Le dernier salon Eurodatory 2022 consacré aux armements terrestres fut marqué par la présentation de deux nouveaux chars européens, une première depuis une trentaine d’années. Engagés conjointement dans un programme MGCS franco-allemand visant à concevoir le remplaçant du Leopard 2 et du Leclerc, Rheinmetall d’un coté, et le couple Nexter-KMW regroupé dans le groupe KNDS de l’autre, présentèrent chacun leur champion, le prototype du KF-51 Panther du premier, et le démonstrateur Enhanced Main Battle Tank ou EMBT du second. Si, lors du salon, les deux blindés étaient plus ou moins sur un pied d’égalité, tant en terme de capacités annoncées que d’audience, la situation a rapidement évolué en faveur de Rheinmetall dans les semaines qui l’ont suivi. En effet, alors que l’EMBT était désassemblé pour poursuivre la conception de la tourelle chez Nexter, et de la caisse chez KMW, le KF51 entreprit, pour sa part, une intense campagne médiatique et politique, avec pour objectif d’en faire, dans l’esprit des allemands mais également d’une grande partie des opinions occidentales s’interessant au sujet, le successeur désigné du Leopard 2, et la réponse au fameux T-14 Armata russe.
Ainsi, Rheinmetall multiplia les videos et les articles de presse afin de promouvoir son nouveau poulain dont la conception aurait débuté en 2015 et la présentation de l’Armata sur la place rouge. Il faut dire que le char allemand a de sérieux arguments à faire valoir, avec une conception parfaitement moderne en terme de vétronique et de systèmes de communication; un armement conséquent intégrant notamment le nouveau canon de Rh-130 de 130mm et de 52 calibres, celui-là même constitue aujourd’hui l’un des principaux sujet d’achoppement avec la France et le canon Ascalon de Nexter, pour la poursuite du programme MGCS, mais également des lance-missiles capables de lancer des munitions vagabondes Hero 120, des missiles antichars SPIKE, des drones de reconnaissance ou des missiles sol-air; ainsi que des systèmes défensifs avancés intégrant le système hard-kill APS, des protections actives et passives et une protection spécifiques contre les menaces plongeantes. L’ensemble des videos publiées par Rheinmetall au fil des mois de juillet et aout mettaient en évidence l’ensemble de ces qualités, avec des exemples de tir dynamiques, de franchissement et d’interception de menace, en y associant même un membre du Bundestag allemand visiblement conquis par ce qu’il voyait, pour plus de proximité. Le message était clair : le Panther est prêt pour le combat, et il est redoutable.

La seconde offensive de Rheinmetall est venue par la voix de son PDG, Armin Papperger, lorsque ce dernier positionna, sans le dire directement, comme une alternative économique, performante et immédiatement disponible, au programme MGCS. Selon lui, le marché européen des chars de combat sera, dans les années à venir, en demande d’un grand nombre de chars pour remplacer les blindés hérités de la guerre froide, et le MGCS ne sera pas en capacité de répondre à ces besoins dans les délais requis, laissant un espace critique pour les offres alternatives, comme le K2 Black Panther sud-coréen déjà choisi par la Pologne, qui n’est autre que le plus important marché pour ce type de blindés du vieux continent avec une force qui atteindra 1500 chars lourds d’ici 2035. A en jugé par les réactions de la presse spécialisée outre Rhin et dans toute l’Europe, le message a visiblement porté, et le Panther apparait de plus en plus comme le successeur désigné du Leopard 2 de KMW, délégant le MGCS à un très éventuel rôle ultérieur et pour le moins secondaire. La menace n’a visiblement pas échappé à KNDS qui, de manière plus discrète et contenue que son concurrent, a publié cette semaine une video montrant son EMBT, avec un objectif clair, celui de ne pas laisser l’espace médiatique et politique aux mains de Rheinmetall.
L’EMBT, dans sa version présentée au salon Eurodatory de 2022, n’a plus guère à voir avec la première version présentée en 2018 lors de ce même salon. Ainsi, la classe comme la tourelle ont été totalement modifiées, avec pour objectif de répondre aux enjeux du combat de haute intensité blindé dans les années et décennies à venir. Si le démonstrateur présenté était armé du canon de 120 mm à chargement automatique du Leclerc, le blindé serait conçu, selon Nexter, pour pouvoir accueillir le futur et redoutable canon de 140 mm Ascalon. En outre, la tourelle très innovante dans son aspect, dispose d’un canon de 30mm en tourelleau à très fort débattement offrant d’importantes capacités contre les drones et aéronefs légers, alors qu’un second tourelleau léger intégré une mitrailleuse de 7,62mm. La vétronique du char est très évoluée, et profite de l’ajout d’un quatrième membre d’équipage au delà des traditionnels conducteur, tireur et chef de char, assurant la fonction d’opérateur de systèmes, à l’instar de celle assurée par les officiers système d’armes à bord des avions de combat. Enfin, le char dispose d’une excellente mobilité, et d’une importante protection assurée notamment par l’intégration native du système hard-kill israélien Trophy. De fait, l’EMBT de KNDS n’a rien à envier au KF51 de Rheinmetall, ni en terme de puissance de feu, ni en terme de protection, de mobilité ou de létalité. Pour autant, il est encore loin de faire le poids face au char allemand.
