Dire que la planification de l’US Navy en matière de construction navale est chaotique ces 20 dernières années tiendrait de la plus sévère litote. Entre les programmes avortés ou plus que décevants comme les destroyers Zumwalt et les Littoral Combat Ship, un budget en faible progression, et face à un effort chinois extraordinaire d’efficacité et à la renaissance de la construction navale russe, il est vrai que la suprématie navale de la marine américaine, considérée il y a encore quelques années comme inamovible, fait désormais face à des défis inédits depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale. En outre, les chantiers navals américains eux-mêmes sont désormais largement critiqués pour leurs couts en hausse constante, leurs délais rarement respectés, et pour certains problèmes qualitatifs plus que contraignants, allant même jusqu’à provoquer le retrait anticipé de navires flambants neufs alors même que le nombre de navires de combat disponible est redevenu un enjeu stratégique.
Après des années d’errements en grande partie conditionnée par des joutes politiques entre la Maison Blanche et le Congrès, l’US Navy a de toute évidence décidé de ne plus absorber les conséquences de ces oppositions, mais de mettre l’exécutif comme le législateur face à la réalité, quitte a épaissir le trait au delà du raisonnable. C’est ainsi qu’après avoir présenté trois programmes de planification industrielle navale structurés pour ne laisser que peu de choix aux élus américains, c’est au tour de son Chef d’Etat-Major, l’Amiral Mike Gilday, de presenter clairement les alternatives et conséquences des atermoiements politiques et industriels qui ont handicapé son évolution ces dernières années. Face à la Commission des Forces Armées du Sénat américain, l’officier a en effet annoncé que l’US Navy n’était désormais plus en capacité de répondre simultanément à deux engagements majeurs, si elle devait contrer en même temps la flotte chinoise dans le Pacifique, et la flotte russe dans l’océan Atlantique et en Europe. Au mieux, dit-il, la flotte américaine peut-elle s’engager sur un front et contenir le second, mais en aucun cas s’imposer en parallèle sur les deux.
La planification navale US n’aura pas souffert uniquement d’un manque de crédits ces dernières années, elle doit également assumer des arbitrages très contestables en terme de capacités, comme concernant les Littoral Combat Ship ou les destroyers Zumwalt.
Si les déclarations du Chef d’Etat-Major de l’US Navy constituent un dur rappel à la réalité adressé aux sénateurs américains, elles ne constituent en rien un surprise. En effet, ces dix dernières années, Pékin a considérablement développé ses capacités navales, alignant désormais plus de 350 navires de combat au sein des Forces Navales de l’Armée Populaire de Libération, alors que l’US Navy n’en dispose, aujourd’hui, que de 298, et ce nombre est appelé à baisser dans les années à venir. Certes, en terme de tonnage, de puissance de feu et d’entrainement, l’US Navy surclasse encore nettement son adversaire chinois, alignant 5 fois plus de porte-avions et de navires d’assaut, 3 fois plus de destroyers et croiseurs, et 4 fois plus de sous-marins nucléaires d’attaque que Pékin. Pour autant, la flotte chinoise s’est structurée de manière très cohérente pour répondre aux hypothèses d’engagement dans le Pacifique occidental et dans l’Ocean Indien, avec de nombreuses frégates et corvettes, ainsi qu’une importante flotte de sous-marins à propulsion conventionnelle parfaitement adaptés à cet usage. En outre, celle-ci va continuer de croitre rapidement, avec 65 nouveaux navires attendus dans les 4 années à venir, et un format estimé à plus de 450 navires d’ici 2030, dont de nombreux destroyers, sous-marins nucléaires et probablement deux nouveaux porte-avions lourds.
Dans le même temps, la flotte russe doit également profondément évoluer, avec l’entrée en service d’une quinzaine de destroyers et frégates, d’une dizaine de sous-marins nucléaires d’attaque et autant de sous-marins à propulsion conventionnelle, ainsi que de nouveaux bâtiments d’assaut, mais également avec la modernisation des capacités de frappe dont disposeront ces navires, ainsi que l’aéronautique navale et les batteries côtières russes, avec en particulier l’arrivée du missile anti-navire hypersonique 3M22 Tzirkon et de versions aéroportées réduites du Kinzhal et du Tzirkon pour armer les avions de combat et les drones à long rayon d’action sensés eux aussi rejoindre les forces russes dans la présente décennie. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que l’Amiral Gilday estime que l’US Navy ne sera pas en mesure de s’opposer pleinement et simultanément aux ces deux capacités aéronavales sur la base de la programmation navale actuellement en cours qui verra la flotte de destroyers américains ramenée à moins de 70 unités, et celle de sous-marins nucléaires d’attaque plafonner à 60 bâtiments.
L’arrivée des nouveaux sous-marins nucléaires lance-missiles de la classe Yasen-M constitue un important gain de capacités pour la Marine russe
Pour autant, les déclarations du Chef d’Etat-Major naval américain tiennent également, d’une certaine manière, de la manipulation. En effet, concomitamment à la montée en puissance des marines chinoises et russes, celles de leurs voisins et alliés des Etats-Unis, évoluent également rapidement. Ainsi, dans le Pacifique, les flottes japonaises, sud-coréennes ou encore australiennes ont engagé de profondes transformations, avec près d’une trentaine de destroyers, d’une quarantaine de frégates, plusieurs navires aéronavals et d’une cinquantaine de sous-marins d’attaque, y compris nucléaires pour l’Australie et peut-être pour la Corée du Sud. En Europe, les membres de l’OTAN alignent pour leur part une cinquantaine de destroyers, autant de frégates, 6 porte-aéronefs et porte-avions, et près d’une soixantaine de sous-marins d’attaque, dont 13 à propulsion nucléaire (7 Astute britanniques et 6 Suffren français). soit une force navale largement capable de contenir celle dont dispose la Russie, ce sans compter la flotte canadienne qui disposera d’une quinzaine de destroyers/frégates lourdes et de plusieurs sous-marins sur ses façades Pacifique et Atlantique.
En d’autres termes, si la puissance navale américaine à venir sera probablement effectivement insuffisante pour s’opposer seule simultanément à Moscou et Pékin, le rapport de force sera tout autre dès lors que l’on considère les flottes des alliés des Etats-Unis au sein de l’OTAN et dans le Pacifique, une situation somme toute parfaitement identique à celle des forces aériennes et terrestres américaines, et par ailleurs connues depuis plusieurs années. Il est vrai que rien de garantit à Washington que le Japon ou la Corée du Sud soutiendront effectivement un effort américain visant à contenir un assaut chinoise contre Taïwan, même si les lignes évoluent rapidement sur cette question en particulier à Tokyo. Pour autant, la question ne se pose pas concernant les alliés de l’OTAN face à la Russie, en particulier concernant les forces navales européennes bien supérieures à celles dont dispose effectivement la Russie sur ce théâtre. Il fait d’ailleurs peu de doute que ces aspects n’échapperont pas aux législateurs américains, y compris au sein du GOP (Great Old Party, le nom commun du Parti Républicain).
Le premier porte-avions chinoise Type 003 sera lancé dans les jours à venir. Ce navire conférera à Pékin des capacités étendues en matière de combat aéronaval et de projection de puissance
Reste que d’un certain point de vue, la suprématie navale absolue des Etats-Unis, celle sur laquelle Washington a construit en grande partie sa stratégie géopolitique ces 70 dernières années, est effectivement menacée par la montée en puissance des marines chinoises et russes, et plus généralement par l’accroissement plus que sensible des capacités navales dans le Monde. Dans ce contexte, il peut sembler justifié pour l’US Navy de provoquer une certaine prise de conscience au Congrès comme à la Maison Blanche pour que cessent les arbitrages purement politiques qui ont handicapé en partie son évolution ces dernières années, et pour se doter à nouveau d’une stratégie de planification adaptée aux enjeux à venir, y compris en secouant directement les grands et puissants chantiers navals américains en situation de rente d’état depuis des décennies. En présentant la chose de cette manière, l’Amiral Gilday espère probablement y parvenir, même s’il faut pour cela tordre un peu la réalité des rapports de force navals dans le monde.
Malheureusement, l’exemple du retard à l’allumage français en matière de munition vagabonde est loin d’être anecdotique, et d’autres exemples récents, dans le domaine des drones, de la guerre électronique, des systèmes de protection actifs, des CIWS et bien d’autres, montrent que la France, qui avait bâti son succès sur sa capacité à anticiper l’émergence de ce type de besoin et à y répondre de manière creative, innovante, et différenciée de ce que proposaient américains, britanniques et allemands, s’est semble-t-il éloignée de ses atours traditionnels, au point que l’on peut s’interroger sur le fait que la pays aurait effectivement perdu l’audace et l’esprit d’innovation qui caractérisaient son approche industrielle de défense. Dans cet article, nous étudierons les raisons ayant amené à cette situation, mais également les solutions pour sortir de cette spirale qui, à terme, nuit tant à l’industrie de défense nationale qu’à l’autonomie stratégique et au rayonnement international du pays, ainsi qu’à l’efficacité des armées dans un contexte pourtant de plus en plus tendu.
