Durant la Guerre Froide, la France, à l’instar des Etats-Unis et de l’Union Soviétique, disposait d’un arsenal nucléaire élargi, s’appuyant à la foi sur des missiles balistiques S2 en silo sur le plateau de l’Albion sur les contreforts des Alpes, de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins armés de missiles balistiques MSBS, de plusieurs modèles de bombardiers allant du Mirage IV de frappe stratégique au Jaguar et Super Etendard pour les frappes tactiques, et remplacés par la suite par le Mirage 2000 et le missile de croisière supersonique ASMP, ainsi, et que de missiles balistiques tactiques, d’abord le système Pluton d’une portée de 120 km armé d’une tête nucléaire tactique de 25 kt, remplacés en 1993 par le système Hades bien plus performant, monté sur un transporteur érecteur en remorque sur roues pour une grande mobilité, et doté de performances considérablement accrues avec une trajectoire semi-balistique, des capacités de manoeuvres évasives rendant son interception difficile, une portée de presque 500 km, une précision accrue et une charge nucléaire TN90 de 80 kt.
Si ces systèmes baltiques tactiques trouvaient leurs justifications opérationnelles pour contrer une éventuelle concentration de blindés soviétiques avant de mener une contre-offensive, et si l’Union Soviétique disposait elle aussi de systèmes équivalents comme les missiles comme le 9M79 Toschka, le Pluton, et plus tard de la Hades, étaient particulièrement peu appréciés des autorités allemandes, la portée des systèmes rendant leur utilisation probable à partir et vers le sol allemand. Les pressions de Berlin d’une part, la « disparition » de la menace de l’autre après l’effondrement du bloc soviétique, amenèrent les autorités françaises à retirer du service en 1996 les systèmes Hades comme les silos et missiles S2 du plateau de l’Albion, pour ne plus s’appuyer que sur une dissuasion à deux composantes, une composante aérienne basée sur le couple Mirage 2000N -ASMP (remplacé ultérieurement par le Rafale/ASMP-A), et la composante sous-marine s’appuyant sur la nouvelle classe de sous-marin nucléaire lanceur d’engins » le Triomphant », et sur le nouveau missile balistique stratégique naval, le M48, tous deux bien plus performants que le couple Le Redoutable-MSBS qu’ils remplaçaient.
Si Paris comme Washington abandonnèrent les missiles baltiques tactiques au cours des années 90, préférant s’appuyer sur les missiles de croisières comme le Tomahawk américain et le Scalp/MdCN français, ce ne fut cependant pas le cas d’autres armées, comme les armées russes qui développèrent le système 9K720 Iskander aux caractéristiques très proches de celles du Hades, mais également de la Chine (DF-21, DF-17), de la Corée du Nord (KN-23) ou de l’Iran (Fateh-110, Shahab 2..). La plupart de ce ces systèmes, en dehors des modèles iraniens, sont armés d’une charge nucléaire tactique ou d’une charge conventionnelle, offrant à leurs détenteurs des capacités de frappe dans la profondeur bien plus véloces et difficiles à contrer que celles proposées par les missiles de croisière et les avions de combat, tout en étendant leurs options de dissuasion. Dans ce contexte, la France n’aurait-elle pas tout intérêt, à l’instar des Etats-Unis, de se doter à nouveau de ce type de capacité dans le cadre de la nouvelle Loi de Programmation Militaire 2023 en cours de conception ?
D’un point de vue technologique, un tel developpement est parfaitement à la portée des savoir-faire de l’industrie de défense française, qui développe déjà des systèmes balistiques intercontinentaux, les plus complexes et les plus critiques, à très hautes performances, des lanceurs spatiaux de différentes tailles, et même des missiles à changement de milieu. De fait, le developpement d’un nouveau système s’appuyant sur les technologies les plus récentes, comme l’emploi de planeurs hypersoniques, est tout à fait à la portée des industriels français, aidés en cela par les recherches de l’ONERA dans le cadre du programme de planeur hypersonique V-MAX, avec une prise de risque et des délais parfaitement maitrisés.

