A l’instar de la plupart des pays de la ceinture asiatique de l’Ocean Pacifique, le Japon a, ces dernières années, sensiblement accru son effort de défense, avec une hausse de 2,6% pour 2022 et un budget qui, pour la première fois, dépassait les 50 Md$. Pour autant, pour le Parti Liberal Démocrate actuellement au pouvoir, le compte n’y est pas, en particulier en prenant en considération les enseignements liés à la guerre en Ukraine. Et ce dernier de proposer, dans une document transmis au gouvernement japonais, une proposition de faire croitre le budget de la Défense nippon à 2% du PIB du pays, contre seulement 1% aujourd’hui, et ce de manière rapide, afin d’être en mesure de faire face à un scénario comparable à celui dans lequel se retrouve aujourd’hui l’Ukraine et l’Europe dans les plus brefs délais.
La marine nippone va recevoir 22 frégates de la classe Mogami dans un effort sans précédent de modernisation rapide de ses capacités
Les propositions faites par les instances du parti libéral démocrate ont également très probablement été inspirée par le changement radical de posture de l’Allemagne suite à l’attaque russe en Ukraine, avec l’annonce faite par Olaf Stoltz d’une enveloppe d’investissement de 100 Md€ immédiatement disponible pour combler les lacunes les plus urgentes de la Défense allemande, et l’augmentation rapide de l’effort de défense de Berlin au delà de 2% de son propre PIB pour répondre aux nouveaux enjeux sécuritaires posés par Moscou en Europe. Comme Berlin, Tokyo avait une politique de défense et une constitution contraignante héritée de la fin de la seconde guerre mondiale, et l’opinion publique nippone restait très attachée à cette posture limitée à la seule auto-défense imposée par sa constitution rédigée par les forces d’occupation américaines après la capitulation, ce d’autant que pendant la Guerre Froide, le théâtre pacifique était de moindre intensité que ne l’étaient les théâtres Européen ou moyen-oriental.
Il est à ce titre interessant de constater que le document présenté par le PLD va bien au delà de la simple augmentation de l’effort de défense, puisqu’il propose de profondément changer les paradigmes défensifs nippons. Ainsi, il n’est plus question de limiter l’intervention des forces d’autodéfense japonaises à la seule et unique protection de l’archipel nippon, mais de s’intégrer dans une defense collective en coalition présentée comme désormais indispensable. Là encore, l’exemple de l’Ukraine a fait considérablement évoluer les perceptions à Tokyo, qui admet désormais la nécessité d’une defense collective pour contenir une puissance militaire majeure comme celle de Pékin. En outre, le document propose de doter les forces d’autodéfense nippones de capacités de frappes à longue distance, de sorte à être en mesure de priver un adversaire potentiel de ses propres capacités de frappe et ce, de manière préventive, dans une approche qui n’est pas sans rappeler la doctrine mise en oeuvre par Seoul depuis plusieurs années pour contenir la menace posée par Pyongyang.
Le Japon a lancé un programme de Rail-Gun destiné à intégrer la defense anti-missiles du pays
Enfin, le document propose de doter les armées japonaises de capacités de projection de forces, ce qui en soit s’avère être la logique conséquence des deux points précédents, tant pour s’intégrer à une action militaire en coalition que pour controle et contenir les capacités de déploiement de puissance de l’adversaire sur ce théâtre hautement spécifique. De fait, et en dehors de l’hypothèse nucléaire qui n’est, fort logiquement, pas même évoquée dans le document, le PLD propose de doter Tokyo d’un format d’armée global comparable à celui d’autres puissances moyennes comme la Grande-Bretagne ou la France, et ainsi de refermer la page de la période post-seconde guerre mondiale pour le Japon, ceci constituant une évolution potentiellement bien plus significative que la seule augmentation de l’effort de défense et des capacités de production de l’industrie de défense nippone.
Reste que, comme l’Allemagne, le Japon fait face à des contraintes importantes pour mettre en oeuvre une telle stratégie. D’une part, le pays dépend de ses importations de matière première pour soutenir son activité, qu’elle soit economique comme miltaire, et sa nature insulaire l’expose davantage que d’autres pays dans ce domaine. Surtout, la démographie nippone est très défavorable, avec un vieillissement et une diminution rapide de la population, et une fécondité extrêmement basse (1.36 enfant par femme) laissant entrevoir un prochain déclin démographique significatif dans les années à venir. De fait, si Tokyo peut sans grandes difficultés augmenter son effort de défense à 2% de son PIB et son budget à plus de 100 Md$ par an, il semble très difficile d’espérer voir les effectifs des forces d’autodéfense nippones croitre au delà de leur seuil actuel de 260.000 hommes. Dès lors, l’augmentation des moyens alloués à sa défense devront s’accompagner d’un effort particulier visant à rendre efficace une telle augmentation sans augmentation des effectifs, à moins de profondément modifier les systèmes de reserve du pays.
Tokyo a confirmé la modernisation de 68 de ses 200 F-15J pour assurer l’intérim dans l’attente de l’arrivée des 138 F-25A/B commandés à Lockheed-Martin et du programme F-X
Quoiqu’il en soit, ce document de travail doit encore passé par le crible du gouvernement et du parlement nippons avant de pouvoir influer sur la trajectoire budgétaire et sur la nature de l’effort de défense japonais. Pour autant, le fait que ce document soit estampillé du parti au pouvoir, laisse supposer que le gouvernement n’a pas été exclu de sa redaction, d’autant que traditionnellement, le Parti Liberal Démocrate est connu pour son volontarisme dans ce domaine, à l’instar du changement constitutionnel effectué par l’ancien premier ministre Shinzo Abe. Et en dehors des contraintes abordées, il est clair que si Tokyo venait à suivre ces recommandations, le pays se doterait alors d’une puissance militaire de tout premier plan, avec le 3ème budget défense de la planète, et jouerait un rôle déterminant pour contenir la montée en puissance chinoise dans ce domaine.
En amont de la guerre des Malouines, en 1983, les forces aériennes argentines alignaient prés d’une centaine de chasseurs modernes Dassault Mirage IIIEA, IAI Dagger (Copie sans licence du Mirage V) et A-4B/C/P Skyhawk, alors que les forces aéronavales disposaient quant à elles d’une vingtaine d’appareil A-4Q Skyhawk et de 6 Dassault Super-Etendard, en faisant l’une des plus puissantes et des mieux équipées des forces aériennes en Amérique du Sud. Si la guerre des Malouines entama lourdement ces effectifs, avec la perte de 22 skyhawk, 11 Dagger et 2 Mirage III, ce furent surtout les sanctions occidentales et les conséquences des crises économiques à répétition qui frappèrent le pays qui décimèrent ses forces aériennes. Aujourd’hui, Buenos Aires n’aligne, en matière de flotte de chasse, que 23 A-4AR Skyhawk modernisés mais d’un âge canonique, et de 6 avions d’entrainement et d’attaque FMA IA-63 Pampa III, dérivés de l’appareil d’entrainement IA-63 Pampa.
Cela fait de nombreuses années que les autorités argentines tentent de moderniser cette flotte de chasse, malgré le contexte budgétaire des plus difficiles qu’a traversé le pays. Toutefois, Buenos Aires s’est toujours, jusqu’ici, heurté à un veto stricte de la part de Londres, par l’intermédiaire de ses deux entreprises clés dans le domaine aéronautique, le motoriste Rolls-Royce et surtout le fabriquant de siège éjectable Martin-Baker, qui équipe aujourd’hui la presque totalité des appareils de combat conçus et fabriqués par le bloc occidental. Toutefois, selon les déclarations du Brigadier General Xavier Isaac commandant les forces aériennes argentines, Buenos Aires est plus déterminé que jamais de moderniser sa flotte avec, au delà de 6 nouveaux Pampa III qui seront commandés, deux modèles d’appareil en ligne de mire, le JF-17 Thunder sino-pakistanais, et de manière plus surprenante, une offre d’occasion de Kfir de Israel Aircraft Industrie.
JF-17 Block III Thunder dispose d’une avionique très moderne et peut mettre en oeuvre des munitions occidentales et chinoises
L’hypothèse du JF-17 est évoquée depuis plusieurs années par Buenos Aires. Ce chasseur monomoteur a été conçu par le chinois Chengdu ainsi que l’industrie aéronautique Pakistanaise pour moderniser les forces aériennes d’Islamabad, et présente d’excellentes performances et une avionique des plus modernes pour un prix d’acquisition très attractif. Dans sa version Block III, l’appareil dispose notamment d’un radar KLJ-7A équipé d’une antenne active AESA, d’un système de detection infrarouge IRST, d’un viseur à casque et d’une suite de défense électronique, et peut mettre en oeuvre des missiles chinois de nouvelle génération comme le PL-10E à courte portée et le PL-15E d’une portée de 120 km, ainsi que de nombreuses munitions air-sol et air-surface. En outre, il peut être équipé du nouveau turboréacteur chinois WS-13 en lieu et place du Klimov RD-93 mais aussi d’un siège éjectable chinois en non du Martin-Baker PK16LE qui équipe les appareils à destination des forces aériennes pakistanaises.