Si le Switchblade 300 connait son heure de gloire aujourd’hui, il est entré en service au sein des Forces Spéciales US en 2011, et fut utilisé avec succès en Afghanistan et en Irak
Les raisons historiques du succès de l’innovation défense française
Dès le début des années 50, la France entreprit de reconstruire son industrie de défense, et d’en faire un outil au service de sa souveraineté et de son rayonnement international. Pour y parvenir, elle fit un choix particulièrement payant, celui de s’appuyer sur une organisation très dynamique et agile de ses programmes de défense donnant la part belle à l’innovation, de sorte à se positionner efficacement face aux géants américains et soviétiques, mais également à l’industrie britannique encore très présente sur la scène internationale à cette époque. Rapidement, les industriels français firent montre de cette audace en matière d’innovation, avec par exemple l’arrivée du Mirage III, des hélicoptères Alouette, et des blindés AMX. L’effort se poursuivit dans les années 60 et 70, et la France se positionna sur d’autres secteurs de pointe, comme la missilerie avec les Magic, Exocet et Milan, ou la construction sous-marine avec les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins classe Redoutable, et en produisant de nouveaux avions et hélicoptères de combat de qualité, comme le Mirage F1 et les hélicoptères Super Frelon, Gazelle et Puma, ces derniers étant co-produits avec la Grande-Bretagne.
Icone de la créativité et de l’audace de l’ingénierie de défense française, le Mirage III tenait la dragée haute en terme de performances et de capacités aux meilleurs appareils américains de la série Century.
Cette propension à l’innovation et à l’audace culmina au début des années 90, avec l’arrivée simultanée du programme Rafale, des frégates légères furtives, de missiles comme le MICA et le Hades, de l’hélicoptère Tigre et du char de combat Leclerc, tous offrant des bénéfices très marqués vis-à-vis des modèles concurrents américains et européens. Ainsi, les FLF La Fayette étaient les premiers navires de ligne conçus spécifiquement pour réduire leur image radar; le MICA offrait des capacités et une souplesse d’emploi inégalées avec ses deux autodirecteurs IR/EM interchangeables, et le missile balistique Hades suivait déjà une trajectoire semi-balistique pour contrer les défenses anti-balistiques soviétiques, plus de 10 ans avant l’Iskander. Quant au Tigre, qui devait alors être commandé à 225 exemplaires par l’Aviation Légère de l’Armée de Terre, il offrait des couts d’acquisition et d’utilisation plus de 2 fois inférieurs à ceux de l’Apache américain, pour des performances comparables. Au final, au début des année 90, les productions industrielles françaises étaient parfaitement concurrentielles et offraient des approches innovantes différenciées de celles des Etats-Unis, ceci ayant permis au pays de s’imposer comme le 3ème exportateur de systèmes de défense de la planète, derrière les Etats-Unis et la Russie.
Evolution vers une approche conservatrice de la production industrielle de défense
Avec l’effondrement du bloc soviétique, mais également après la Guerre du Golfe qui consacra la supériorité occidentale à l’échelle de la planète, les investissements en matière de programme de défense connurent un coup d’arrêt brutal, amenant les industriels et les armées à travailler sur leurs acquis, et au travers des bras de fer permanents de sorte à conserver certaines capacités clés. Ainsi, des programmes comme Rafale, Tigre et Leclerc, furent dépourvus de leur dynamique industrielle avec des volumes considérablement revus à la baisse et des calendriers largement étalés. Il en fut de même pour nombre de nouveaux programmes, comme les frégates FREMM, entrainant un lent mais inexorable basculement des industriels comme des états-majors d’une posture volontaire et innovante, vers une approche conservatrice visant à préserver ce qui pouvait l’être dans la durée. En outre, sur la même période, les grandes industries du secteur se restructurèrent et entreprirent de se consolider, en particulier au niveau Européen, ceci donnant naissance à Airbus Hélicoptères, MBDA et plus récemment KNDS, alors que politiquement, une majorité de nouveaux programmes majeurs n’étaient plus considérés qu’au spectre de la coopération européenne.
Initialement, l’hélicoptère de combat tigre ne coutait que 18 m€, moins de la moitié du tarif d’acquisition de l’AH 64 Apache américain à la même époque. Mais la réduction des volumes et l’étalement des livraisons multiplièrent par 2 le prix unitaire de chaque appareil.
Or, comme l’ont montré les programmes A400M et NH90, mais également les efforts avortés franco-britanniques en matière de drone de combat et de porte-avions, et plus récemment les nombreuses difficultés rencontrées par les programmes SCAF, MGCS et autres Eurodrone, la coopération européenne, si elle permet de renforcer l’émergence d’une identité européenne stratégique, souffre aussi de délais allongés et de contraintes antagonistes selon les cahiers de charges et les agendas de chaque participant. En d’autres termes, la composante européenne de ces programmes est profondément antinomique avec ce qui fit le succès de l’industrie de défense française ces 60 dernières années. Pire, elle entraine un glissement progressif de l’approche française basée sur la réactivité et l’ingéniosité, vers une approche de type allemande, visant à produire des équipements très performants mais excessivement conventionnels, le plus souvent à des prix très élevés. Notons au passage que l’approche allemande n’est pas, en soit, critiquable ou inefficace, il suffit de constater le succès des Leopard 1 et 2, des sous-marins Type 209/212/214 et des corvettes et frégates de la famille Meko pour s’en convaincre. En revanche, elle est à l’opposé stricte de ce qui caractérisait l’offre française dans ce domaine jusqu’il y a peu.
Pourquoi cette situation ?
Comme souvent, les raisons, et par transitivité les reponsabilités, concernant une telle évolution, sont nombreuses et partagées. Ainsi, si les Etats-majors français y ont incontestablement joué un rôle en s’éloignant des propositions industrielles innovantes et souvent en avance de phase sur l’évolution des besoins, ils y étaient le plus souvent largement contraints par des arbitrages budgétaires très difficiles alors qu’ils répondaient à une pression opérationnelle particulièrement intense, obligeant les armées à des décisions des plus conservatrices pour tenter de répondre aux urgences, et préserver ce qui pouvait l’être. C’est ainsi, à titre d’exemple, que la Marine nationale ne fit que très peu d’effort pour soutenir les principaux marchés de DCNS devenu Naval Group, en particulier dans le domaine des sous-marins à propulsion conventionnelle et des corvettes, ceux-là même qui firent le succès international du groupe ces 20 dernières années. De même, l’Armée de l’Air s’éloigna rapidement du programme NEURON alors qu’il est désormais évident qu’un tel drone de combat répondrait efficacement à nombre d’enjeux en terme de haute intensité. L’Armée de terre, pour sa part, ignora le programme de système de protection hard-Kill Shark de Thales présenté en 2008, soit conjointement au début des travaux sur le Trophy israélien qui aujourd’hui est plébiscité partout en occident et au delà.
Le Neuron de Dassault Aviation offrait à la France et à ses partenaires européens une opportunité unique de se positionner sur le domaine des drones de combat furtifs de nouvelle génération. Mais le programme ne fut pas suivi par les autorités françaises ni par l’Armée de l’Air, qui privilégiaient alors le maintient de la ligne de production Rafale.
Les industriels, eux aussi, ont une part de responsabilité, en ayant glissé d’une posture très dynamique et volontaire à la fin des années 80, vers une stratégie à la limite de la rente d’état aujourd’hui, entrainant des décisions parfois contestables comme l’annulation des 5 dernières FREMM au profit de 5 FDI moins lourdes et moins bien armées, uniquement afin de permettre à Naval Group de faire tourner ses bureaux d’étude en manque d’activité dans l’attente de l’entame des travaux pour le remplacement du PAN Charles de Gaulle. D’autres dérives ont émergé ces dernières années, tant dans la production que de la maintenance aéronautique, montrant que les industriels cherchent parfois à préserver leurs marges au détriment des armées et de leur efficacité. Pour autant, cette situation n’est pas, elle non plus, apparue d’elle même et sans contexte. En effet, les industriels ont, pour ainsi dire, été largement dissuadés ces dernières années/décennies de prendre toute initiative visant à sortir du cadre stricte imposé par la DGA, au risque d’y perdre beaucoup, comme ce fut le cas pour le Super Mirage 4000 de Dassault et du CRAB de Panhard. Récemment encore, plusieurs projets pourtant très prometteurs, comme le SCARABEE d’Arquus, le Neuron de Dassault, le drone sous-marin à longue endurance de Naval Group, ou l’E-Racer d’Airbus Hélicoptères, n’ont pas reçu le soutien qu’ils méritaient de la part des autorités et des armées, là ou il est très probable qu’ils apporteraient des réponses opérationnelles très avancées, et s’ouvriraient des marchés majeurs à l’exportation.
Le SCARABEE d’arquus offre des performances hors normes pour un véhicule blindé léger, en particulier pour couvrir certains types de mission nécessitant endurance, furtivité et puissance de feu. Mais la DGA a refusé de considérer ce modèle pour le remplacement des VBL de l’Armée de terre, renvoyant Arquus et ses ambitieuses initiatives à la planche à dessin numérique.
