalisée sur la guerre en Ukraine, les tensions entre Pékin et Washington au sujet de l’ile de Taiwan continuent de croitre, à grand renfort de démonstrations de forces menées par les armées chinoises et américaines à proximité de l’ile indépendante. Ainsi, ce week-end, les groupes navales des porte-avions USS Ronald Reagan et USS Abraham Lincoln ont participé à un important exercice conjoint entre l’ile japonaise d’Okinawa et Taïwan, après que le groupe naval chinois du porte-avions Liaoning revint d’un exercice dans le Pacifique occidental en passant par le détroit de Miyako quelques jours plus tôt. Aujourd’hui, ce furent 30 avions de combat des forces aériennes chinoises qui ont mené, comme ce fut déjà le cas à plusieurs reprises depuis 2 ans maintenant, une mission aérienne en pénétrant dans la zone d’identification aérienne au sud de l’ile de Taïwan, constituant la seconde plus importante mission de ce type cette année, après que 39 appareils chinois aient participé à une mission similaire le 23 janvier, sans atteindre toutefois le record de 52 appareils du 10 avril 2021.
Comme à chaque fois, il s’agissait pour Pékin de marquer son agacement en réponse à une action américaine, en l’occurence la visite officielle de la sénatrice démocrate Tammy Duckworth, et de sa délégation, lors d’une visite officielle de 3 jours sur l’ile indépendante pour rencontrer, entre autres, plusieurs élus locaux et régionaux. Il faut dire que Tammy Duckworth est une personnalité de poids au sénat américain comme au sein de la commission des forces armées du Sénat et du parti Démocrate. Ancienne pilote d’hélicoptère dans l’US Army, elle perdit ses deux jambes lorsque son UH-60 Black Hawk fut abattu par un tir de RPG en 2004 en Irak, l’obligeant à deux années de rééducation intense, avant de s’engager en politique au sein du parti Démocrate, non sans avoir reçu la prestigieuse Purple Heart. Après s’être engagée dans l’administration Obama pour soutenir la cause des anciens combattants, elle est élue en 2011 à la Chambre de Représentants pour l’état de l’Illinois, avant d’être élue sénatrice de l’état en 2016. Très populaire au sein des forces armées, elle fut un temps pressentie pour la vice-présidence de Joe Biden, avant que celui-ci ne choisisse Kamala Harris à ce poste.
Plus qu’à l’accoutumé, le dispositif aérien déployé par Pékin pour protester contre la visite de la Sénatrice US était constitué de nombreux modèles différents : 2 KJ-500 d’alerte aérienne avancée, 4 Y-8 de renseignement électronique, un Y-8 de guerre électronique, un Y-8 de patrouille maritime ainsi qu’une flotte de 14 chasseurs composée de 6 J-16, de 4 J-10, de 2 Su-30 et, chose plus rare, de 2 Su-35. On remarquera toutefois l’absence de bombardiers lourds à long rayon d’action H-6, mais également d’avions de ravitaillement en vol, une capacité encore embryonnaire bien qu’en developpement rapide au sein des forces aériennes de l’Armée Populaire de Libération. Au delà de l’aspect purement symbolique, faire évoluer de concert des appareils aussi diversifiés et aux capacités aussi différentes, peut sembler tenir davantage d’un exercice de défilé aérien que d’une démonstration de force militaire. Toutefois, comme souvent avec la Chine, les motivations et objectifs liés à ces missions aériennes autour de Taïwan sont bien plus complexes et riches que perçues de prime abord.