L’hypothèse du Kfir en Argentine date, quant à elle, de 2014. Tel Aviv avait alors proposé à Buenos Aires l’acquisition de 18 appareils d’occasion portés au standard Block 60 disposant notamment d’un nouveau radar AESA et d’une avionique moderne, pour un total de 500 m$. Toutefois, le Kfir, comme les Mirage F1 espagnols également proposés lors de cette compétition, souffraient tous deux d’un handicap de taille, l’utilisation de siège éjectable Martin-Baker sous embargo britannique. Dérivé du Mirage V, le Kfir offre des performances de très haut niveau, avec une vitesse maximale de Mach 2.3 et un plafond de 17,500 m, et peut emporter lui aussi de nombreuses munitions modernes, dont le missile air-air Python 5 et diverses munitions air-sol de précision.
Premier chasseur conçu en Inde, le Tejas dispose d’une avionique moderne mais d’un parc installé réduit
Au delà de ces deux propositions, deux autres offres ont été transmises à Buenos Aires dans le cadre de cette compétition. L’indien HAL a en effet annoncé, en début d’année, proposer 12 Tejas Mk1A à Buenos Aires, des appareils spécialement modifiés pour contourner l’embargo britannique, y compris dans le domaine des siège éjectable. Le Tejas Mk1A est une évolution du premier chasseur léger conçu par l’industrie aéronautique indienne. Il dispose lui aussi d’une avionique moderne et notamment d’un radar à antenne active AESA, et d’une capacité d’emport sensiblement supérieure à celle du JF-17, 5300 kg contre 3.800 kg pour l’appareil pakistanais. En revanche, l’appareil indien n’a encore pas fait ses preuves au niveau opérationnel, ni n’a jamais été exporté, contrairement au FA-50 Golden Eagle du sud-coréen KAI, également en compétition, déjà commandé dans différentes versions par 6 forces aériennes. Comme le JF-17 et le Tejas Mk1A, le FA-50 est un chasseur léger monomoteur doté d’une avionique très moderne et d’une panoplie d’armement étendue, mais ses performances sont moindres en terme de capacité d’emport et de rayon d’action de combat. Surtout, rien n’indique à ce jour que Seoul ait une alternative à proposer concernant les sièges éjectables Martin-Baker.
En 2021, Moscou avait proposé son Mig-35 a Buenos Aires, avec une offre semble-t-il très attractive. Dérivé du performant Mig-29K , le Mig-35 emporte lui aussi une avionique moderne, mais n’a jamais connu le succès sur la scène internationale, il est vrai largement desservi par le fait que les forces aériennes russes n’en ait pas voulu si ce n’est pour équiper l’une de ses deux patrouilles acrobatiques. Moscou avait également tenté de convaincre l’Argentine avec son futur Su-75, sans grand succès toutefois. En outre, pour le chef d’état-major Xavier Isaac, Buenos Aires a décidé de ne plus considérer les offres russes suite à l’intervention militaire en Ukraine, ce qui, de toute évidence, clos le débat.
L’Argentine était nommément ciblée par la campagne marketing entourant le Su-75 Checkmate.
Reste que le HAL Tejas comme le KIA FA-50 ne semblent pas représenter le premier choix pour l’Armée de l’Air argentine, qui semble privilégier les offres pakistanaises et israéliennes à ce jour, tant du fait des performances des appareils que de leur fiabilité démontrée. Si tant est que IAI puisse solutionner l’écueil du siège éjectable britannique, il semble probable que Buenos Aires privilégiera la solution israélienne, d’autant que l’Etat Hébreux est un fournisseur connu et fiable pour l’Argentine. En outre, pour un pays de 2,8 millions de km2, long de 5200 km et large de 1400 km, un appareil à hautes performances comme le Kfir offre incontestablement des capacités plus adaptées à celles d’un chasseur léger plafonnant à Mach 1.5.
La guerre en Ukraine, et le soutien apporté par Ankara à Kyiv, notamment par l’intermédiaire des drones TB2 Bayraktar devenus iconiques de la résistance ukrainienne, mais également les efforts des autorités turques pour tenter d’infléchir la posture radicale de Vladimir Poutine et de mener des négociations russo-ukrainiennes, ont visiblement adouci la détermination des parlementaires américains, et ce d’autant que le pays a bloqué les détroits donnant accès à la Mer Noire en application de la convention de Montreux, et qu’il joua un rôle clé dans la libération de l’ancien Marine Trevor Reed par Moscou. En effet, selon le site américain Defensenews.com, le Congrès américain pourrait lever son veto sur cette transaction de 6 Md$, permettant ainsi à Ankara de moderniser sa force aérienne. A noter que selon le site, cette autorisation ne remettrait pas en cause l’exclusion de la Turquie du programme F-35.
Le F-16 Block 70 Viper (ici un modèle taïwanais) embarque une avionique modernisée et un nouveau radar AESA AN/APG-83
Cette annonce intervient quelques jours après que Ismael Demir, le ministre turc en charge des acquisitions de materiels militaires, ait annoncé qu’il entendait bien acquérir une seconde batterie S-400 russe, en application du contrat initial qui prévoyait la livraison de 2 batteries, alors qu’une seule d’entre elles a effectivement été livrée en 2019. Il est possible que l’infléchissement des positions des parlementaires américains ait été antérieur à cette annonce, et que celle-ci pourrait à en inverser les effets. Toutefois, il est également possible, toutefois, qu’il s’agisse d’une décision visant à garder Ankara dans de meilleurs dispositions vis-à-vis de l’Alliance Atlantique et des Etats-Unis, alors que les tensions avec la Russie remettent la Turquie au coeur du dispositif défensif allié sur le front sud de de l’Alliance et en Mer Noire.
Si la décision du Congrès se confirme, elle pourrait également permettre à Ankara de redynamiser certains de ses programmes de défense emblématiques à l’arrêt depuis plusieurs années car dépendant, dans certains domaines clés, de technologies américaines occidentales. C’est notamment le cas du chasseur T-FX sensé prendre la suite des F-4 et F-5 encore en service au sein des forces aériennes turques, et qui repose sur le turboréacteur F-414 de General Electric, mais également des programmes d »hélicoptères et de navires de combat turques qui, faute de turbines américaines, s’étaient tournés vers des modèles ukrainiens.
Emblèmatique de l’émergence de l’industrie de défense turque, le programme T-FX est presque à l’arrêt depuis 3 ans et la mise sous sanction de la Turquie, en l’absence d’alternative au turboréacteur américain F-414
Or, ces turbines sont conçus et fabriquées à Zaporijjia, dans l’Est du pays sur le Dniepr, une zone encore sous controle ukrainien, mais menacée par les forces russes. En outre, même en admettant que les forces ukrainiennes parviendraient à repousser les armées russes de l’Est du pays, la reprise de la production prendra nécessairement un temps conséquent, handicapant les produits turcs sur la scène nationale mais également internationale, comme ce fut le cas pour les hélicoptères T-129 Atak initialement commandés par le Pakistan, et finalement annulés au profit de modèles chinois en raison de ces problèmes de délais.
Reste que la modernisation des forces aériennes turques ne fera pas que des heureux au sein de l’OTAN, en particulier du coté d’Athènes, alors que les intrusions aériennes de F-16 turcs dans la zone de controle aérien grecque se sont multipliées ces derniers mois, obligeant les F-16 et Mirage 2000 helléniques à intervenir à chaque reprise. Outre ses mirage 2000 et ses 24 Rafale commandés auprés de la France, Athènes a également fait évoluer 80 de ses F-16 au standard Block 70+ Viper, ce qui donnait aux forces aériennes helléniques un ascendant technologique certain sur son voisin. Avec 120 Viper et autant de F-16 Block 52, Ankara va équilibrer le rapport de force avec Athènes, ce qui ne sera probablement pas sans poser certains problèmes eu égard aux ambitions affichées par le président R.T Erdogan en Mer Egée.
Les Rafale grecs auront fort à faire face aux nouveaux F-16 turcs, même si l’avion français surclasse l’appareil américain dans de nombreux domaines.