Les autorités de tutelles ont, enfin, d’importantes responsabilités au sujet de cette situation, qu’il s’agisse de la Direction generale de l’Armement ou des autorités politiques, du Ministère de La Défense devenu Ministre des Armées, à l’Elysée. Ainsi, il est incontestable que la faiblesse des investissements de défense durant ces 25 dernières années, alors même que les armées faisaient face à une transformation structurelle majeure avec la professionnalisation des forces, et à une activité opérationnelle très soutenue, que ce soit en Afrique, en Europe ou au Moyen-Orient, a joué un rôle important dans les changements de posture des armées et des industriels sur la même période. De même, le tropisme européen systématique de cette dernière décade a sans nul doute amené les industriels à s’aligner sur les pratiques majoritaires et très conservatrices de l’industrie européenne de défense, plutôt qu’à privilégier la souplesse et l’audace dont ils faisaient traditionnellement preuve jusque là. Enfin, le rôle de plus en plus central de la DGA dans l’ensemble de ces programmes, aura lui aussi handicapé cette souplesse et flexibilité qui faisait la force de l’industrie de défense française. En dépit de cela, ni les armées, ni les industriels, n’ont jamais cherché à peser efficacement dans ce domaine, en portant par exemple le débat sur la scène publique, de sorte à induire des perceptions différentes de la part des dirigeants politiques, alors qu’en Allemagne, en Grande-Bretagne ou encore outre Atlantique, de telles pratiques sont courantes, même si elles interviennent à différents échelons selon les pays.
Comment sortir de cette dynamique ?
Pour autant, la situation actuelle n’est pas inéluctable. En premier lieu, l’ingéniosité typique des ingénieurs français n’a, fort heureusement, pas été érodée par ce lente descente aux enfers. Comme dit précédemment, et évoqué de manière détaillée dans cet article, les entreprises de défense française ont, dans leurs cartons, de nombreux projets disruptifs et très prometteurs pour renforcer l’efficacité des armées françaises comme pour pérenniser l’industrie de défense et son originalité dans la durée. De fait, la matière première indispensable et sans laquelle tout rebond serait hors de portée, existe bien. Reste à lui donner un environnement favorable pour se developper. La première des réponses est naturellement budgétaire, et passe très probablement par l’augmentation des moyens et du périmètre donnés à l’Agence Innovation de Défense, pour la faire passer du statut de « Super Mission Innovation Défense » initiée par l’Amiral Le Pichon à la fin des années 80, à celui d’une agence ayant les prérogatives d’une DARPA à la française, y compris pour poursuivre des projets dont l’intérêt ne semble pas évident à la DGA, au Ministère ou aux Etats-Majors à l’instant présent.
Le drone sous-marin autonome à longue endurance présenté en 2021 par Naval Group offre d’innombrables possibilités opérationnelles et commerciales. Pour autant, le programme n’est toujours pas soutenu par la DGA ou le Ministère des Armées
Il semble également indispensable de faire évoluer la stratégie pan-européenne parfois appliquée à l’excès depuis des années dans ce domaine. Il est ainsi possible de s’appuyer sur des coopérations comme celles mise en oeuvre au sein du programme NEURON, sous la forme d’un projet national mais ouvert à la participation dynamique européenne, plutôt que dans le cadre extrêmement stricte de la coopération ab-initio employée jusqu’ici avec des résultats souvent contestables en terme de couts et de délais. S’il ne s’agit pas d’abandonner ce qui existe déjà, et qui a ses vertus, il convient de dégager une seconde voie plus souple et plus réactive pour developper des programmes alternatifs et complémentaires de ceux relevant d’une coopération devenue avec le temps traditionnelle.
Pour autant, ces évolutions ne pourront avoir lieu qu’avec un profond changement de posture des autorités contrôlant la programmation industrielle de défense, ainsi que les cordons de la bourse. Si un effort pédagogique vers les décideurs est naturellement indispensable, il semble peu probable qu’il soit suffisant à la vue des tentatives avortées en ce sens ces vingts dernières années. Il est donc indispensable, pour y parvenir, d’engager un effort visant à amener les autorités à modifier leur propre perception de cette problématique, ceci ne pouvant passer que par la création d’un rapport de force politique par l’intermédiaire d’une sensibilisation accrue de l’opinion publique à ces questions. Or, aujourd’hui, le contexte géopolitique et la résurgence des menaces, y compris en Europe, constituent un terreau extrêmement favorable pour mener une telle initiative, alors que tous les médias traitent en continue de l’évolution des tensions internationales ainsi que des systèmes d’arme. En d’autres termes, la solution, aujourd’hui, repose très probablement dans un effort concerté entre industriels et militaires, visant à refaire des questions de défense un enjeu politique au sens noble du terme, et ainsi faire bouger les lignes de force qui éloignent la France de cette approche historique et audacieuse qui fit son succès. Vont-ils le faire ? C’est toute la question ….
Si les Etats-Unis et une partie des Européens tendent à adoucir leurs positions vis-à-vis de la Turquie, les autorités et les militaires grecques, quant à eux, sont loin de partager cette espérance au sujet d’un possible changement de méthode et d’objectifs de la part du Président turc, R. T Erdogan, et d’une normalisation des relations avec Ankara. Alors que la Grèce peut s’appuyer sur une croissance solide de 8,1% en 2021 et de plus de 7% prévus en 2022, et que ses finances publiques sont à nouveau dans le vert, Athènes peut désormais se concentrer sur la modernisation de ses forces terrestres, après avoir consacré d’importants efforts pour moderniser ses forces aériennes avec l’acquisition de 24 avions Rafale et la modernisation de 80 F-16 au dernier standard Block 70, ainsi que de ses forces navales, avec l’acquisition de sous-marins Type 214 et de frégates FDI.
Pour cela, Athènes va probablement se tourner vers son partenaire historique, l’Allemand Krauss Maffei Wegman, qui vient de transmettre une proposition jugée très attractive par les autorités helléniques. Le groupe allemand propose en effet de porter les 183 Leopard 2A4 actuellement en service au sein des armées grecques au standard A7, et de moderniser 190 de ses Leopard 1 A5 pour un montant de 1.3 Md€, ceci incluant la création d’une usine de maintenance dans le pays. En outre, KMW propose à Athènes d’équiper les 183 Leopard 2A7 du système de protection actif hard-kill Trophy de l’israélien Rafael, dans une configuration similaire à celle choisie par la Bundeswehr (mais pour seulement 17 de ses chars) pour un surcout de 600 m€, ceci incluant l’installation du système par l’industriel allemand. Selon le site Defensereview.gr, la proposition aurait été accueillie avec satisfaction par le Ministre de la Défense Nikos Panagiotopoulos lors d’une rencontre avec l’ambassadeur allemand qui s’est tenue hier à Athènes.
KMW propose la modernisation de 190 Leopard 1A5 grecs avec notamment le remplacement du canon principal et des systèmes de visée
L’offre allemande ne s’est cependant limitée à la seule modernisation du parc de chars lourds d’origine allemande en service au sein des forces armées helléniques. En effet, Rheinmetall aurait se son coté proposé à Athènes 200 véhicules blindés de combat d’infanterie Marder 1 A3 d’occasion et modernisés pour un prix unitaire de l’ordre d’un demi million d’euro, alors que le groupe de Düsseldorf annonce disposer de 200 véhicules prêts à être livrés dans des délais très courts, même en tenant compte de la modernisation des blindés vers un standard plus moderne, comme le A5 incluant des systèmes de protection supplémentaires (brouilleurs, camouflage multi-spectral). L’offre a été jugée attrayante par les autorités grecques selon ce même site. On notera que ces 200 Marder avaient été demandés par l’Ukraine à Berlin il y a quelques semaines de cela, alors que Rheinmetall avait annoncé en disposer à cet effet, mais les autorités allemandes avaient alors refusé une telle livraison.
Si Athènes venait à accepter l’offre de KMW concernant la modernisation de ses Leopard 1 et 2, ce qui est probable, la Grèce disposerait alors d’une des plus modernes et puissantes forces de frappe blindées sur le vieux continent, en particulier si le pays souscrit l’intégration du système de protection actif Trophy israélien. En effet, l’Allemagne, de son coté, a décidé de n’acquérir que 17 kits Trophy pour n’équiper qu’une compagnie de chars si ceux-ci devaient être déployés, alors que la Grande-Bretagne a décidé d’installer ce système sur l’ensemble de son futur parc de chars Challenger 3, mais qui se limitera à 148 blindés. La France, pour sa part, n’a pour l’heure pas annoncé l’installation d’un tel système pourtant de manière évidente indispensable pour les blindés de pointe, dans le cadre de la modernisation de ses 200 chars Leclerc actuellement en cours. La Pologne, pour sa part, n’a pas encore annoncé de décision ferme au sujet de l’installation du Trophy sur les 250 chars lourds Abrams M1A2 commandés récemment aux Etats-Unis, comme c’est le cas pour une partie des chars lourds de l’US Army.