En effet, là ou le KF51 est un prototype, et présenté comme un blindé abouti prêt si besoin à la production industrielle, l’EMBT est un démonstrateur, qui plus est un démonstrateur avant tout destiné aux présentations statiques. Et la video publiée par KNDS pour tenter de contrer l’influence grandissante du Panther, en est la parfaite démonstration. En effet, là ou le KF51 ne cesse de tirer et de manœuvrer en tout terrain dans les videos allemandes, l’EMBT se contente d’un simple aller retour sur route goudronnée dans la video de KNDS, sans jamais faire feu de son canon ni même de ses armements secondaires, employer son APS ou simplement franchir un petit fossé. Et cela n’a rien de surprenant, car l’EMBT présenté à Eurosatory n’a probablement pas été conçu a cette fin, et qu’il est très probablement incapable de réaliser certaines de ces actions sans risquer des dégâts importants. En d’autres termes, si en terme de performances et de capacités théoriques, les deux blindés se valent, le KF51 a plusieurs mois, voire plusieurs années d’avance sur son rival franco-allemand, ce qui en influence les éventuels couts et risques de production.
Malheureusement, là n’est pas la seule faiblesse de l’EMBT face à son rival. En effet, celui-ci est par nature issu d’une coopération franco-allemande, et suppose dont un partage industriel entre les deux groupes format KNDS. De manière simplifiée, on peut penser que si le char devait être produit, KMW s’occuperait de la caisse et du train roulant, là ou Nexter s’occuperait de la tourelle et des armements. Toutefois, ce qui a longtemps été présenté comme une atout en matière de programme de défense, la coopération industrielle européenne, s’avère ici un inconvénient, voir un grave handicap. En effet, là où la décision de production et les retombées budgétaires sont concentrées en un seul pays pour le Panther, celles-ci requièrent un accord binational équilibré entre la France et l’Allemagne pour être efficace dans le cas de l’EMBT. Dit autrement, si la France venait à commander l’EMBT, elle devrait accepter de partager la charge industrielle avec Berlin, même si le Bundestag venait à lui préférer le Panther. Inversement, pour Berlin, il n’y a aucun intérêt à promouvoir l’EMBT face au KF51 d’un point de vue industriel, économique et même budgétaire, même si Paris venait à accepter d’en commander également. En outre, même si français et allemands venaient à s’entendre pour commander l’EMBT en solution d’attente vis-à-vis du MGCS, il est plus que probable que Rheinmetall exigera un partage industriel qui bloquerait le programme de même que MGCS aujourd’hui. A l’inverse, dans le cas du KF51, il est probable que le partage industriel avec KMW serait beaucoup plus aisé, et permettrait même à Rheinmetall de mener à son terme son intention d’acheter son concurrent à la famille Baude, son actionnaire principal.
On le comprend, en dépit de ses qualités avérées, l’EMBT est aujourd’hui en position de faiblesse dans de nombreux domaines vis-à-vis du Panther, et avec lui, c’est probablement l’avenir de l’ensemble du programme MGCS qui est menacé à relativement court terme. Dans ce dossier, c’est sans nul doute le calendrier du programme MGCS qui aura constitué la principale vulnérabilité de celui-ci. Pour autant, les technologies développées par Nexter dans le cadre du démonstrateur EMBT peuvent constituer le socle sur lequel un éventuel futur char lourd français pourrait voir le jour, le programme MGCS venant à péricliter. Quoiqu’il en soit, il est désormais plus que souhaitable que le sujet soit arbitrer de manière ferme et définitive par Paris et Berlin, quitte à devoir mettre au pas certains industriels le cas échéant, ou à accepter de mettre fin à cette coopération, si les perspectives ou les objectifs nationaux venaient à trop diverger. Dans tous les cas, c’est aujourd’hui le statu quo qui constitue la plus grande menace tant pour les industriels que pour les armées, et ce de part et d’autre du Rhin.






