Pour autant, du point de vue l’OTAN, un retour de la Turquie dans le rang des alliés fiables constituerait incontestablement un atout significatif pour contenir les velléités russes en Mer Noire, Méditerranée Orientale et au Moyen-Orient, ce d’autant que le modus operandi qui semblait lier Moscou et Jerusalem s’est significativement détérioré ces derniers jours, après que le Ministre des Affaires Étrangères russes Sergeï Lavrov ait déclaré que Hitler avait des origines juives pour tenter de soutenir les accusations de nazisme portées par Moscou envers Kyiv et le président Zelensky. Il est donc probable que les reseaux diplomatiques américains et occidentaux sont pleinement engagés pour tenter d’aplanir les frictions avec Ankara afin de profiter de cette dynamique positive liée au conflit ukrainien, et le changement de posture du Congrès US représente très probablement la partie visible de cet effort.
A l’exception du T-14 Armata qui n’est actuellement pas en dotation opérationnelle dans les armées russes, le T-90M Proryv-3 (Percée-3) est incontestablement le char le plus moderne, le mieux armé et le mieux protégé en service au sein des unités russes. Pour autant, le blindé présenté comme un T-90 intégrant de nombreux éléments issus du T-14 Armata, en particulier le canon de 125 mm 2А82-1М et le système de contrôle de tir Kalina, n’a été engagé en Ukraine qu’à la fin du mois d’Avril 2022. Bien qu’entré en service en 2019, le T-90M est en effet une denrée rare au sein des forces armées russes, et l’on estime que moins de 100 exemplaires auraient effectivement été livrés à ce jour, principalement au sein du 2nd Bataillon de chars de la Garde de la 1ère Armée blindée. De fait, la photo publiée hier par le journaliste ukrainien Ilia Ponamarenko, montrant la carcasse fumante d’un T-90M photographiée aux abords de Kharkiv derrière son collègue Andriy Tsapliyenko, constitue incontestablement un revers pour Moscou, et un succès pour les défenseurs ukrainiens.
I mean, who could guess that the first Russian T-90M would be hunted down within days after their much-advertised deployment to Ukraine’s Kharkiv Oblast. Say hi to our big friend Andriy Tsapliyenko. pic.twitter.com/1GaFuHcgR8
— Illia Ponomarenko 🇺🇦 (@IAPonomarenko) May 4, 2022
Il faut dire que le T-90M est présenté comme un char lourd ayant tout pour prendre l’ascendant sur ses adversaires, y compris contre les meilleurs chars occidentaux, dans l’attente de l’entrée en service des très modernes mais très onéreux T-14 Armata. A l’instar des T-72B3M et des T-80BVM, le T-90M est conçu sur la base d’un modèle existant, le T-90A, lui-même une évolution du T-72 face aux difficultés rencontrés pour la mise en oeuvre des T-80 et de leurs complexes turbines. Mais le Proryv-3 intègre des évolutions bien supérieures à celles des autres modèles, avec notamment un blindage renforcé par le système actif Relikt-ERA, un système de protection active Soft-kill, et l’intégration d’une suite de communication et de commandement évoluée. A terme, le T-90M devait également recevoir le système Hard-Kill Arena-M, mais les photos publiées lors de l’arrivée du char en Ukraine ne montraient pas un tel équipement. Au final, le T-90M devait représenter, aux cotés des T-14 Armata, le fer de lance de la force blindée russe d’ici 2027, alors que 900 exemplaires de ces deux chars lourds devaient être livrés à cette échéance.
L’arrivée des précieux T-90M en Ukraine, jusqu’ici gardés en reserve dans l’hypothèse d’une hausse des tensions avec l’OTAN, n’a rien de surprenant. En effet, les forces russes ont perdu, depuis le début du conflit, plus de 600 chars lourds de manière documentée (donc par défaut), y compris 250 T-72B3M, B3 et B3 obr.1989, ainsi qu’une centaine de T-80BVM et T-80U et une vingtaine de T-90A, soit plus de 20% de son parc de chars modernes, alors que la plupart de ses unités d’élite ont été les plus durement touchées. Le déploiement de T-90M, étonnamment médiatisée par Moscou, répondait donc à un besoin de communication tant vis-à-vis de ses propres forces que de son opinion publique, mais également afin de presenter le nouveau char, fer de lance des exportations russes ces dernières années, sous un aspect valorisant.
la force de frappe initiale déployée par le Russie en Ukraine s’appuyait sur une majorité de T-72B3(M) et T-80U/BVM, des chars modernes sensés avoir l’ascendant sur les défenses ukrainiennes.
De fait, il est probable que le Kremlin comme l’industrie de défense russe se seraient volontiers passés de l’image de cette carcasse de T-90M en Ukraine, détruit il semblerait par une frappe d’artillerie. Pour autant, et en dehors de la fâcheuse tendance des chars russes à éjecter leur tourelle par explosion secondaire lorsqu’ils sont percés du fait de la position du système de chargement automatique sous la tourelle, les importantes pertes russes en matière de chars de combat ne sont probablement pas uniquement révélatrices d’une qualité inférieure de ces materiels. Certes, les T-72 comme les T-80 ne résistent pas bien aux armes antichars conçues spécifiquement pour les détruire, mais les pertes enregistrées sont tout autant le fait d’une doctrine mal adaptée, et surtout très mal appliquée par des unités mal commandées et souffrant le plus souvent d’un manque de coordination avec l’artillerie, l’infanterie et l’aviation de combat, alors même que les forces ukrainiennes ont montré de réelles qualités dans ces domaines.
Reste que la destruction de ce T-90M, qui de toute évidence n’a rien à envier aux meilleurs chars occidentaux, accentuera les questions quant à la survivabilité et l’utilité de ce type de blindés sur un champs de bataille moderne, face à des armes antichars de plus en plus performantes, et une artillerie de plus en plus précise lorsqu’utilisée en conjonction avec des drones. En dépit d’un rapport de force très favorable en matière de chars lourds et d’artillerie, les forces russes ne sont pas parvenues, hier autour de Kyiv et aujourd’hui dans le Donbass, à mener des percées décisives dans le réseau défensif ukrainien, n’enregistrant que des succès limités et de faible amplitude au prix de nombreuses pertes.
Les forces russes ont perdu en Ukraine près d’une centaine de chars T-72B3M, la version la plus moderne de ce blindée entrée en service en 2016
Le seul succès en matière de manoeuvre blindée a été enregistré au sud du Dniepr lors de des premières semaines de l’offensive russe, pour créer le corridor terrestre entre le Donbass et la Crimée, jusqu’à ce que cette offensive se soient heurtée aux défenses de Zaporijjia et de Mikolaïv, alors que l’essentiel de l’effort ukrainien se focalisait sur la défense de Kyiv. Il apparait donc indispensable de reconsidérer les paradigmes qui définissent la logique du char de combat aujourd’hui tendant à en accroitre la protection et la puissance de feu pour une masse de plus en plus importante, au regard des enseignements des combats en Ukraine, et des limites constatées de la manoeuvre blindée moderne en Europe centrale, et de s’interroger sur les raisons des échecs russes.
Au début de l’offensive russe contre l’Ukraine, le rapport de force, notamment en termes de puissance de feu disponible, était à ce point en faveur des forces russes qu’il semblait très difficile, pour ne pas dire impossible, que les forces ukrainiennes puissent résister plus que quelques semaines face au déferlement de feu et d’acier qui s’annonçait. Pourtant, le commandement ukrainien parvint à employer au mieux ses moyens disponibles pour exploiter les faiblesses de l’adversaire, comme la nécessité de rester sur des chemins et routes carrossés, pour harceler avec des unités d’infanterie mobiles et déterminées, les lignes logistiques russes, tout en bloquant les offensives mécanisées en s’appuyant sur les centres urbains. Dans tous ces engagements, les armées ukrainiennes firent un usage intensif de drones légers pour localiser et suivre les unités russes, ainsi que pour diriger de dévastatrices frappes d’artillerie d’une grande précision.