Rheinmetall a proposé a Athènes la vente de 200 véhicules de combat d’infanterie d’occasion Marder 1 modernisés pour un tarif unitaire de 500.000 €
Reste qu’au delà de la modernisation des capacités miltaires grecques, se pose, pour les européens, la question épineuse d’un éventuel soutien à Ankara pour renforcer et moderniser les capacités militaires turques. Si Ankara a agi conformément à ses engagements au sein de l’OTAN dans le contexte de la guerre en Ukraine, et a apporté un important soutien à Kyiv notamment en livrant des drones de combat TB2 Bayraktar, rien ne garantit, comme le pensent grecs et chypriotes, que les ambitions du président Erdogan en Méditerranée orientale n’émergeront pas à nouveau une fois cette crise passée. Pour autant, les armées turques constituent dans le même temps une composante essentielle dans le dispositif défensif de l’OTAN pour contenir la menace dans le sud de l’Europe, en Mer noire et au Moyen-orient, ceci créant un dilemme bien difficile à résoudre pour les chancelleries occidentales. Il est probable que, dans ce domaine, américains comme européens attendront le résultat des prochaines élections présidentielles et législatives turques qui se tiendront en juin 2023 avant d’arbitrer les sujets les plus sensibles.
La guerre en Ukraine a engendré une certaine radicalisation au niveau des relations internationales, en Europe bien évidemment, mais également sur l’ensemble de la Planète. Dans ce contexte, le Venezuela du Président Maduro n’a pas manqué de jouer une carte importante, en affichant dès l’entame du conflit un soutien sans faille à Moscou, et en votant systématiquement contre les textes visants la Fédération de Russie aux Nations Unies. Pour Caracas, il s’agit de s’attacher les bonnes grâces du Kremlin, dont le soutien militaire et en terme d’exportation d’armement est indispensable au maintien du régime en place. Si le rapprochement avec Moscou et Pékin date de la période Chavez, il s’est intensifié sous le régime de Maduro, le Venezuela ayant obtenus de la Russie des conditions favorables pour acquérir de nouveaux équipements, en particulier des avions de combat Su-30.
Cette nouvelle étape franchie par Caracas n’est pas sans générer de profondes inquiétudes autour du pays, en particulier en Colombie, alors que les deux pays entretiennent des relations plus que tendues depuis 2015, d’autant que si le budget defense vénézuélien est 12 fois inférieur à celui de son voisin, le pays n’en dispose pas moins d’une force armée bien mieux équipée, alignant notamment des chars lourds T-72, des hélicoptères de combat Mi-35 et des canons automoteurs 2S19 Msta-S dont sont dépourvues les forces armées Colombiennes, longtemps organisées principalement pour la lutte anti-terroriste contre les FARC et la lutte contre les narcotrafficants qui contrôlaient en partie le pays. Dans ces conditions, l’annonce faite le 10 Mai par le président américain Joe Biden, selon laquelle la Colombie rejoignait désormais la liste des pays alliés majeurs n’appartenant pas à l’OTAN, laisse supposer d’un probable durcissement des relations entre les deux pays d’Amérique du Sud.
Contrairement à la Colombie, le Venezuela dispose de materiels lourds adaptés à l’engagement de haute intensité, notamment 92 chars lourds T-72B1 fournis par la Russie
Si cette classification n’engendre pas d’engagement de defense réciproque, comme c’est le cas pour les membres de l’OTAN, elle ouvre toutefois de nombreuses opportunités pour Bogota, qui verra ses demandes d’acquisition de matériel de défense américains sensiblement simplifiées et accélérées, tout en permettant une plus grande coopération economique et militaire entre les deux pays. Et les autorités colombiennes n’ont guère tardé à s’emparer de ces opportunités, en annonçant souhaiter acquérir une cinquantaine de chars lourds M1A2 Abrams d’occasion, précisément pour être en mesure de contenir la menace que constituent les quelques 92 T-72B1V et les quelques dizaines d’AMX-30 et AMX-13 en cours de modernisation au sein des forces armées vénézuéliennes. Il est probable que d’autres demandes de ce type émergeront à relativement court terme, s’agissant de systèmes d’artillerie, de défense anti-aérienne et d’hélicoptères de combat de sorte à équilibrer le rapport de force avec son voisin.
Parmi l’ensemble des besoins urgents des forces armées colombiennes, le remplacement des 19 Kfir C7 israéliens acquis en 1989 concentrera l’attention internationale, d’autant qu’au delà du grand favoris américain F-16 Block 70 Viper, le Typhoon européen, le Gripen E suédois et le Rafale français sont également en lice, et font débauche d’énergie pour tenter de convaincre Bogota. Cela dit, avec cette nouvelle classification attribuée à la Colombie par Washington, les chances qu’un appareil européen puisse s’imposer dans cette compétition ont été sensiblement réduites, d’autant que le Viper faisait déjà office de front-runner et les appareils européens de challenger.
Le remplacement des Kfir C7 colombiens est l’une des priorités de Bogota dans le cadre de la modernisation de ses forces armées
La statut d’allié majeur non membre de l’OTAN a été initié en 1989 par le président Ronald Reagan mais appliquée par son successeur, George H.W Bush, attribuant à l’Australie, l’Egypte, Israel, le Japon et la Corée du Sud ce statut. Par la suite, chaque président y ajouta d’autres membres, la Jordanie (1996), la Nouvelle-Zelande (1997) et l’Argentine (1998) pour Bill Clinton; Bahrein (2002), les Philippines (2003), la Thaïlande (2003), Taiwan (2003), le Koweit (2004), le Maroc (2004) et le Pakistan (2004) pour George W. Bush; l’Afghanistan (2012) et la Tunisie (2015) pour Barak Obama; le Brésil (2019) pour Donald Trump; le Qatar (2022) et désormais la Colombie pour Joe Biden. Il est interessant de constater que certains pays clés, comme l’Arabie saoudite mais également l’Inde, et bien évidemment l’Ukraine et la Georgie, n’appartiennent pas à cette liste, alors que d’autres y appartenant, comme le Pakistan ou l’Afghanistan, ont depuis pris d’importantes distances avec Washington, sans pour autant en avoir été exclus.
Plus le temps passe, et plus le programme Littoral Combat Ship de l’US Navy, sensé préfigurer les évolutions du combat naval littoral, semble rejoindre la longue liste des impasses technologiques et opérationnelles dont le Pentagone s’est fait une spécialité ces 30 dernières années. Après avoir, en 2014, abandonné le principe de module de combat qui devait permettre aux deux classes Freedom et Independence constituant le programme de disposer d’une flexibilité opérationnelle avancée en s’équipant, selon les besoins, de capacités de lutte anti-navire, de lutte anti-sous-marine, de renseignement et guerre électronique ou de guerre des mines, l’état-major de l’US navy n’a eu de cesse que de tenter de réduire le nombre de navires devant être construits, prenant conscience que ces bâtiments ne répondaient plus aux besoins opérationnels pour faire face à des marines avancées comme la flotte chinoise, mais s’est heurtée chaque année aux sénateurs et représentants américains fermement opposés à la réduction du format initialement prévu.
En 2019, toutefois, l’US Navy parvint à limiter le nombre de navires à 52 à 38 bâtiments, 19 de chaque classe, et s’orienta vers une nouvelle stratégie, en équipant 15 navires de chaque classe d’un module spécifique de guerre des mines ou de lutte anti-sous-marine, les autres bâtiments étant réservés à des fins de test et de formation. Dans le même temps, l’Amiral Gilday, Chef d’état-major de l’US Navy, décida de renforcer les capacités opérationnelles et défensives de ces navires, notamment en les dotant de missiles anti-navires NSM. Pour autant, ce n’était pas la fin des péripéties pour ce programme. En effet, à cette même date, apparurent de sérieux problèmes quant au système propulsif employé par les LCS de la classe Freedom, entrainant des défaillances en cascade dès lors que les navires étaient déployés, amenant l’US Navy à demander le retrait du service actif de 9 des 15 LCS classe Freedom déjà produites en 2023, le remplacement du système propulsif étant jugé trop onéreux pour ces navires déjà construits, alors que le module de lutte anti-sous-marine qui devait également équiper les navires était lui aussi abandonné.
Faisant face à d’importants problèmes de son système propulsif de type Pump-jet, l’US Navy veut retirer du service 9 de ses LCS classe Freedom en 2023
Dans ce contexte, les révélations faites suite à une investigation menée par le site américain NavyTime ne feraient pas mentir la fameuse loi de Murphy. Selon celles-ci, c’est désormais la seconde classe du programme, la classe Independence, qui fait face à de sérieux problèmes. En effet, des défaillances structurelles ayant entrainé l’apparition de cricks ont obligé l’US Navy à interdire à ces navires de prendre la mer au delà d’une mer 4, c’est à dire avec des creux au delà de 2,5 mètres, et de ne pas dépasser la vitesse de 15 noeuds, alors même que les LCS misaient une grande partie de leur plus-value opérationnelle précisément sur des vitesses élevées, entre 35 et 40 noeuds. Des cricks majeurs ont ainsi été observés sur 6 des 10 premières LCS classe Independence en service, ce qui nécessitera, selon les experts interrogés par le site américain, d’importants travaux de consolidation pouvant immobiliser les navires sur de longue période, et surtout les alourdir au point d’en modifier les qualités nautiques et donc la vitesse potentielle.