Si ce type de réponse a perdu, avec le temps et la répétition, de son intérêt en matière de politique internationale, il permet toutefois aux forces aériennes chinoises de maintenir sous pression leurs homologues taïwanaises, tout en maintenant à jour leurs informations sur les dispositifs de défense de l’ile. C’est notamment la raison qui explique la présence de 4 Y-8 ELINT dans le dispositif aérien, ces appareils étant conçus précisément pour identifier l’ensemble des émissions électromagnétiques de l’adversaire. En outre, même si les appareils chinois ne représentent très probablement pas une menace immédiate pour Taiwan, les forces aériennes de l’ile ne peuvent ignorer un telle déploiement de force, et se doivent donc de réagir, en dépêchant des avions de combat pour observer les appareils chinois, mais également en activant des systèmes de défense, comme des radar et systèmes de défense anti-aérienne. De fait, en agissant ainsi, les forces aériennes chinoises obligent Taiwan à consommer du potentiel opérationnel de ses appareils, mais également à dévoiler une partie de l’architecture de défense qui protège l’ile, tant au niveau terrestre qu’aérien et naval.

Il est probable, toutefois, que le dispositif mit en oeuvre par Pékin soit appelé à évoluer dans les mois et années à venir. Ainsi, les forces aériennes chinoises mettent en oeuvre un nombre croissant de chasseurs de 5ème génération J-20 au profil furtif, et l’absence d’identification de ce type d’appareil par les forces aériennes taïwanaises ne signifie en rien qu’ils n’étaient pas présents, ni d’ailleurs qu’ils n’aient pas été effectivement détectés par Taiwan, dans un poker menteur opérationnel des deux cotés. De même, le nombre d’avions ravitailleurs Y-20U va lui aussi croitre rapidement, permettant aux appareils chinois de poursuivre leurs missions bien au delà du travers de l’ile indépendante, comme c’est aujourd’hui le cas en l’absence de ces avions ravitailleurs. Pékin doit également recevoir sous peu de nouveaux modèles d’aéronefs, dont le chasseur embarqué de 5ème génération J-35 dont une version terrestre serait également envisagée, et le bombardier stratégique H-20, sensé prendre la relève des vénérables H-6, eux-mêmes dérivés des Tu-16 soviétiques datant de la fin des années 50.
Surtout, les forces armées chinoises fournissent un très important effort depuis de nombreuses années pour developper et se doter d’une flotte de drones de combat évoluées, celle-ci s’appuyant tant sur des drones Moyenne Altitude Longue Endurance comme le Win Loong 2, que des drones de combat furtifs comme le GJ-11 de la famille Sharp Sword. Là encore, il est probable que le dispositif aérien déployé par Pékin pour tester les défenses taïwanaises sera appelé à rapidement évoluer vers l’utilisation massive de ce type d’aéronefs non pilotés, tant pour en évaluer l’efficacité contre les défenses taïwanaises, que pour en perfectionner l’utilisation dans un contexte opérationnel proche de la réalité, pouvant même intégrer par la suite d’autres systèmes autonomes, comme des drones navals ou sous-marins. Enfin, et c’est loin d’être anodin, avec le lancement prochain (on l’estime probable dans les jours à venir), du nouveau porte-avions chinois Type 003, la Marine chinoise disposera dans les années à venir d’une capacité aéronavale très significative pour peser dans ce bras de fer, notamment pour tenir à distance la puissante US Navy.

De fait, sous des couverts pouvant apparaitre superficiels, ces missions chinoises autour de Taïwan s’inscrivent très probablement dans une stratégie sur le long terme visant à disposer d’une connaissance étendue des capacités défensives de l’ile, mais également à tester les faiblesses de ce dispositif défensif, en particulier avec l’arrivée de nouveaux materiels dans les mois et années à venir. Il s’agit, en fait, d’une stratégie à l’opposée de celle employée par le Russie contre l’Ukraine qui, par une mauvaise evaluation des capacités défensives de Kyiv, entraina les échecs successifs auxquels se sont confrontés les armées russes depuis le 24 février. Et ce ne sera probablement que lorsque Pékin aura l’assurance de pouvoir mener avec succès son opération militaire que la décision de s’emparer de Taiwan par la force sera prise. Il est probablement temps, pour les occidentaux et en particuliers les Européens, d’anticiper cette probable dérive, de sorte à ne pas se retrouver, comme avec la Russie, sous la menace de conséquences économiques lourdes une fois la trajectoire géopolitique en developpement à son terme.