Le rôle croissant des drones dans les engagements militaires récents
Ces drones légers jouèrent un rôle important dans l’élimination des forces de frappe russe, et dans les 600 chars et quelque 800 véhicules blindés perdus depuis le début de l’engagement. Surtout, ils furent au coeur de l’effort ukrainien qui permit de détruire près de 1.000 camions formant le train logistique russe, ceci ayant joué un rôle décisif dans l’échec de l’offensive contre Kyiv et le nord du pays. Pour y parvenir, l’Etat-Major ukrainien s’est appuyé sur des savoir-faire privés, constitués en petites unités dédiées, mettant en oeuvre des drones commerciaux modifiés pour répondre aux attentes militaires, notamment en les dotant de systèmes électro-optiques efficaces de jour comme de nuit, de sorte à mener des embuscades de type hit-and-fade dans les meilleures conditions possibles. Aujourd’hui encore, alors que la nature du conflit a évolué vers une approche plus conventionnelle, ces drones légers continuent de faire peser sur les forces russes une menace constante, en particulier en dirigeant de très efficaces frappes d’artillerie ukrainiennes, alors que les munitions vagabondes Switchblade 300 et 600, commencent à arriver sur le front.
les drones ukrainiens jouèrent un rôle clé dans le harcèlement des lignes logistiques de la force russe envoyée contre Kyiv
L’Ukraine n’est pas le premier théâtre sur lequel des drones legers commerciaux jouèrent un rôle déterminant. Dès 2015 en Syrie, les combattants de l’Etat islamique ainsi que des Forces Syriennes Libres, utilisèrent ces drones légers pour des frappes de précision, y compris contre la très stratégique et très protégée base aérienne russe de Khmeimim, endommageant plusieurs avions de combat par cette manoeuvre. Au Yemen, les combattants Houthis se sont également fait une spécialité de ce type de conversion, allant jusqu’à concevoir des munitions vagabondes à longue portée pour frapper les bases saoudiennes. Pendant la guerre du Haut-Karabakh en 2020, les forces Azeris, profitant du soutien militaire et technologique de la Turquie et surtout des israéliens, mirent également en oeuvre de nombreux drones, tant pour diriger leurs frappes d’artillerie que sous la forme de munitions vagabondes. A chaque fois, les forces visées se sont retrouvées démunies pour lutter contre ces drones légers, trop petits et trop lents pour être visés par les systèmes anti-aériens conventionnels, et trop mobiles pour être abattus par des armes légères.
Les armées occidentales ont pris conscience depuis plusieurs années de la menace que représentent ces drones légers et leur version offensive, les munitions vagabondes parfois désignées improprement sous le terme de drone suicide, et 4 approches technologiques sont envisagées pour y faire face, chacune ayant leurs propres avantages mais également des contraintes spécifiques : le brouillage des communications électromagnétiques, les armes à énergie dirigée de type laser, les armes à énergie dirigée de type micro-ondes, et les systèmes d’artillerie anti-aérienne.
Le brouillage des communications et les fusils anti-drones
Si l’image publique des drones militaires fait bonne place aux fantasmes d’intelligence artificielle et de drones tueurs agissant par eux-même, la réalité est bien moins spectaculaire, l’immense majorité des drones légers et moyens étant pilotée directement par un opérateur au travers d’une connexion UHF ou VHF. Si le drone se retrouve privé de cette connexion, il est incapable de mener sa mission, et cherche alors à se poser ou à retourner à son point d’origine, si tant est qu’il dispose d’un signal GPS pour se diriger. De fait, il est rapidement apparu que le brouillage électromagnétique pouvait constituer une réponse adaptée pour contrer la menace que représentent ces drones, dans le domaine militaire comme civil, et c’est ainsi que la plupart des grands stades sont désormais équipés de brouilleurs pour empêcher les drones légers de venir perturber les compétitions sportives. Les militaires, quand à eux, se sont dotés de fusils anti-drones, des brouilleurs directionnels sensés priver le drone visé de ses capacités de communication et de géolocalisation.
les fusils anti-drones ont une portée très limitée et une efficacité de plus en plus contestable contre les drones légers de qualité militaire
Malheureusement, ces systèmes ont leurs limites. D’une part, les fusils anti-drones ont une portée réduite à quelques centaines de mètres, les ondes électromagnétiques ayant la fâcheuse tendance à se disperser dans l’atmosphère et à perdre de leur puissance au carré de la distance séparant l’émetteur et la cible. En outre, les drones peuvent avoir été conçus pour basculer de fréquence en cas de brouillage, et compliquer ainsi la tache des brouilleurs. Pour certaines munitions vagabondes, pour peu que la cible ait été identifiée et confirmée par l’opérateur avant le brouillage et à distance de sécurité, il est possible de poursuivre l’attaque de manière autonome. Enfin, ces armes anti-drones n’offrent le plus souvent aucun système de détection avancé des drones, celle-ci reposant le plus souvent sur la vue des opérateurs, ou sur des systèmes de détection secondaires pour diriger le tir. En d’autres termes, le brouillage ne peut constituer qu’un système d’appoint pour contrer les drones légers, mais en aucun cas une solution globale et pérenne.
Les armes à énergie dirigée laser
Pour lutter contre les drones légers et moyens, plusieurs forces armées, dont celles des Etats-Unis, ont décidé de s’appuyer sur des armes à énergie dirigée, et en particulier sur des lasers à haute énergie. C’est ainsi que l’US Army a développé le DE-SHORAD Guardian, un véhicule blindé Stryker monté d’un laser de 50 Kw et d’un système de détection électro-optique multi-spectral pour engager et détruire drones et munitions vagabondes, et protéger les unités déployées au combat. Avec une telle puissance, la destruction d’un drone de catégorie 1 (jusqu’à 20 livres) ou 2 (jusqu’à 55 livres) ne prend que quelques secondes, et ces armes sont capables de traiter de fait un grand nombre de cibles dans un délais court, et répondre ainsi aux attaques visant à saturer les défenses de l’adversaire. Des approches similaires sont développées dans la plupart des grandes armées mondiales, en France par la société CILAS qui a rejoint il y a quelques mois les groupes SAFRAN et MBDA.
Le DE-SHORAD Guardian de l’US Army entrera en service cette année, et est appelé à jouer un rôle central dans la lutte contre les drones en zone de combat
Pour autant, ces armes ne sont pas dénuées de contraintes, en premier lieu desquelles la nécessité de disposer d’une importante source d’énergie électrique pour fonctionner. Or, qui dit production d’électricité dit dégagement de chaleur important, et besoins en matière de carburant. Ainsi, le DE-SHORAD Guardian se caractérise par d’importants exhausteurs de chaleur couvrant la presque totalité du véhicule, bien peu discrets pour qui disposerait de caméras thermiques. En outre, les lasers voient également leurs performances diminuer lorsque les conditions météorologiques se dégradent, les poussières et molécules d’eau présentes dans l’air affaiblissant la puissance du rayon, qui doit alors viser plus longtemps une cible pour obtenir l’effet thermique recherché pour en assurer la destruction. Enfin, et c’est loin d’être négligeable, ces technologies n’ont pour l’heure jamais été employées en combat réel, et l’on ignore à quel point ces lasers pourront résister dans la durée aux contraintes d’un engagement opérationnel intensif.
Les armes à énergie dirigée à micro-ondes
Si le brouillage vise à priver le drone de ses systèmes de communication, et les lasers à détruire l’intégrité structurelle du drone par l’effet thermique dégagé, les armes à micro-ondes, elles, visent à détruire les systèmes électroniques embarqués dans le drone. A l’instar d’une arme à impulsion Electro-magnétique, ces systèmes projettent un puissant rayonnement micro-onde directionnel qui peut détruire l’ensemble des composants électroniques présents dans la zone visée, comme un four micro-onde viendra à bout de votre téléphone portable s’il vous venez l’idée de mettre le second dans le premier. Dans ce domaine encore, les armées US sont à l’initiative, avec le système THOR (Tactical High Power Operational Responder) de l’US Air Force, et le système IFPC-HPM pour Indirect Fire Protection Capability- High Power Microwave, de l’US Army, dont il est dérivé.
Les armes à micro-ondes, comme le THOR de l’US Air Force, ne peuvent être employés que pour protéger des zones critiques contre la menace que représente les drones évoluant en essaim
Si ces systèmes sont conçus pour nettoyer une partie du ciel de la menace drone, et en particulier des drones évoluant en essaim, ils souffrent tous deux d’une contrainte d’encombrement très importante. en effet, le THOR comme l’IFPC-HPM prennent place dans un conteneur de 20 pieds, qui contient à la fois le système de production électrique, le système de controle et le canon à micro-onde lui même. En outre, même aussi imposant, ce système n’a qu’une portée limitée à quelques kilomètres, limitant son usage à la protection de bases clés contre les frappes massives de drones, ce qui en fait une arme très spécialisée et difficilement transposable, d’autant que les micro-ondes ne font pas la différence entre les systèmes électroniques alliés et adverses.
L’artillerie anti-aérienne et les micro-missiles
La dernière réponse face aux menaces que représentent les drones légers s’appuie sur les systèmes d’artillerie anti-aériens traditionnels. C’est notamment la piste retenue par la Russie après ses déboires en Syrie, en modifiant ses systèmes anti-aériens Pantsir S1/2 et TOR M2 pour pouvoir détecter et engager de petits drones évoluant à faible vitesse. En effet, traditionnellement, les systèmes anti-aériens de ce type éliminent des écrans de controle les cibles de ce type, pour ne pas saturer les écrans à chaque vol d’étourneaux, et les russes éliminèrent en urgence ces filtres pour être en mesure de contrer les drones des FSL, avec un certain succès semble-t-il. Pour autant, ces capacités ne permirent pas de protéger efficacement les convois russes dans le nord de l’Ukraine, probablement du fait que seule une partie des systèmes avaient été modifiés pour répondre à cette menace, qu’ils étaient insuffisamment nombreux pour protéger tous les convois, et qu’ils voyaient leurs capacités réduites dès lors qu’ils tentaient d’assurer une escorte mobile et non statique comme en Syrie.