En outre, avec de telles limitations, les LCS ne peuvent désormais plus remplir efficacement une partie des missions qui leurs étaient confiées, alors même que ces bâtiments avaient déjà été déclassés pour ne couvrir que de opérations de type lutte anti-drogue et patrouille côtière en zone de basse intensité. Or, si à l’instar des destroyers classe Zumwalt, un autre programme hors de prix (21 Md$ pour 3 navires) ayant une efficacité opérationnelle loin de satisfaire les attentes, le programme LCS est presque à son terme, et que l’essentiel des investissements a d’ores et déjà été fait, la quarantaine de LCS sensée servir au sein de l’US Navy, consomme d’importantes ressources, qu’il s’agisse des équipages comme des couts de maintenance, pour des missions entrant davantage dans le périmètre de l’US Coast Guard. Or, ces ressources sont précisément celles qui aujourd’hui font défaut à l’US Navy pour étendre sa flotte de combat de haute mer, nécessaire pour faire face à la montée en puissance de Pékin dans le domaine naval.
Afin d’étendre leurs capacités opérationnelles jugées trop restreintes, l’US navy a décidé de doter certaines de ses LCS de missiles anti-navires Naval Strike Missile ou NSM
Cette révélation intervient également alors que l’US Navy entend retirer du service les 10 premières LCS de la classe Freedom, précisément pour ces mêmes raisons, dans le cadre du budget 2023, s’apprêtant à devoir livrer une nouvelle fois un important bras de fer avec le Congrès à ce sujet, particulièrement conservateur dans ce domaine. Dans ces conditions, il est probable que des voix vont s’élever pour passer l’ensemble du programme LCS par pertes et profits, et ainsi donner la priorité au programme de frégate de la classe Constellation, conçue sur des bases beaucoup plus raisonnables et sur le modèle de frégate FREMM italienne, et répondant bien davantage aux besoins de l’US Navy pour renforcer ses capacités face à la Chine dans le Pacifique et l’Ocean Indien, mais également face à la Russie et sa flotte sous-marine en Atlantique nord et Méditerranée.
Pour autant, le retrait anticipé des LCS Freedom et Independence de l’US Navy pourrait ne pas avoir que des inconvénients. En effet, après le retrait des dernières frégates O.H Perry en 2014, les Etats-Unis n’ont plus, comme précédemment, capacité à équiper sur de courts délais certains de leurs alliés dans le domaine naval. Or, pour certains d’entre-eux, y compris en Europe comme les Pays Baltes, la Croatie mais aussi l’Ukraine et la Georgie, les LCS équipés de systèmes anti-navires et d’une capacité d’auto-défense anti-aérienne (système SeaRam) conféreraient un regain de puissance navale bienvenue, en particulier face à la menace posée par les flottes russes en Mer Baltique et Mer Noire. En outre, si ces mers fermées ne sont pas exemptes de météo dégradées et de vagues importantes, elles sont toutefois moins exposées ce type de conditions météorologiques, en particulier en zone littorale, que des façades océaniques ou Méditerranéennes. Dans ce contexte, et pour peu que les pays acquéreurs financent les modifications requises (y compris en s’appuyant sur l’aide financière US), le retrait des LCS de l’US Navy pourrait constituer une opportunité pour contenir la puissance navale Russe en Europe, faute de jouer pleinement leur rôle face à la Chine.
Si les LCS vont rapidement constituer plus un handicape qu’un atout dans l’inventaire de l’US Navy, leur reclassement pour renforcer certaines marines alliées pourrait en revanche renforcer le controle regional de la puissance navale russe en Mer noire, Mer baltique et Mediterranée
Reste que, pour l’heure, et comme à son habitude, l’US Navy minimise officiellement les conséquences de ce nouveau problème, probablement afin de mieux maitriser ses négociations avec le Congrès US, alors même qu’elle s’est engagée dans un bras de fer intense avec celui-ci mais également avec la Maison Blanche afin d‘obtenir les crédits nécessaires à sa transformation pour faire face à la Chine dans les années et décennies à venir. Dans ce cadre, le controle de l’information, et l’inévitable langue de bois qui en découle, jouent un rôle déterminant de sorte à préserver les apparences politiques, et ainsi maximiser les chances de succès dans les négociations à venir. Quoiqu’il en soit, il semble désormais acquis que le programme LCS, et ses dérivés technologistes, marqueront la programmation navale américaine pour de nombreuses années, alors même que celle-ci fait face à son plus important challenge capacitaire et programmatique depuis la seconde guerre mondiale.
Si, dans les années 90, 2000 et 2010, les Etats-Unis disposaient de programmes de recherche dans le domaine hypersonique, comme X-51 Waverider, le sujet était considéré comme de moindre importance par le Pentagone, et ne bénéficiait que de crédits limités et surtout d’aucun programme applicatif à suivre. Mais lorsqu’en mars 2018, Vladimir Poutine annonça l’entrée en service du missile hypersonique aéroporté Kinzhal, pourtant loin de représenter une percée scientifique remarquable dans le domaine, les choses changèrent radicalement à Washington, et le developpement de systèmes hypersoniques devint très rapidement un des enjeux stratégiques pour les forces armées américaines. L’entrée en service du DF-17 chinois, l’arrivée prochaine du missile anti-navire hypersonique 3M22 Tzirkon russe, et les essais réussis d’un planeur hypersonique nord-coréen, ne fit que renforcer la determination de Washington, qui promit d’investir 15 Md$ dans le domaine entre 2015 et 2025.
Pour répondre à l’urgence, le Pentagone s’est tourné vers une valeur sure, l’agence d’innovation du Departement de La Défense DARPA, déjà aux manettes pour le X-51, et lança simultanément plusieurs programmes étudiant des pistes technologiques différentes. Si le programme basé sur un booster à poudre, pourtant sensé être le plus accessible et rapide à developper du point de vue technologique, rencontra des échecs successifs amenant à son abandon en 2023, le programme HAWC basé sur un propulseur aérobie de type Scramjet a lui été mené avec succès, et la DARPA entend désormais, avec l’US Air Force et les industriels Lockheed-Martin et Raytheon, franchir une nouvelle étape en 2023 afin de permettre en transition sécurisée vers un programme militaire opérationnel, en consolidant la technologie du Scramjet, son applicabilité opérationnelle et industrielle, et en de-risquant l’ensemble de ces aspects, et demande dans le cadre du budget 2023 une ligne de crédit de 60 m$ pour poursuivre le programme HAWC, renommé pour l’occasion MoHawc, de nom d’un tribu d’amérindiens établie au Quebec appartenant à la confédération iroquoise.
Le DF-17 est un missile balistique chinois coiffé d’un planeur hypersonique, présenté pour la première en 2019 à l’occasion des célébrations du 70ème anniversaire de la création de l’Armée Populaire de Libération
Pour autant, le programme MoHawk n’est pas le seul développé par la DARPA dans le domaine des armes hypersoniques. Ainsi, toujours dans le cadre du budget 2023, la DARPA réclame une ligne de 30 m$ pour pour le programme Tactical Boost Glide, un système composé d’un booster portant un planeur à vitesse hypersonique, de sorte à disposer d’un système tactique et relativement léger pour déclencher des frappes contre les systèmes et infrastructures adverses à l’échelle tactique, à l’instar, par exemple, de ce que peut faire le DF-17 chinois. Développé conjointement avec l’US Air Force ; le Tactical Boost Glide pourrait cependant être aéroporté, tel le Kinshal russe, tout en disposant d’un planeur hypersonique offrant des performances de manoeuvre bien supérieures pour contrer les défenses anti-missiles de l’adversaire.
Enfin, la DARPA demande, dans le cadre du budget 2023, 18 m$ pour poursuivre le programme Gilde Breaker, qui est entré dans une nouvelle phase le 15 Avril dernier. Contrairement au programme MoHawk et au programme Tactical Boost Glide, le programme Glide breaker n’est pas destiné à concevoir un système offensif hypersonique, mais un système capable d’intercepter les planeurs hypersoniques et donc de contenir cette menace. la première phase du programme, qui prit fin le 14 avril, visait à étudier la faisabilité d’un système de controle et l’altitude et de la trajectoire appliqué à un impacteur cinétique, le système employé par les missiles THAAD et SM-3 pour intercepter les missiles balistiques. En dotant l’impacteur cinétique de telles capacités de manoeuvre, le système peut s’adapter aux changements de trajectoire des planeurs hypersoniques de sorte à maintenir la capacité d’interception. La seconde phase à venir étudiera précisément les interactions aérodynamiques liées à l’utilisation de ce système de controle désigné DACS (divert and attitude control system).
le programme Glide Breaker de la DARPA vise à créer un impacteur cinétique manœuvrant capable d’intercepter les planeurs hypersoniques
A noter que d’autres programmes sont en cours dans le domaine hypersoniques pour la DARPA, comme le programme Advanced Full Range Engine, destiné à concevoir un moteur d’aéronef capable de se montrer efficace dans les domaines de vol jusqu’ici séparé entre les turboréacteurs (jusqu’à Mach 3) et les superstatoreacteurs ou Scramjet au delà, de sorte à pouvoir effectivement concevoir un avion capable d’évoluer à toutes ces vitesses, y compris dans le domaine hypersonique, de manière autonome. Dans le domaine spatial, elle développe le programme DRACO basé sur un propulseur spatial nucléaire susceptible d’augmenter la capacité d’accélération et de manoeuvre des véhicules spatiaux à masse égale, vis-à-vis des systèmes à propulsion chimique et électriques employés à ce jour.