Du point de vue militaire, un tel système permettrait aux Armées françaises de disposer d’une plus grande flexibilité et souplesse dans la réponse qu’elles peuvent apporter lors d’un bras de fer stratégique. En effet, aujourd’hui, la dissuasion française est exclusivement stratégique, les missiles balistiques M45/51 armant les sous-marins étant des armes intercontinentales emportant chacune jusqu’à une dizaine de têtes nucléaires à trajectoire indépendante de 100 kt, et le missile ASMP-A, parfois présenté à tort comme une arme « pré-stratégique », étant armé d’une charge nucléaire de 300 kt, 15 fois la puissance de Little Boy, la bombe nucléaire américaine qui ravagea Hiroshima. Il est vrai que ce manque de « progressivité » peut constituer un atout dans les négociations internationales, d’une certaine manière, mais lors de crises diffuses comme aujourd’hui face à la Russie, elle ne sert, dans les faits, qu’à contrôler la menace stratégique adverse, et pas ses options plus limitées, comme celles reposant sur des armées nucléaires tactiques. Peut-on en effet imaginer que la France ferait usage d’un ASMPA ou d’un M51 contre une cible russe, avec le risque très probable d’un emballement du feu nucléaire, si Moscou venait à employer une arme de 10 kilotonnes contre une cible finlandaise ou balte ?
En outre, un système balistique tactique à courte portée (portée inférieure à 1000 km) comme le Hades français, l’Iskander-M russe ou le MGM-140 ATACMS américain, ou à moyenne portée (portée entre 1000 et 3000 km) comme le DF-17 chinois, le Fajr-2 iranien ou le Kinzhal hypersonique aéroporté russe, porte une puissance de négociation bien plus visible et sensible en cas de déploiement, que les systèmes stratégiques actuels par nature discrets. Par ailleurs, leur caractère dual, à savoir la capacité à être armé d’une charge conventionnelle ou nucléaire, renforce la pression sur l’adversaire, tout du moins jusqu’à un certain point. Surtout, au delà de la dimension purement nucléaire de ces systèmes, ils peuvent constituer un moyen très efficace pour frapper de manière strictement conventionnelle des cibles de hautes valeurs dans la profondeur du dispositif adverse, qu’il s’agisse de cibles militaires comme des bunker de commandement ou de communication, des centres logistiques ou des stocks de munitions, que de cibles civiles, comme les centrales électriques ou les noeuds ferroviaires, de manière bien plus certaine et bien moins risquée que par des frappes aériennes.

Enfin, la version conventionnelle d’un tel système développé par l’industrie de défense française, pourrait fort bien trouver des débouchés à l’exportation, vers certains des partenaires les plus proches de Paris comme peuvent l’être la Grèce ou les Emirats Arabes Unis. En effet, ces deux pays vivent directement sous la menace de systèmes équivalents turcs ou iraniens, capables de frapper leurs infrastructures sans qu’il puisse leur être possible de riposter rapidement. Dans ce contexte, il pourrait même être envisageable de concevoir certains aspects de ce programme, pour la partie non nucléaire, sous la forme d’une coopération internationale de sorte à en atténuer les couts et en accroitre la soutenabilité pour les armées françaises qui, au delà de ce programme, auront de nombreux autres équipements et infrastructures à financer dans les années à venir pour se mettre au niveau de la menace.
On le comprend, l’hypothèse d’un retour des missiles balistiques tactiques au sein des armées françaises est loin d’être inenvisageable. Au contraire, il conférerait aux armées françaises, et par transitivité au pouvoir politique, des capacités renforcées pour peser dans les bras de fer qui se développent aux frontières de l’Europe. A ce titre, le système pourrait également poser les fondements d’une dissuasion partagée européenne de manière bien plus souple et efficace que ne peut l’être la dissuasion partagée de l’OTAN basée sur la bombe nucléaire gravitationnelle aéroportée B-61, ce d’autant qu’elle pourrait être à « géométrie variable », c’est à dire sans qu’il soit indispensable de pré-déployer en permanence des systèmes nucléaires dans les pays partenaires, surtout si le partenaire exploite, de ce coté, des versions conventionnelles du système.
