La tourelle Skyranger 30 est une réponse efficace mais limitée pour contrer la menace que représente les drones legers
Reste que l’artillerie anti-aérienne représente une réponse interessante contre une partie de la menace que constituent les drones légers de catégorie 1 et 2. Ainsi, l’allemand Rheinmetall a développé le système Skyranger 30 armé d’un canon de 30 mm précisément pour engager les drones et les menaces aériennes dans un rayon de 3 km, épaulés par des missiles sol-air à courte portée pour les menaces jusqu’à 7 km. En France, c’est le RapidFire de Thales et Nexter, qui équipera notamment les patrouilleurs océaniques et les pétroliers ravitailleurs de la Marine Nationale, qui traitera ce type de menace, alors qu’une version terrestre serait également envisagée pour doter les armées françaises d’une capacité SHORAD et anti-drones renforcée. En revanche, ces systèmes souffrent d’une faiblesse importante, une portée trop limitée pour engager des drones de catégorie 2 évoluant au delà des 3 ou 4 km de protection qu’ils assurent, et dont la signature infrarouge est trop faible à cette distance pour être engagée par des missiles anti-aériens légers ou MANPADS à guidage infrarouge.
Pour compléter ces déficiences, plusieurs pays ont entrepris de developpement des missiles anti-aériens de taille réduite destinés à lutter contre les drones légers au delà du périmètre couvert par les canons anti-aériens. L’objectif est d’apporter une réponse économiquement soutenable pour abattre des drones qui, au mieux, ne coutent que quelques dizaines de milliers $, là ou le moindre missile sol-air de type Manpads dépasse les 80.000 $ l’unité. Pour autant, en réduisant la taille des missiles, on en réduit la portée, et la précision du système de guidage. De fait, à ce jour, on ignore si cette approche, empruntée notamment par la Russie, est effectivement une solution viable et efficace, ou s’il d’agit d’une impasse technologique.
Conclusion
On le voit, il n’existe pas de solution ultime capable de traiter dans son intégralité la menace que représentent les drones légers et moyens, et leurs dérivés de type munition vagabonde. Si les systèmes de brouillage ont représenté une première réponse à court terme, il est probable que leur efficacité sur le plan militaire tendra à se réduire alors que les drones évolueront pour durcir leurs capacités dans ce domaine. L’artillerie anti-aérienne constitue toujours une solution efficace et relativement simple à mettre en oeuvre pour peu que les systèmes de détection et de visée soient adaptés à ce type de cible, mais ne peut couvrir qu’une partie de la menace dans un périmètre limité. Les armes à micro-ondes, quant à elles, sont extrêmement spécialisées, et ne peuvent qu’apporter une solution spécifique à un besoin précis, même si dans ce domaine, elles sont sans équivalent.
la capacité de faire évoluer des drones en essaim est encore expérimentale, mais constituera dans un avenir proche une composante déterminante des capacités offensives des grandes armées modernes
Les armes basées sur des lasers à haute énergie semblent, en revanche, apporter les meilleurs réponses dans ce domaine, même si elles ne sont pas, elles non plus, dénuées de contraintes, et si l’on ignore encore qu’elle en sera la tenue au combat. Pour autant, de nombreuses armées, au delà des forces américaines qui développent pas moins de 4 programmes de laser à haute énergie simultanément, ont décidé de s’engager dans cette voie, tant pour protéger leurs forces terrestres comme leurs unités navales. En outre, même les contraintes météorologiques évoquées plus haut peuvent être réduites lorsque le laser respecte certaines fréquences, de sorte qu’ils peuvent effectivement assurer une protection efficace même lorsque les conditions météorologiques sont défavorables, et ce d’autant que de mauvaises conditions handicapent également lourdement la mise en oeuvre de drones légers.
Reste que, aujourd’hui, l’immense majorité des programmes de ce type est encore expérimentale, même si la Guardian de l’US Army doit entrer en service cette année en nombre limité, alors que la menace que représentent drones et munitions vagabondes est belle bien présente, et en croissance rapide. Dans ce domaine, comme dans celui des drones légers et des munitions vagabondes, les armées européennes en général, et françaises en particulier, ont une nouvelle fois un train de retard, alors qu’elles en sont à se féliciter de recevoir des blindés qui seront équipés de brouilleurs IED dans les années à venir. Il est probablement indispensable, pour rattraper le retard pris et tenter de reprendre l’ascendant technologique dans certains domaines clés, que les cycles de décision et de financement au sein des armées soient revus en profondeur, quitte à froisser certaines sensibilités, faute de quoi, des pays plus opportunistes comme Israel, la Corée du Sud ou la Chine, s’empareront de parts de marché sans cesse croissantes dans les années à venir.
Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, la Turquie a fait montre d’une posture cohérente avec son alignement dans l’OTAN, notamment en fermant les détroits et empêchant ainsi les navires russes positionnés en Méditerranée de renforcer la flotte de la Mer Noire. En outre, Ankara a soutenu activement l’effort militaire de Kyiv, en particulier en livrant des drones Bayraktar TB2, ces derniers ayant joué un rôle important dans le harcèlement des unités russes lors de l’offensive contre Kyiv, ainsi que dans la conduite des frappes ukrainiennes contre des unités navales russes présentes en Mer Noire, y compris contre le croiseur Moskva. Ce changement de posture entraina une certaine normalisation des relations avec la Grèce et la France, du moins en apparence, car les Mirage 2000 helléniques ont continué, durant toute cette période, à intercepter des F-16 et F4 turcs qui tentaient de pénétrer l’espace aérien d’Athènes.
On aurait pu penser qu’Ankara souhaitait capitaliser sur cette nouvelle dynamique positive afin de normaliser ses relations avec l’Union européenne et les Etats-Unis, d’autant que les sanctions américaines et européennes contre l’economie et l’industrie de défense du pays ont engendré de sérieux problèmes pour le président Erdogan qui doit faire face à une inflation galopante et à l’arrêt de nombreux programmes de défense emblématiques de sa gouvernance, comme le char de combat Altay ou le chasseur TFX. Dans ces conditions, l’annonce faite par le Ministre turc en charge de l’industrie de défense, Ismael Demir, dans une interview donnée aux médias de pays, apparait clairement comme une déception pour les européens et les américains.
De nombreux programmes industriels de défense turcs, comme le chasseur TF-X, tournent au ralenti depuis la mise en place des sanctions occidentales contre Ankara
En effet, ce dernier a confirmé qu’Ankara entendait toujours recevoir une seconde batterie de systèmes anti-aériens à longue portée S-400, après avoir reçu une première batterie en Juillet 2019, ceci ayant entrainé la colère des autorités américains et un ensemble de sanctions qui aujourd’hui pénalisent lourdement le pays et son industrie de défense. Selon le ministre, il ne s’agit pas, en revanche, d’une nouvelle commande à proprement parler, mais de la seconde batterie batterie commandée initialement par Ankara auprés de Moscou, et qui n’a, pour l’heure, pas été livrée alors que les négociations entre russes et turques continuent au sujet du transfert de technologie et du partage industriel relatif à ce contrat.
Pour autant, cette annonce va probablement refroidir à nouveau les relations entre Ankara et Washington, et par transitivité avec les Européens, et ce d’autant que les tensions entre le camp occidental et la Russie se sont considérablement accrues depuis le 24 février. Il est évidemment difficile de concilier l’achat d’un nouveau système anti-aérien de pointe russe par Ankara membre de l’OTAN, et des russes qui multiplient les menaces contre l’Europe et l’occident, y compris dans le registre stratégique, qui plus est si cette transaction s’accompagne d’un transfert de technologie et d’une coopération industrielle entre les deux pays. Et si les russes n’exigeront probablement pas d’Ankara de choisir un camp, il est fort peu probable que les chancelleries occidentales s’accommodent de la zone grise dans laquelle évolue la Turquie depuis plusieurs années maintenant.