Ces deux dernières décennies, les drones de combat Moyenne Altitude Longue Endurance, ou MALE, comme le fameux MQ-1 Predator de l’américain General Atomics, et son successeur le MQ-9A Reaper, ont profondément fait évoluer le combat aéroterrestre. Dotés (comme le nom l’indique) d’une longue endurance de l’ordre de 30 heures pour le Reaper, ces appareils peuvent patrouiller et surveiller d’immenses zones grâce à des systèmes Electro-optiques évolués, et frapper des cibles avec des munitions air-sol comme le missile AGM-114 Hellfire et la bombe guidée GBU-38 JDAM. Si leur efficacité en matière de combat de haute intensité reste à déterminer du fait d’une vulnérabilité importante, et ce en dépit des résultats probants obtenus par le drone MALE léger TB2 Bayraktar de facture turque employé par les forces ukrainiennes, leurs capacités de surveillance et d’endurance ont débordé ces dernières années de la stricte bulle aéroterrestre, en particulier du fait de l’intérêt des marines mondiales pour de telles capacités.
Pour répondre à ces nouveaux besoins, General Atomics développa le MQ-9 Seaguardian, une version de son drone dédiée à la surveillance maritime, disposant même de capacités de lutte anti-sous-marine pour épauler les appareils de patrouille maritime comme l’Atlantique 2 ou le P-8A Poseidon. A l’occasion du salon Indo Pacific 2022 en Australie, le constructeur a également présenté une nouvelle version de son drone, désignée MQ-9B STOL, destiné cette fois à être mis en oeuvre à partir de porte-hélicoptères et porte-aéronefs à pont plat, sans qu’il soit nécessaire d’utiliser une catapulte ou un tremplin de type Skijump. Visuellement, le MQ-9B STOL ne diffère que peu du Skyguardian, si ce n’est par un empennage en V et des dispositifs hypersustentateurs plus imposants. Pour autant, le drone est conçu pour être mise en oeuvre à partir d’un porte-aéronefs, et dispose d’un système permettant à ses grandes ailes droites de se replier pour en réduire l’empreinte au sol, capacité indispensable pour employer les ascenseurs et réduire l’encombrement dans les hangars.
la version patrouille maritime MQ-9B Seaguardain offre des capacités interessantes en matière de lutte anti-sous-marine pour épauler les frégates, hélicoptères et avions de patmar
Bien peu d’informations ont été dévoilées à propos de ce programme, si ce n’est concernant sa nature embarquée. Il est toutefois précisé que le drone pourra être mise en oeuvre à partir des nouveaux porté-aéronefs d’assaut LHA classe America de l’US Navy, mais également à partir des LHD classe Wasp plus anciens, ainsi que, salon australien oblige, des LHD classe Canberra de la Royal Australian Navy. En revanche, rien n’est indiqué quant à l’autonomie, la capacité d’emport, ni les missions spécifiques attribuées à ce drone. Toutefois, de part les différentes versions du Reaper/Gardian, les opportunités paraissent nombreuses et à forte valeur ajoutée, qu’il s’agisse d’effectuer des missions de surveillance avancée de l’espace maritime, de missions de patrouille maritime et de lutte anti-sous-marine, de reconnaissance et désignation de cibles pour les opérations amphibies, ou pour agir comme un appareil de veille aérienne avancée au profit des F-35B, conférant aux porte-aéronefs amphibies de nouvelles capacités plus qu’interessantes du point de vue opérationnel, pour un navire bien moins cher et moins complexe à mettre en oeuvre qu’un porte-avions.
Pour autant, il faudra davantage qu’une video promotionnelle en images de synthèse pour convaincre de l’efficacité réelle du MQ-9B STOL en conditions operationelles. En effet, de nombreuses questions quant aux contraintes d’utilisation d’un tel appareil restent en suspend, comme par exemple les limitations météorologiques pour les mettre en oeuvre. En l’absence de catapultes et de brins d’arret, le drone ne peut ainsi compter que sur une faible vitesse de décrochage pour prendre l’air ou apponter et s’arrêter sur un pont d’envol, d’ou la présence de dispositifs hypersustentateurs plus imposants. Or, plus la vitesse de l’aéronef est faible, plus il s’avère sensible aux variations de vent relatif et aux bourrasques, fréquentes en mer. En outre, pour maintenir une grande autonomie, le drone MALE s’appuie sur des ailes droites de grande envergure relativement souples, lui conférant une excellente finesse (distance de vol en planée parcourue en fonction de l’altitude perdue en l’absence de propulsion). Or, ces ailes longues et effilées constitues également une fragilité importante pour apponter sur un pont ayant une vitesse verticale non nulle, et plus prosaïquement, pour absorber le choc de l’appontage, même sans brins d’arrêt. Enfin, il conviendra de doter les porte-aéronefs supposés mettre en oeuvre ces drones d’un système de guidage permettant l’appontage dynamique, à l’instar des miroirs d’appontage à bord des porte-avions, et probablement modifier l’arrière du navire et de son pont d’envol pour permettre ce type de manoeuvre.
contrairement aux porte-avions, les LHA classe America n’ont pas été conçu pour un appontage par l’arrière, ce qui n’ira pas sans poser certains problèmes pour mettre en oeuvre un drone comme me MQ-9B STOL
Reste que si General Atomics parvient à répondre efficacement à ces défis technologiques et opérationnels, et si les contraintes d’emploi de son MQ-9B STOL ne sont pas trop limitées en terme de conditions météorologiques, il est fort probable que de nombreuses marines se presseront pour évaluer le système et éventuellement s’en équiper. En France, le système pourrait ainsi permettre de doter à nouveau le groupe aéronaval embarqué de capacité de surveillance maritime et de lutte anti-sous-marine aéroportée, capacités perdues depuis le retrait des Bréguet Alizé, mais également de doter les PHA classe Mistral de capacités de soutien aux manoeuvres amphibies. Pour autant, General Atomics n’est pas le seul acteur à se pencher en sur la question des drones embarqués dans le Monde. En Grande-Bretagne, la Royal Navy a ainsi entamé un projet visant à doter ses deux porte-avions de la classe Queen Elizabeth en vue de les doter de drones de combat issus du programme Vixen, dans une approche relativement différente de celle de l’avionneur américain.
En Turquie, le célèbre concepteur de drone Baykar développé également deux types de drones embarqués pour équiper les porte-aéronefs d’assaut classe Anadolu privés de F-35B aprés l’exclusion d’Ankara du programme par Washington. L’un de ces drones sera dérivé du drone MALE TB2 Bayraktar, et devrait entrer en service relativement rapidement. Le second, encore à l’état d’ébauche, se rapprocherait du Vixen britannique, à savoir un drone de combat furtif qui pourrait lui aussi nécessiter des modifications profondes des navires porteurs. En Chine, enfin, plusieurs modèles de drones embarqués, qu’il s’agisse de drones MALE ou de drones de combat furtifs dérivés du programme Sharp Sword, ont été observés sous forme de maquette sur le site de simulation de pont d’envol dédié au porte-avions Type 003 actuellement en construction. Coté Russe, il est question d’équiper les deux porte-hélicoptères d’assaut actuellement en construction de drones de combat type S70 Okhotnik-B, mais l’information n’est pas confirmée. Aux Etats-Unis, enfin, les essais concernant le drone ravitailleurs embarqué MQ-25 Stingray se déroulent sans encombre, laissant supposer que le drone rejoindra effectivement le premier porte-avions de l’US Navy en 2025.
La Turquie est très dynamique dans le domaine de la conception de drones, et a entrepris de developper des drones de combat pour équiper ses deux porte-hélicoptères d’assaut de la classe Anadalou.
Quoiqu’il en soit, le drone représente pour les forces aéronavales embarquées comme pour les forces terrestres, une évolution désormais indispensable pour répondre aux enjeux de la guerre moderne. A ce titre, le MQ-9B STOL arrive à point nommé en proposant, s’il répond aux effectivement attentes, une solution relativement simple à mettre en oeuvre pour les marines dotées de porte-hélicoptères d’assaut à pont plat. A ce titre, il eut probablement été pertinent de concevoir le drone MALE européen Euromale en le dotant de cette caractéristique embarquée, 3 des 4 pays participants au programme (France, Italie, Espagne) disposant de porte-aéronefs à pont plat, alors qu’un drone bimoteur apporterait une plus-value plus qu’interessante dans le domaine de la patrouille maritime. Mais comme il fallut plus de 5 ans aux européens pour s’entendre sur un programme répondant aux besoins d’il y a 10 ans, on imagine bien qu’il aurait été bien plus difficile (et plus long..) de s’entendre sur un programme répondant aux besoins de dans 5 à 10 ans ….
A l’instar de la plupart des pays de la ceinture asiatique de l’Ocean Pacifique, le Japon a, ces dernières années, sensiblement accru son effort de défense, avec une hausse de 2,6% pour 2022 et un budget qui, pour la première fois, dépassait les 50 Md$. Pour autant, pour le Parti Liberal Démocrate actuellement au pouvoir, le compte n’y est pas, en particulier en prenant en considération les enseignements liés à la guerre en Ukraine. Et ce dernier de proposer, dans une document transmis au gouvernement japonais, une proposition de faire croitre le budget de la Défense nippon à 2% du PIB du pays, contre seulement 1% aujourd’hui, et ce de manière rapide, afin d’être en mesure de faire face à un scénario comparable à celui dans lequel se retrouve aujourd’hui l’Ukraine et l’Europe dans les plus brefs délais.
La marine nippone va recevoir 22 frégates de la classe Mogami dans un effort sans précédent de modernisation rapide de ses capacités
Les propositions faites par les instances du parti libéral démocrate ont également très probablement été inspirée par le changement radical de posture de l’Allemagne suite à l’attaque russe en Ukraine, avec l’annonce faite par Olaf Stoltz d’une enveloppe d’investissement de 100 Md€ immédiatement disponible pour combler les lacunes les plus urgentes de la Défense allemande, et l’augmentation rapide de l’effort de défense de Berlin au delà de 2% de son propre PIB pour répondre aux nouveaux enjeux sécuritaires posés par Moscou en Europe. Comme Berlin, Tokyo avait une politique de défense et une constitution contraignante héritée de la fin de la seconde guerre mondiale, et l’opinion publique nippone restait très attachée à cette posture limitée à la seule auto-défense imposée par sa constitution rédigée par les forces d’occupation américaines après la capitulation, ce d’autant que pendant la Guerre Froide, le théâtre pacifique était de moindre intensité que ne l’étaient les théâtres Européen ou moyen-oriental.
Il est à ce titre interessant de constater que le document présenté par le PLD va bien au delà de la simple augmentation de l’effort de défense, puisqu’il propose de profondément changer les paradigmes défensifs nippons. Ainsi, il n’est plus question de limiter l’intervention des forces d’autodéfense japonaises à la seule et unique protection de l’archipel nippon, mais de s’intégrer dans une defense collective en coalition présentée comme désormais indispensable. Là encore, l’exemple de l’Ukraine a fait considérablement évoluer les perceptions à Tokyo, qui admet désormais la nécessité d’une defense collective pour contenir une puissance militaire majeure comme celle de Pékin. En outre, le document propose de doter les forces d’autodéfense nippones de capacités de frappes à longue distance, de sorte à être en mesure de priver un adversaire potentiel de ses propres capacités de frappe et ce, de manière préventive, dans une approche qui n’est pas sans rappeler la doctrine mise en oeuvre par Seoul depuis plusieurs années pour contenir la menace posée par Pyongyang.
Le Japon a lancé un programme de Rail-Gun destiné à intégrer la defense anti-missiles du pays
Enfin, le document propose de doter les armées japonaises de capacités de projection de forces, ce qui en soit s’avère être la logique conséquence des deux points précédents, tant pour s’intégrer à une action militaire en coalition que pour controle et contenir les capacités de déploiement de puissance de l’adversaire sur ce théâtre hautement spécifique. De fait, et en dehors de l’hypothèse nucléaire qui n’est, fort logiquement, pas même évoquée dans le document, le PLD propose de doter Tokyo d’un format d’armée global comparable à celui d’autres puissances moyennes comme la Grande-Bretagne ou la France, et ainsi de refermer la page de la période post-seconde guerre mondiale pour le Japon, ceci constituant une évolution potentiellement bien plus significative que la seule augmentation de l’effort de défense et des capacités de production de l’industrie de défense nippone.
Reste que, comme l’Allemagne, le Japon fait face à des contraintes importantes pour mettre en oeuvre une telle stratégie. D’une part, le pays dépend de ses importations de matière première pour soutenir son activité, qu’elle soit economique comme miltaire, et sa nature insulaire l’expose davantage que d’autres pays dans ce domaine. Surtout, la démographie nippone est très défavorable, avec un vieillissement et une diminution rapide de la population, et une fécondité extrêmement basse (1.36 enfant par femme) laissant entrevoir un prochain déclin démographique significatif dans les années à venir. De fait, si Tokyo peut sans grandes difficultés augmenter son effort de défense à 2% de son PIB et son budget à plus de 100 Md$ par an, il semble très difficile d’espérer voir les effectifs des forces d’autodéfense nippones croitre au delà de leur seuil actuel de 260.000 hommes. Dès lors, l’augmentation des moyens alloués à sa défense devront s’accompagner d’un effort particulier visant à rendre efficace une telle augmentation sans augmentation des effectifs, à moins de profondément modifier les systèmes de reserve du pays.
Tokyo a confirmé la modernisation de 68 de ses 200 F-15J pour assurer l’intérim dans l’attente de l’arrivée des 138 F-25A/B commandés à Lockheed-Martin et du programme F-X
Quoiqu’il en soit, ce document de travail doit encore passé par le crible du gouvernement et du parlement nippons avant de pouvoir influer sur la trajectoire budgétaire et sur la nature de l’effort de défense japonais. Pour autant, le fait que ce document soit estampillé du parti au pouvoir, laisse supposer que le gouvernement n’a pas été exclu de sa redaction, d’autant que traditionnellement, le Parti Liberal Démocrate est connu pour son volontarisme dans ce domaine, à l’instar du changement constitutionnel effectué par l’ancien premier ministre Shinzo Abe. Et en dehors des contraintes abordées, il est clair que si Tokyo venait à suivre ces recommandations, le pays se doterait alors d’une puissance militaire de tout premier plan, avec le 3ème budget défense de la planète, et jouerait un rôle déterminant pour contenir la montée en puissance chinoise dans ce domaine.
En amont de la guerre des Malouines, en 1983, les forces aériennes argentines alignaient prés d’une centaine de chasseurs modernes Dassault Mirage IIIEA, IAI Dagger (Copie sans licence du Mirage V) et A-4B/C/P Skyhawk, alors que les forces aéronavales disposaient quant à elles d’une vingtaine d’appareil A-4Q Skyhawk et de 6 Dassault Super-Etendard, en faisant l’une des plus puissantes et des mieux équipées des forces aériennes en Amérique du Sud. Si la guerre des Malouines entama lourdement ces effectifs, avec la perte de 22 skyhawk, 11 Dagger et 2 Mirage III, ce furent surtout les sanctions occidentales et les conséquences des crises économiques à répétition qui frappèrent le pays qui décimèrent ses forces aériennes. Aujourd’hui, Buenos Aires n’aligne, en matière de flotte de chasse, que 23 A-4AR Skyhawk modernisés mais d’un âge canonique, et de 6 avions d’entrainement et d’attaque FMA IA-63 Pampa III, dérivés de l’appareil d’entrainement IA-63 Pampa.
Cela fait de nombreuses années que les autorités argentines tentent de moderniser cette flotte de chasse, malgré le contexte budgétaire des plus difficiles qu’a traversé le pays. Toutefois, Buenos Aires s’est toujours, jusqu’ici, heurté à un veto stricte de la part de Londres, par l’intermédiaire de ses deux entreprises clés dans le domaine aéronautique, le motoriste Rolls-Royce et surtout le fabriquant de siège éjectable Martin-Baker, qui équipe aujourd’hui la presque totalité des appareils de combat conçus et fabriqués par le bloc occidental. Toutefois, selon les déclarations du Brigadier General Xavier Isaac commandant les forces aériennes argentines, Buenos Aires est plus déterminé que jamais de moderniser sa flotte avec, au delà de 6 nouveaux Pampa III qui seront commandés, deux modèles d’appareil en ligne de mire, le JF-17 Thunder sino-pakistanais, et de manière plus surprenante, une offre d’occasion de Kfir de Israel Aircraft Industrie.
JF-17 Block III Thunder dispose d’une avionique très moderne et peut mettre en oeuvre des munitions occidentales et chinoises
L’hypothèse du JF-17 est évoquée depuis plusieurs années par Buenos Aires. Ce chasseur monomoteur a été conçu par le chinois Chengdu ainsi que l’industrie aéronautique Pakistanaise pour moderniser les forces aériennes d’Islamabad, et présente d’excellentes performances et une avionique des plus modernes pour un prix d’acquisition très attractif. Dans sa version Block III, l’appareil dispose notamment d’un radar KLJ-7A équipé d’une antenne active AESA, d’un système de detection infrarouge IRST, d’un viseur à casque et d’une suite de défense électronique, et peut mettre en oeuvre des missiles chinois de nouvelle génération comme le PL-10E à courte portée et le PL-15E d’une portée de 120 km, ainsi que de nombreuses munitions air-sol et air-surface. En outre, il peut être équipé du nouveau turboréacteur chinois WS-13 en lieu et place du Klimov RD-93 mais aussi d’un siège éjectable chinois en non du Martin-Baker PK16LE qui équipe les appareils à destination des forces aériennes pakistanaises.