Il y a quelques semaines, Ankara avait relancé les négociations avec Paris et Rome au sujet du système anti-aérien SAMP/T Mamba. La livraison d’une seconde batterie de S-400 nuirait incontestablement à ces négociations
Reste qu’il semblerait également étonnant que Moscou accepte de livrer la seconde batterie S-400 dans les circonstances actuelles, alors que ses armées conventionnelles ont perdu plus de 10% de leurs capacités opérationnelles, et la plupart de leurs unités d’élite, en 2 mois de combat en Ukraine. En outre, les sanctions occidentales élargies frappant la Russie handicapent désormais durement l’industrie de défense du pays, et notamment sa capacité à livrer des systèmes de combat modernes, y compris à son principal client, les armées russes. Dans ces conditions, il parait peu probable que Moscou puisse livrer les batteries S-400 attendues par Ankara, mais également par New Delhi, à moins bien sur que l’Inde et/ou la Turquie ne consentent à servir d’intermédiaire pour alimenter l’industrie de défense russe en composants occidentaux indispensables à l’assemblage de ces systèmes.
Reste que dans ces conditions, il semble difficile, pour ne pas dire impossible, pour la France d’accéder à la demande italienne au sujet de l’exportation du système anti-aérien à moyenne portée SAMP/T Mamba vers la Turquie, qui plus est accompagnée d’un transfert de technologie important. De toute évidence, il est désormais indispensable pour Ankara de se positionner clairement et fermement dans le bras de fer qui oppose Moscou à l’OTAN, si la Turquie espère effectivement voir les sanctions américaines et européennes s’estomper, en particulier dans le domaine de l’armement, y compris dans celui des composants à usage dual.
Face à la montée en puissance des capacités de première frappe de la Corée du Nord, l’Etat-major sud-coréen, soutenu par le gouvernement, annonça en juillet 2019 son intention de se doter de deux porte-avions légers capable de mettre en oeuvre chacun 20 avions de combat F-35B à décollage et atterrissage vertical ou court. Selon les arguments avancés par les militaires, ce programme, désigné CVX, permettra de maintenir des capacités de frappe et de riposte même si Pyongyang venait à déclencher des hostilités contre son voisin du sud, et à détruire les bases aériennes sud-coréennes par des frappes préventives de missiles balistiques et de croisière. En 2020, cependant, le projet évolua pour ne concerner qu’un unique navire de 40.000 tonnes en charge dérivé des porte-hélicoptères d’assaut de la classe Dokdo, et Séoul ne commanda que 20 F-35B en conséquence.
Pour autant, de nombreuses voix se sont élevées à Séoul contre ce programme depuis son annonce, y compris dans le domaine académique, pour interroger quant à sa pertinence opérationnelle et son rapport couts-bénéfices. Selon ses détracteurs, les chances que l’ensemble des bases aériennes sud-coréennes soient effectivement neutralisées par surprise par la Corée du Nord sont faibles, d’autant que le pays investit massivement dans l’amélioration de ses capacités anti-missiles et anti-balistiques. En outre, Séoul n’a nullement besoin de capacités de projection de puissance, rôle principal d’un porte-avions, et se doter d’un tel navire uniquement pour répondre à des scénarios défensifs s’avèrerait bien peu efficace en matière budgétaire comme en matière de personnels.
Contrairement au Japon, Seoul n’envisageait pas de modifier ses 2 LHD classe Dokdo pour mettre en oeuvre des F-35B. On peut penser que si le programme CVX venait à être abandonné, l’hypothèse pourrait refaire surface.
Il est vrai qu’en matière de capacités de riposte et de controle de la menace, la flotte sud-coréenne dispose déjà, et disposera à l’avenir, de capacités plus que significatives. Elle s’est doté en effet, avec la série des 6 destroyers lourds KDX-III, d’une capacité navale performante tant pour contrer les missiles balistiques et missiles de croisière nord-coréen avec les missiles SM3 et SM6, que de capacités de frappe avec les missiles de croisière Hyunmoo-3 d’une portée de plus de 1500 km. En outre, le pays dispose désormais de missiles balistiques lancés à partir de sous-marins, ou SLBM, à bord de ses nouveaux sous-marins AIP Dosan Ahn Chang-ho capables de mettre en oeuvre le missile balistique à moyenne portée Hyunmoo-4-4. De fait, à la fin de la décennie, la flotte sud-coréenne disposera de 9 sous-marins et de 6 destroyers lourdement armés et capables de frappes de riposte contre les capacités offensives nord-coréennes.
Dans ce contexte, l’arrivée d’un unique porte-avions apparait effectivement comme redondante, et peu adapté à la doctrine de décapitation des capacités offensives adverses appliquées par les armées sud-coréennes. En effet, pour résister aux capacités offensives croissantes nord-coréennes, Séoul s’est dotée d’une doctrine spécifique visant à éliminer les capacités de frappe nord-coréennes par des attaques préventives, dès lors que l’intention de l’adversaire aurait été établie. Pour ce faire, les forces terrestres, aériennes et navales sud-coréennes évoluent depuis plusieurs années précisément pour répondre à ce besoin, et priver Pyongyang de ses capacités de frappe à l’aide de missiles balistiques, de croisière et de frappes aériennes, en particulier pour protéger la capitale Séoul qui n’est qu’à 40 km de la zone démilitarisée entre les deux pays, donc largement à portée des systèmes d’artillerie à longue portée de Pyongyang.
Les nouveaux sous-marins Dosan Ahn Chang-ho pourront mettre en oeuvre le missile balistique à changement de milieu Hyunmoo-4-4
En outre, contrairement au Japon qui doit avant tout faire face à une menace navale et aérienne contre lesquelles des porte-avions légers constituent effectivement une plus-value opérationnelle non négligeable, la nature de la menace contre laquelle la Corée du Sud doit de préparer est avant tout terrestre, la Marine et les forces aériennes nord-coréennes étant très en deçà numériquement et téchnologiquement de leurs homologues du sud. Dans ces conditions, et eu égard aux enseignements de la guerre en Ukraine contre un adversaire qui applique une doctrine héritée des doctrines soviétiques comme la Coréen du Nord, la pertinence du developpement d’un porte-avions pour accroitre les capacités défensives et de riposte de Seoul est effectivement questionnable.
C’est la raison pour laquelle le programme est désormais menacé par le parlement sud-coréen, alors même qu’un changement de majorité est en cours après les élections en mars 2022 de Yoon Seok-youl du parti du Peuple jusqu’ici dans l’opposition, au détriment du parti Démocrate de Moon Jae-In, president depuis 2017 mais qui ne se représentait pas. Pour de nombreux députés sud-coréens, l’argent qui doit être consacrée à ce programme serait bien mieux employée pour developer un programme de Sous-marins nucléaires d’attaque capables de pister dans la durée les sous-marins armés de missiles balistiques nord-coréens, et si besoin les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins chinois ou russes, s’alignant en cela sur des positions de plus en plus répondues, comme pour l’Etat-major de la marine indienne.
La Marine sud-coréenne disposera a terme de 6 destroyers lourds Aegis du programme KDX-III disposant de capacités anti-missiles et de capacités de frappe vers la terre
En tout état de cause, il est désormais probable que le programme CVX sera remis en question dans un avenir proche, et les chances qu’il soit maintenu apparaissent faibles, d’autant que le pays consacre déjà 2,6% de son PIB a son effort de defense, et est investi dans de nombreux programmes de nouvelle génération, comme le chasseur KF-21 Boromae. En outre, la porte franchit par Washington, Londres et Canberra au sujet de l’exportation de sous-marins à propulsion nucléaire ou des technologies nécessaires à leur developpement, a ouvert de nouvelles opportunités de planification pour Séoul potentiellement bien plus efficaces dans le cadre de la doctrine sud-coréenne.
L’artillerie anti-aérienne, de tous calibres, revient sur le devant de la scène pour faire face à des menaces que les missiles seuls ne peuvent traiter, comme les drones et essaims de drones.
Durant la guerre du Vietnam, les forces armées américaines perdirent près de 3.750 avions et 5.600 hélicoptères. Si la chasse et les missiles nord-vietnamiens jouèrent un rôle déterminant, ils n’abattirent ensemble que 15% des appareils perdus par les États-Unis, alors que les accidents ont représenté 25% des pertes enregistrées.
Les 60% restants étaient le fait de l’artillerie anti-aérienne nord-vietnamienne, qui constitua la plus grande menace pour les aéronefs américains durant toute la guerre. Peu onéreuses à l’acquisition et relativement simples à utiliser, les batteries anti-aériennes de facture soviétique et chinoise mises en œuvre par le nord-Vietnam abattirent à elles seules 45% des avions de combat et 70% des hélicoptères perdus au combat par les États-Unis durant ce conflit.
Pour autant, à l’issue de ce conflit, la priorité fut donnée à la conception de systèmes anti-aériens basés sur des missiles, jugés plus performants et plus précis que l’artillerie anti-aérienne, en partie du fait de l’excellente tenue des systèmes anti-aériens SA-6 égyptiens durant la guerre du Kippour en 1973, un nouveau système de facture soviétique à la fois mobile et performant, capable d’intercepter des avions évoluant à moyenne et haute altitude dans un rayon de 30 km, et qui posa d’importants problèmes et de nombreuses pertes aux forces aériennes israéliennes pendant les premiers jours du conflit.