L’hypothèse du Kfir en Argentine date, quant à elle, de 2014. Tel Aviv avait alors proposé à Buenos Aires l’acquisition de 18 appareils d’occasion portés au standard Block 60 disposant notamment d’un nouveau radar AESA et d’une avionique moderne, pour un total de 500 m$. Toutefois, le Kfir, comme les Mirage F1 espagnols également proposés lors de cette compétition, souffraient tous deux d’un handicap de taille, l’utilisation de siège éjectable Martin-Baker sous embargo britannique. Dérivé du Mirage V, le Kfir offre des performances de très haut niveau, avec une vitesse maximale de Mach 2.3 et un plafond de 17,500 m, et peut emporter lui aussi de nombreuses munitions modernes, dont le missile air-air Python 5 et diverses munitions air-sol de précision.
Premier chasseur conçu en Inde, le Tejas dispose d’une avionique moderne mais d’un parc installé réduit
Au delà de ces deux propositions, deux autres offres ont été transmises à Buenos Aires dans le cadre de cette compétition. L’indien HAL a en effet annoncé, en début d’année, proposer 12 Tejas Mk1A à Buenos Aires, des appareils spécialement modifiés pour contourner l’embargo britannique, y compris dans le domaine des siège éjectable. Le Tejas Mk1A est une évolution du premier chasseur léger conçu par l’industrie aéronautique indienne. Il dispose lui aussi d’une avionique moderne et notamment d’un radar à antenne active AESA, et d’une capacité d’emport sensiblement supérieure à celle du JF-17, 5300 kg contre 3.800 kg pour l’appareil pakistanais. En revanche, l’appareil indien n’a encore pas fait ses preuves au niveau opérationnel, ni n’a jamais été exporté, contrairement au FA-50 Golden Eagle du sud-coréen KAI, également en compétition, déjà commandé dans différentes versions par 6 forces aériennes. Comme le JF-17 et le Tejas Mk1A, le FA-50 est un chasseur léger monomoteur doté d’une avionique très moderne et d’une panoplie d’armement étendue, mais ses performances sont moindres en terme de capacité d’emport et de rayon d’action de combat. Surtout, rien n’indique à ce jour que Seoul ait une alternative à proposer concernant les sièges éjectables Martin-Baker.
En 2021, Moscou avait proposé son Mig-35 a Buenos Aires, avec une offre semble-t-il très attractive. Dérivé du performant Mig-29K , le Mig-35 emporte lui aussi une avionique moderne, mais n’a jamais connu le succès sur la scène internationale, il est vrai largement desservi par le fait que les forces aériennes russes n’en ait pas voulu si ce n’est pour équiper l’une de ses deux patrouilles acrobatiques. Moscou avait également tenté de convaincre l’Argentine avec son futur Su-75, sans grand succès toutefois. En outre, pour le chef d’état-major Xavier Isaac, Buenos Aires a décidé de ne plus considérer les offres russes suite à l’intervention militaire en Ukraine, ce qui, de toute évidence, clos le débat.
L’Argentine était nommément ciblée par la campagne marketing entourant le Su-75 Checkmate.
Reste que le HAL Tejas comme le KIA FA-50 ne semblent pas représenter le premier choix pour l’Armée de l’Air argentine, qui semble privilégier les offres pakistanaises et israéliennes à ce jour, tant du fait des performances des appareils que de leur fiabilité démontrée. Si tant est que IAI puisse solutionner l’écueil du siège éjectable britannique, il semble probable que Buenos Aires privilégiera la solution israélienne, d’autant que l’Etat Hébreux est un fournisseur connu et fiable pour l’Argentine. En outre, pour un pays de 2,8 millions de km2, long de 5200 km et large de 1400 km, un appareil à hautes performances comme le Kfir offre incontestablement des capacités plus adaptées à celles d’un chasseur léger plafonnant à Mach 1.5.
La guerre en Ukraine, et le soutien apporté par Ankara à Kyiv, notamment par l’intermédiaire des drones TB2 Bayraktar devenus iconiques de la résistance ukrainienne, mais également les efforts des autorités turques pour tenter d’infléchir la posture radicale de Vladimir Poutine et de mener des négociations russo-ukrainiennes, ont visiblement adouci la détermination des parlementaires américains, et ce d’autant que le pays a bloqué les détroits donnant accès à la Mer Noire en application de la convention de Montreux, et qu’il joua un rôle clé dans la libération de l’ancien Marine Trevor Reed par Moscou. En effet, selon le site américain Defensenews.com, le Congrès américain pourrait lever son veto sur cette transaction de 6 Md$, permettant ainsi à Ankara de moderniser sa force aérienne. A noter que selon le site, cette autorisation ne remettrait pas en cause l’exclusion de la Turquie du programme F-35.
Le F-16 Block 70 Viper (ici un modèle taïwanais) embarque une avionique modernisée et un nouveau radar AESA AN/APG-83
Cette annonce intervient quelques jours après que Ismael Demir, le ministre turc en charge des acquisitions de materiels militaires, ait annoncé qu’il entendait bien acquérir une seconde batterie S-400 russe, en application du contrat initial qui prévoyait la livraison de 2 batteries, alors qu’une seule d’entre elles a effectivement été livrée en 2019. Il est possible que l’infléchissement des positions des parlementaires américains ait été antérieur à cette annonce, et que celle-ci pourrait à en inverser les effets. Toutefois, il est également possible, toutefois, qu’il s’agisse d’une décision visant à garder Ankara dans de meilleurs dispositions vis-à-vis de l’Alliance Atlantique et des Etats-Unis, alors que les tensions avec la Russie remettent la Turquie au coeur du dispositif défensif allié sur le front sud de de l’Alliance et en Mer Noire.
Si la décision du Congrès se confirme, elle pourrait également permettre à Ankara de redynamiser certains de ses programmes de défense emblématiques à l’arrêt depuis plusieurs années car dépendant, dans certains domaines clés, de technologies américaines occidentales. C’est notamment le cas du chasseur T-FX sensé prendre la suite des F-4 et F-5 encore en service au sein des forces aériennes turques, et qui repose sur le turboréacteur F-414 de General Electric, mais également des programmes d »hélicoptères et de navires de combat turques qui, faute de turbines américaines, s’étaient tournés vers des modèles ukrainiens.
Emblèmatique de l’émergence de l’industrie de défense turque, le programme T-FX est presque à l’arrêt depuis 3 ans et la mise sous sanction de la Turquie, en l’absence d’alternative au turboréacteur américain F-414
Or, ces turbines sont conçus et fabriquées à Zaporijjia, dans l’Est du pays sur le Dniepr, une zone encore sous controle ukrainien, mais menacée par les forces russes. En outre, même en admettant que les forces ukrainiennes parviendraient à repousser les armées russes de l’Est du pays, la reprise de la production prendra nécessairement un temps conséquent, handicapant les produits turcs sur la scène nationale mais également internationale, comme ce fut le cas pour les hélicoptères T-129 Atak initialement commandés par le Pakistan, et finalement annulés au profit de modèles chinois en raison de ces problèmes de délais.
Reste que la modernisation des forces aériennes turques ne fera pas que des heureux au sein de l’OTAN, en particulier du coté d’Athènes, alors que les intrusions aériennes de F-16 turcs dans la zone de controle aérien grecque se sont multipliées ces derniers mois, obligeant les F-16 et Mirage 2000 helléniques à intervenir à chaque reprise. Outre ses mirage 2000 et ses 24 Rafale commandés auprés de la France, Athènes a également fait évoluer 80 de ses F-16 au standard Block 70+ Viper, ce qui donnait aux forces aériennes helléniques un ascendant technologique certain sur son voisin. Avec 120 Viper et autant de F-16 Block 52, Ankara va équilibrer le rapport de force avec Athènes, ce qui ne sera probablement pas sans poser certains problèmes eu égard aux ambitions affichées par le président R.T Erdogan en Mer Egée.
Les Rafale grecs auront fort à faire face aux nouveaux F-16 turcs, même si l’avion français surclasse l’appareil américain dans de nombreux domaines.
Pour autant, du point de vue l’OTAN, un retour de la Turquie dans le rang des alliés fiables constituerait incontestablement un atout significatif pour contenir les velléités russes en Mer Noire, Méditerranée Orientale et au Moyen-Orient, ce d’autant que le modus operandi qui semblait lier Moscou et Jerusalem s’est significativement détérioré ces derniers jours, après que le Ministre des Affaires Étrangères russes Sergeï Lavrov ait déclaré que Hitler avait des origines juives pour tenter de soutenir les accusations de nazisme portées par Moscou envers Kyiv et le président Zelensky. Il est donc probable que les reseaux diplomatiques américains et occidentaux sont pleinement engagés pour tenter d’aplanir les frictions avec Ankara afin de profiter de cette dynamique positive liée au conflit ukrainien, et le changement de posture du Congrès US représente très probablement la partie visible de cet effort.