De fait, durant les années 70, américains comme soviétiques s’engagèrent dans une course au développement de ce type d’armes, avec l’apparition du Patriot et du SM-2 outre Atlantique, et des S-300 et Buk coté soviétique. Dans le même temps, le nombre de systèmes d’artillerie dédiés à la défense anti-aérienne diminua rapidement, au profit de ces systèmes à longue portée, et des systèmes à courte portée comme le Roland franco-allemand et le SA-8 Osa soviétique.
Développé dans le cadre du programme BIG 5 de l’US Army au début des années 70, le système Patriot est emblématique de la suprématie du missile dans la defense anti-aérienne à partir de cette date
Comme toujours dans la compétition entre la lance et le bouclier, alors que les missiles anti-aériens devenaient de plus en plus performants, les forces aériennes dotèrent leurs appareils de capacités pour contrer ces systèmes, qu’il s’agisse de leurres, de systèmes de brouillage, du vol à très basse altitude et haute vitesse, et même de furtivité, ainsi que de moyens pour venir à bout des puissants radars qui contrôlent ces systèmes.
Surtout, à partir des années 90, apparurent des armes air-sol dites stand-off capables d’être larguées par un avion de combat à distance de sécurité, comprendre hors de portée des systèmes anti-aériens, pour frapper sa cible. De fait, le rapport de force évolua à nouveau, avec des armes stand-off difficiles à intercepter pour les missiles anti-aériens, et parfois même moins onéreuses que les missiles lancés contre elles.
Avec l’apparition des drones et des roquettes guidées dans les années 2000, le problème s’accentua, au point que le missile ne fut plus considéré comme la réponse absolue et ultime face aux menaces aériennes.
Pour y répondre, les ingénieurs de l’armement engagèrent la conception de trois systèmes complémentaires aux systèmes anti-aériens à longue portée : les systèmes anti-aériens à courte portée SHORAD, les systèmes à énergie dirigée, et de manière plus surprenante, le retour de l’artillerie anti-aérienne de fort calibre, portée, il est vrai, par les progrès réalisés dans ce domaine en particulier pour l’artillerie navale. Chacun de ces systèmes offre des propres avantages, mais également certaines limites.
Ainsi, les systèmes SHORAD, s’ils peuvent accompagner les unités mobiles, ont une portée et une puissance de feu limitée pour contrer les menaces comme les missiles de croisière, et ne sont d’aucune utilité, ou presque, contre les armes balistiques.
Les armes à énergie dirigée s’avèrent très efficaces contre les drones et les petites cibles lentes, mais sont soumis à des contraintes fortes en termes de durée d’exposition de la cible, et sont plus sensibles à la météo.
Le système M-SHORAD américain est une première réponse au retour des conflits de haute intensité et de la menace aérienne contre les forces américaines déployées sur les théâtres d’opération
Dans ces conditions, l’artillerie anti-aérienne de gros calibre pouvait effectivement représenter une approche complémentaire efficace, insensible à la météo, disposant d’une portée supérieure à celle des SHORAD, et d’un cout d’utilisation très inférieur à celui des systèmes anti-aériens à longue portée basés sur des missiles.
Dotée de munitions adaptées, et intégrée à un système de détection et de suivi des cibles aériennes, l’artillerie lourde peut donc effectivement constituer une alternative complémentaire et économique aux missiles anti-aériens à longue portée, aux côtés des systèmes SHORAD classiques et à énergie dirigée.
Cette approche est notamment particulièrement pertinente dans l’hypothèse d’un conflit dans le Pacifique, durant lequel la logistique et les moyens de projection de puissance seraient de toute évidence limités et dispersés, d’autant que l’US Air Force entend profiter des recherches faites par l’US Navy en matière de munitions hypersoniques dans le cadre de son programme de Railgun abandonné l’année dernière.
Le Japon développé un canon électrique pour renforcer La Défense antiaérienne et anis-missile du pays
Pour autant, les États-Unis ne sont pas les seuls à investir dans ce type de capacités. Ainsi, le Japon a annoncé en début d’année le développement d’un canon électrique de type Rail Gun pour compléter sa defense anti-missile, alors que les Européens développent ensemble le programme Pilum, lui aussi basé sur un Rail Gun.
La Chine, mais également la Turquie, ont, eux aussi, développé un programme de canon électrique dans cette optique. On peut donc s’attendre, dans les années à venir, à voir réapparaître des systèmes anti-aériens basés sur des capacités d’artillerie lourde, qu’ils soient navals ou terrestres, à propulsion classique, à poudre ou sur base de Rail Gun.
Ces dernières années furent particulièrement éprouvantes pour le constructeur suédois Saab, et son nouveau chasseur JAS-39 E/F Gripen NG. Après avoir été exclu de la compétition en Suisse, le groupe suédois fondait d’importants et légitimes espoirs de s’imposer pour le remplacement des F/A-18 finlandais, et était en final dans la compétition canadienne. Malheureusement, ces trois pays se tournèrent vers le F-35A américain. Dans le même temps, les forces aériennes européennes émergentes des pays de l’Est qui formèrent la clientèle initiale du Gripen dans les années 90 et 2000, se sont massivement tournées vers le F-16 Block 70 Viper américain, alors que même la Thaïlande, elle aussi cliente du Gripen, a annoncé qu’elle privilégiait désormais le F-35 à l’appareil suédois, et que la Croatie s’est tournée vers une flotte de Rafale d’occasion au détriment du Viper et du Gripen. Au final, à l’exception de la commande de 36 Gripen NG passée par le Brésil en 2014, le nouvel appareil de Saab n’a enregistré aucun autre succès à l’exportation, constituant une menace diffuse mais bien réelle sur l’avenir de la construction aéronautique militaire suédoise.
De fait, l’annonce faite par le général Carlos de Almeida Baptista Jr, Chef d’Etat-Major de l’Armée de l’Air brésilienne, à l’occasion de célébration sur la base Santa Cruz Air Force prés de Rio, constitue incontestablement une excellente nouvelle pour Stockholm. En effet, à l’occasion de la livraison des 4ème et 5ème Gripen NG brésiliens co-produits par Ambraer, celui-ci a déclaré que le Brésil allait prochainement acquérir 4 nouveaux monoplaces JAS-39E Gripen NG, et que des négociations allaient être entamées en vue d’acquérir 36 nouveaux appareils de ce type, alors que les 36 appareils de la première commande sont attendus d’ici la fin de l’année 2024.
Le JAS-39 E/F Gripen NG va offrir des capacités inédites de projection de puissance aux forces aériennes brésiliennes
Ces nouvelles commandes, estimées à 240 m$ pour les 4 appareils, et entre 1,8 et 2 Md$ pour le lot de 36 Gripen NG supplémentaires (contre 4,7 Md$ pour la première commande avec d’importants transferts de technologie), permettra aux forces aériennes brésiliennes de compléter leur flotte conformément au programme F-X qui visait initialement un format de 100 avions de combat, ramené ultérieurement à 70, et de conférer à Rio la plus importante force aérienne de combat du continent sud-américain. Avec une enveloppe finale entre 7,5 et 8 Md$, ce programme constituera également le plus important contrat d’armement jamais lancé par Brasilia, au même niveau que le programme de construction des 4 sous-marins Scorpene pour la Marine brésilienne attribuée au français Naval Group en 2009, et dont le dernier navire doit être lancé d’ici la fin de cette année.
Depuis le retrait de ses Mirage-2000, les forces aériennes brésiliennes s’appuient sur une flotte de 42 F-5EM et de 46 avions d’attaque léger AMX, aux cotés desquels évoluent une trentaine de EMB 314 Super Tucano pour la lutte anti-guérilla. L’arrivée des Gripen NG constituera une montée en puissance très significative pour cette force aérienne, l’appareil suédois étant donné d’une excellente avionique, d’un puissant radar Selenium Galileo AESA, et d’une panoplie d’armement comprenant le missile à courte portée allemand Iris-T et le missile à longue portée européen Meteor. En outre, les forces aériennes brésiliennes entendent se doter au cours de cette décennie d’une flotte d’avions ravitailleurs KC-390, et envisagent de se doter de ravitailleurs A-330 MRTT pour assurer la montée en puissance et leur conférer une capacité de projection de puissance aux JAS-39 E/F Gripen NG nouvellement acquis.
Les nouveaux sous-marins type Scorpene représentent, comme les Gripen NG, des capacités clés dans l’évolution des forces militaires brésiliennes.
Le pays est engagé dans un évolution visant à porter son effort de défense de 1,2% aujourd’hui à 2% de son PIB d’ici 2035, ce qui le placera incontestablement sur l’échiquier mondial des puissances militaires. Avec un budget de 22 Md$ en 2022, le Brésil occupe aujourd’hui la 13ème place au classement mondial des investissements de défense, et le pays entend notamment se doter d’une capacité d’intervention sur le continent sud-américain, mais également dans la zone Atlantique et Pacifique Sud. Pour cela, au delà du renforcement de sa force aérienne, Brasilia a engagé d’importants programmes navals, avec les 4 sous-marins Scorpene développés avec le français Naval Group, et 4 frégates de 3500 tonnes de la classe Tamandaré de type Meko construites avec l’allemand TKMS. Surtout, à plus long terme, le pays entend se doter d’un modèle de sous-marin nucléaire d’attaque conçu avec le soutien de la France, mais également d’un futur porte-avions de 50.000 tonnes à horizon 2040 qui pourrait emprunter la propulsion nucléaire développée pour les SNA, ainsi que de destroyers anti-aériens de 7000 tonnes pour constituer l’escorte du groupe aéronaval. De toute évidence, il faudra compter avec Brasilia dans les années à venir sur la scène militaire opérationnelle internationale.
Jusqu’il y a peu, Naval Group était considéré comme l’un des favoris de la compétition P75i lancée en 2017 par New Delhi en vue de concevoir et construire localement 6 nouveaux sous-marins d’attaque dotés d’un système de propulsion anaérobie, désigné par l’acronyme anglophone AIP pour Air Independant Propulsion. Le spécialiste français des navires militaires et des sous-marins pouvait en effet s’appuyer sur le précédant programme P75, lancé en 1999, basé sur le sous-marin Scorpene, et dont la 6ème et dernière unité a été mise à l’eau ce mercredi 20 avril. Après des débuts difficiles, comme c’est souvent le cas en Inde, le programme est parvenu à s’appuyer sur une dynamique industrielle efficace avec les chantiers navals Mazagon Dock Limited de Bombay, et les livraisons se sont enchainées à un rythme soutenu ces dernières années, offrant à la Marine Indienne un nouveau sous-marin très performant et particulièrement discret, bien supérieur aux Kilo et Type 209 encore en service.
Cette compétition difficile amena en 2020 le groupe suédois Saab et son constructeur naval Kockums à jeter l’éponge, et le spécialiste Allemand TKMS avait également annoncé vouloir se retirer en octobre 2020, ne laissant que le Russe Rubin avec la classe Amur, l’espagnol Navantia avec le S-80, le sud-coréen Huyndaï avec le DSME-3000 dérivé de la classe Dosan Ahn Changho, et le français Naval Group avec le SMX 3.0 pour concourir. Il semble depuis que TKMS ait fait marche arrière et se soit maintenu dans la compétition avec son Type 214. Pour autant, tout portait à croire que New Delhi regardait l’offre de Paris avec une grande bienveillance, jusqu’à ce que les conditions d’attribution du contrat aient été modifiées par les autorités indiennes, exigeant que le système propulsif anaérobie proposé par les constructeurs soit d’ores et déjà en service à bord de navires opérationnels. Malheureusement pour Naval Group, le système AIP de nouvelle génération proposé n’a jamais été installé sur un navire, excluant le groupe français de la compétition de fait.
Le Vagsheer, 6ème et dernier sous-marin de la classe Kalvari conçu par Naval Group, a été lancé le 20 Avril 2022 à Bombay
Pour autant, cette nouvelle exigence pourrait bien sonner le glas du programme P75i lui-même, puisque de tous les sous-marins restant en lice, seul le modèle sud-coréen est effectivement en service, ainsi que celui du Type 214 allemand si tant est que TKMS ait décidé de revenir dans la compétition. En réalité, les exigences initiales du programme, celles qui amenèrent les suédois et les allemands à jeter l’éponge, et les japonais à ne pas concourir, semblent contradictoires avec les nouvelles exigences publiées, excluant de fait Naval Group, mais également l’offre du Russe Rubin dans le même cas que le groupe français, et le S80 espagnol qui n’est pas encore opérationnel. Des voix s’élèvent déjà sur le sous-continent contre cette nouvelle exigence entrainant une compétition à un seul soumissionnaire, le sud-coréen Hyundai, avec les risques que cela impose quant à la conduite et la sérénité du programme.
Pour Naval Group, c’est évidemment un coup dur, le groupe français devant rebondir après l’annulation du contrat australien à l’automne dernier. Selon les déclarations de ses représentants sur place, l’entreprise française entend désormais se consacrer à l’évolution des sous-marins de la classe Kalvari, notamment pour les doter d’un système à propulsion anaérobie co-developpé avec l’industrie navale de défense indienne. La discrétion de cette annonce, peu évoquée dans la presse française, est évidemment liée aux négociations en cours entre Paris et New Delhi au sujet de la vente d’avions de combat Rafale M pour la Marine Indienne, ainsi qu’une possible nouvelle commande de ce même Rafale pour l’Armée de l’Air indienne. En outre, Naval Group aurait engagé des discussions en Inde au sujet d’une coopération en matière de construction de sous-marins à propulsion nucléaire, obligeant le groupe français à une attitude mesurée et constructive.
Paris négocie la vente d’une cinquantaine de Rafale M à la Marine Indienne pour équiper les porte-avions indiens présents et à venir.
Reste que Naval Group est une nouvelle fois handicapé par ce qui constitue une de ses plus grandes faiblesses sur la scène internationale. En effet, la France, comme la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, a décidé de n’équiper sa Marine Nationale que de sous-marins à propulsion nucléaire, ne permettant pas à Naval Group de s’appuyer sur des modèles en service au sein de sa propre marine sur la scène internationale. Or, si les chantiers navals britanniques et américains ont renoncé à exporter des modèles à propulsion conventionnelle, les ventes à l’exportation des sous-marins de Naval Group constituent une activité industrielle, economique et technologique indispensable aux équilibrés budgétaires et industriels du groupe français, qui avait réussi l’exploit de vendre 14 sous-marins Scorpene aux marines indiennes, brésiliennes, malaysiennes et chiliennes, alors que la Marine Nationale n’opérait ni ce modèle, ni plus aucun sous-marin à propulsion conventionnel.
Cette situation pourrait bien devenir plus critique dans les années à venir, alors que de nouveaux acteurs s’implantent durablement sur le marché international des sous-marins à propulsion conventionnelle ou AIP. Outre la Suède, la Russie et l’Allemagne, concurrents traditionnels de Naval Group sur le marché des sous-marins à propulsion conventionnelle, sont apparus ces dernières années des modèles performants et fiables venus de Chine (Type 039A/B), de Corée du Sud (classe Dosan Ahn Changho), du Japon (classe Taïgei), alors que l’Espagne (modèle S-80) et la Turquie entendent elles aussi d’implanter sur ce marché très concurrentiel, notamment pour le remplacement des nombreux Type 209 et Kilo encore en service dans les marines mondiales. Dans ce contexte, le fait de ne pas disposer d’un modèle en service au sein de la Marine Nationale, permettant notamment de faire la démonstration des performances des nouveaux modèles français en matière de propulsion, de discrétion et d’autonomie, pourrait bien sonner le glas des exportations françaises dans ce domaine, ne laissant guère que l’exportation de sous-marins à propulsion nucléaire comme alternative difficile, et tout aussi concurrentielle, pour le groupe français.
Tout innovants qu’ils puissent être, les concepts de Naval Group ne suffiront probablement plus à convaincre de futurs clients dans les années à venir sans démonstrateur ou modèle de série en service au sein de la Marine Nationale.
En outre, contrairement à d’autres groupes comme l’allemand TKMS, le japonais Mitsubishi ou le sud-coréen Hyundai, Naval Group, qui est détenu à 62% par l’Etat français et à 35% par Thales, ne peut s’appuyer sur les marchés pour financer son innovation et sa croissance. Et rien ne garantit que Naval Group puisse trouver un nouveau primo-client comme ce fut le cas du Chili pour le Scorpene, pour faire la démonstration de son savoir-faire. Ce qui a souvent été présenté en Europe comme un atout pour la pérennité du groupe naval français héritier des arsenaux royaux créés en 1631, constitue désormais un handicape sévère pour faire face aux évolutions du marché mondial en devenir, et l’exclusion de la compétition indienne P75i constitue, après l’Australie, un ultime signal d’alarme pour les autorités françaises dans ce domaine. De toute évidence, il est désormais indispensable de faire évoluer les paradigmes d’équipement en France afin de maintenir cette activité clé pour l’avenir de la dissuasion comme de la construction navale française, qui ne peut maintenir des compétences en matière de construction sous-marine en ne construisant que 6 SNA et 4 SNLE tous les 35 ans.